Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 253

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 346-347).


M Belford, à M Lovelace.

à Watford, mercredi, 14 de juin. ô monstre ! ô cœur sauvage ! Tu t’es donc préparé, dans une criminelle nuit, de la matière pour un siècle de repentir ! Je ressens un chagrin inexprimable du sort de cette incomparable fille. Dans toute la race humaine il n’y avait que toi dont elle pût redouter la cruauté. J’avais commencé une longue lettre, dans laquelle je tentais encore d’amollir, en sa faveur, ton cœur de bronze ; car je n’ai que trop prévu que tu réussirais à la faire rentrer dans cette maudite maison. Mais, quand je l’aurais finie, je vois qu’elle serait arrivée trop tard. Cependant je ne puis m’empêcher de t’écrire, pour te presser du moins de réparer promptement ton crime, par un usage convenable de la permission que tu as obtenue. Fille infortunée ! Je regrette de l’avoir jamais vue. Avec son adoration pour la vertu, se voir sacrifiée aux plus viles créatures de son sexe ! Et toi, servir d’instrument aux puissances de l’enfer, pour l’exécution d’un si barbare et si infâme dessein ! ô le plus cruel de tous les hommes ! Tire vanité, je te le conseille, de cette action détestable. Fais gloire du triomphe que tu as remporté sur une jeune personne, qui se voit abandonnée, pour toi, de tout ce qu’elle avait d’amis au monde, et d’un triomphe dont tu n’as d’obligation qu’aux plus noirs artifices. Je ne te dissimule pas qu’il est heureux pour toi ou pour moi, que je ne sois pas son frère. Si je l’étais, ton crime serait suivi de ta mort ou de la mienne. Pardonne, Lovelace ; et que la malheureuse Clarisse ne souffre point du vif intérêt que je prends à sa disgrace. Au reste, je n’ai qu’un motif pour te faire des excuses ; c’est que je dois à toi-même la connaissance de cette barbare lâcheté ; sans quoi tu aurais pu me la représenter comme une séduction ordinaire. Clarisse est vivante, dis-tu. C’est mon étonnement qu’elle vive ; et ton expression marque assez que toi-même, quoique rien n’ait été capable de t’arrêter, tu t’attendais peu qu’elle survécût au dernier outrage. Quelle doit avoir été sa désolation, après tant de soins employés pour la garde de son honneur, lorsqu’une affreuse certitude a pris la place d’une cruelle crainte ! Mais n’est-il pas aisé d’en juger par la peinture que tu fais de ses transports, aussi-tôt qu’elle a commencé à se croire jouée, abandonnée, trahie, par tes prétendues parentes ? Que tu aies pu, dans cette occasion, voir sa frénésie, la voir prosternée à tes pieds, sans force et sans voix, et persister dans ton horrible dessein, c’est ce qui doit paroître incroyable à ceux même qui te connaissent, s’ils ont vu l’objet de tes outrages. Ah, Lovelace ! Lovelace ! Quand j’en aurais jamais douté, c’est à présent que je serais convaincu qu’il existe un autre monde, où la justice sera rendue au mérite injurié, et où de si barbares perfidies trouveront leur punition. Seroit-il possible, autrement, que le divin Socrate et la divine Clarisse eussent souffert ? Mais je veux écarter un moment, si je le puis, des idées qui feront long-temps la guerre à mon repos. J’ai des affaires qui me retiendront encore quelques jours, après lesquels je quitte à jamais cette maison. L’ennui m’y a fidèlement accompagné. Je n’aurais jamais découvert la moitié du respect que je me suis senti réellement pour mon vieil oncle, si je n’avais pas été aussi attaché au chevet de son lit qu’il l’a désiré, et sans cesse témoin, par conséquent, de tout ce qu’il a souffert. Cette occasion mélancolique peut avoir servi à m’inspirer de l’humanité ; mais il est certain que je n’aurais jamais été aussi insensible que toi à tous les remords, pour une maîtresse aussi excellente de la moitié que la tienne. Je te prie, cher Lovelace, si tu n’es pas moins homme que démon, de te laver sur le champ du crime d’ingratitude, en t’accordant à toi-même le plus grand honneur auquel tu puisses aspirer, qui est celui d’en faire ta femme légitime. Si tu ne gagnes pas sur toi de lui rendre cette justice, si tu la sacrifiais à tes maudites femmes, je crois que je ne ferais pas scrupule de rompre une lance avec toi ; ou, du moins, tu dois t’attendre à une rupture éternelle. Tu veux savoir ce qui me revient par la mort de mon oncle ; je n’en suis pas encore certain ; car je n’ai pas eu l’avidité de quelques autres personnes de la famille, qui devraient avoir observé un peu plus de décence, comme je leur en ai fait un reproche, et laissé du moins au corps le temps de se refroidir, avant que de commencer leurs faméliques recherches. Mais, autant que j’ai pu le recueillir de quelques discours du défunt, qui a touché ce point plus souvent que je ne l’aurais souhaité, je compte sur quarante mille écus d’argent en caisse ou dans les fonds publics, outre le bien réel, qui est de cinq cents livres sterlings par an. Combien ne souhaiterais-je pas que ta passion fût pour l’argent ? La succession montât-elle au double, je t’abandonnerais jusqu’au dernier schelling, à cette seule condition, que tu me permisses de servir de père à la pauvre orpheline le jour de la célébration. Pense à ce que je t’écris, mon cher Lovelace. Sois honnête. Accorde-moi la satisfaction de te présenter le plus précieux trésor que jamais un homme ait possédé. Alors je suis à toi, corps et ame, jusqu’au dernier moment de ma vie.