Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 242

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 319-322).


M Lovelace, au même.

à peine avois-je fini avec Tomlinson, que les femmes, conduites par Miss Rawlings, se sont présentées à la porte, dans l’espérance, m’ont-elles dit, de ne pas blesser la discrétion, mais fort curieuses, a confessé Miss Rawlings, de savoir s’il y avait quelque apparence d’accommodement. Ah ! Je commence à m’en flatter, leur ai-je répondu. Vous savez, mesdames, que votre sexe aime les formalités. Il faut faire sa cour aux femmes, pour les faire consentir à leur propre bonheur. Nous avons imaginé un expédient fort heureux. L’oncle a ses doutes sur notre mariage. Il a peine, et tout le monde en aurait comme lui, à se persuader que l’homme étant si amoureux, la femme si aimable… elles ont saisi toutes trois ma pensée. Le cas est en effet des plus extraordinaires, ont dit les deux veuves. Je t’ai déjà fait observer, Belford, que les femmes ont une haute idée de ce qu’elles peuvent faire pour nous. Miss Rawlings faisant connaître, d’un regard, que je n’avais pas besoin d’achever ma phrase, m’a prié de passer à l’expédient. Je leur ai demandé en grace de ne pas dire à ma femme qu’elles l’eussent appris de moi. Elles me l’ont promis. C’est, ai-je repris, que, pour obliger et pour satisfaire M Harlove, la cérémonie soit recommencée ; qu’il y soit présent ; et que je reçoive sa nièce de ses propres mains. Elle s’est retirée pour faire là-dessus ses réflexions. Tu vois, Belford, que je me suis préparé une excuse pour remettre ma sincérité à couvert dans cette maison, si ma charmante se laissait engager au mariage, et souhaitait que Miss Rawlings fût présente à la cérémonie. Les femmes ont applaudi à cet expédient. C’est encore un foible de ce beau sexe, d’aimer à se marier deux fois ; quoiqu’à la vérité ce ne soit pas avec le même homme. Elles ont béni le capitaine, qu’elles ont regardé comme l’auteur d’une si charmante ouverture ; tandis que, d’un air de triomphe, il a protesté qu’il se croirait trop heureux de pouvoir servir d’instrument à la réconciliation générale. Mais il était tems, nous a-t-il dit, qu’il reprît le chemin de Londres, où il avait une multitude d’affaires à disposer pour demain. Il ne pouvait même nous promettre de revenir à Hamstead, avant que de retourner à sa terre. Mon dessein n’était pas qu’il nous quittât cette nuit, c’est-à-dire, dans un temps où l’affaire touchait à sa crise : cependant j’ai feint d’entrer dans ses vues, et j’ai prié Madame Moore de monter, pour faire à ma femme les complimens du capitaine, et lui offrir ses services auprès de son oncle. En même tems, j’ai fait entendre aux femmes que, si quelqu’heureux mouvement la portait à descendre, il était à propos qu’elles se retirassent, pour lui laisser la liberté de s’expliquer sur la proposition dont elle était occupée. La bonne Moore est venue nous assurer que madame allait la suivre. Elles sont sorties toutes trois, et ma charmante est entrée. Le capitaine, après lui avoir répété ce qu’elle avait entendu de Madame Moore, lui a demandé ses ordres sur le rapport qu’il devait faire à M Jules Harlove. Je ne sais, monsieur, lui a-t-elle dit, ni ce que je dois vous répondre, ni ce que vous devez rapporter à mon oncle. Si vos affaires pouvaient vous arrêter à Londres, peut-être ne serait-il pas besoin que vous vissiez mon oncle avant que j’aie reçu des nouvelles de Miss Howe, avant que Miladi Lawrance… je ne sçais en vérité ce que je dois vous répondre. " ici, Belford, je l’ai conjurée de m’accorder le retour de cette estime dont elle avait eu la générosité d’avouer qu’elle s’était sentie prévenue pour moi. Je me flattais, lui ai-je dit, que Miladi Lawrance la suppliant au nom de toute ma famille, et lui garantissant ma conduite, obtiendrait grace en ma faveur : mais quelle obligation n’aurais-je pas à sa générosité, si je pouvais ne tenir ce bonheur que d’elle-même ! Combien ne serait-il pas plus agréable aussi pour elle, que sa première connaissance avec mes proches, ne commençât point par des plaintes et des appels ? Ma tante devant arriver incessamment, il n’était pas impossible que leur entrevue ne se fît de part et d’autre avec un visage serein ; que notre mésintelligence ne passât pour une bagatelle, pour un mal-entendu heureusement éclairci… " elle m’écoutait, mais le visage à demi tourné, et portant souvent son mouchoir à ses yeux. J’ai redoublé tout d’un coup l’ardeur de mes expressions ; et pour les seconder par celle de mon transport, je me suis jeté à genoux devant elle, les mains jointes, versant des larmes ; oui, Belford, des larmes, et si chaudes qu’elles me brûlaient les joues. Le capitaine a pris le moment où l’haleine a semblé me manquer, pour revenir à la charge, avec toutes les armes qu’il a pu tirer de l’attente et des espérances de son oncle. Enfin, mettant lui-même un genou à terre : " très-chère madame, lui a-t-il dit, permettez que je prenne aussi cette posture devant vous. Quoique je n’aie point d’autre intérêt, dans mes instances, que le plaisir de pouvoir vous être utile à tous, permettez que je vous demande à genoux l’occasion d’assurer votre oncle, que j’ai vu l’heureux lien formé devant mes propres yeux. Tous les sujets de plainte, les doutes, les défiances s’évanouiront tout d’un coup. " et que peuvent, madame, ai-je interrompu, que peuvent vous faire espérer vos nouvelles mesures, qui réponde plus heureusement, plus honorablement à toutes les difficultés ? Et Miss Howe même, a repris le capitaine, Miss Howe, si votre bonheur et votre réputation lui sont chers, ne vous félicitera-t-elle pas d’une si agréable conclusion ? Elle s’est tournée ici vers nous ; et voyant en effet le capitaine à ses pieds : ô monsieur ! ô capitaine Tomlinson ! S’est-elle écriée, en allongeant le bras jusqu’à son épaule pour le relever ; pourquoi cette extrême bonté ?… voilà ce que je ne puis soutenir. Ensuite, jetant un regard sur moi : levez-vous, levez-vous M Lovelace. Ne vous humiliez pas devant une malheureuse fille que vous avez insultée… " non, non, mon très-cher amour, je ne quitte pas cette posture que vous n’ayez prononcé mon pardon. " nous nous sommes levés néanmoins, par soumission pour un second ordre. Je n’ai pas douté que ma grâce ne fût renfermée dans ses derniers termes, et j’ai excité le capitaine des yeux et des mains. Qui empêche, madame, a-t-il repris avec une nouvelle chaleur, que Miladi Lawrance ne soit informée du fond des circonstances, au moment de son arrivée, et qu’elle n’assiste à la célébration ? Je demeurerai moi-même, j’abandonnerai toutes mes affaires, pour être témoin de ce doux évènement ; et c’est alors que je partirai content, avec une nouvelle qui rendra la vie à mon cher ami M Jules. Il faut que je reçoive une lettre de Miss Howe, a répondu mon adorable Clarisse, d’une voix un peu tremblante. Je ne puis rien changer à mes nouvelles mesures sans son avis. Tout le bonheur du monde ne vaut pas pour moi son estime ; et je le sacrifierais à la crainte de passer à ses yeux pour une inconstante ou pour une étourdie. Ce que je puis dire à présent, c’est qu’après avoir reçu sa réponse, je lui expliquerai l’état des choses dans une autre lettre. Je dois donc renoncer à toute espérance ! Me suis-je écrié. ô capitaine Tomlinson ! Miss Howe me hait. Miss Howe… le capitaine s’est efforcé de me rassurer. Miss Howe, m’a-t-il dit, prendra d’autres sentimens pour vous. Elle sera informée de votre repentir. Avec de si belles apparences de réconciliation, elle ne conseillera jamais à sa chère amie de tromper l’espoir de tant de personnes respectables dans les deux familles. On aura besoin, comme madame l’a fait entendre elle-même, de quelque temps pour examiner et pour signer les articles. La réponse de Miss Howe sera venue dans l’intervalle. L’arrivée de Miladi Lawrance achèvera de dissiper les doutes de madame, et ne manquera point d’avancer le jour. Mon étude sera de tranquilliser M Jules. Si le retardement me laisse quelque crainte, c’est du côté de M James Harlove : ce qui montre la nécessité de se conduire avec beaucoup de prudence et de secret… comme votre oncle, madame, l’a toujours recommandé. Elle gardait le silence. J’en ai ressenti de la joie. La chère personne, pensais-je en moi-même, m’a pardonné actuellement au fond de son cœur. Mais pourquoi ne veut-elle pas s’en faire un mérite, en me le déclarant avec une généreuse franchise ? Cependant, comme cette déclaration n’avancerait rien, pendant que la permission ecclésiastique n’est pas entre mes mains, je dois la trouver moins blâmable de prendre un peu plus de temps pour revenir. J’ai proposé de me rendre à Londres demain au soir, avec l’espérance d’en apporter la permission lundi matin. Mais je l’ai priée de me promettre qu’elle ne quitterait pas la maison de Madame Moore jusqu’à mon retour. Elle a répété qu’elle demeurerait chez Madame Moore, jusqu’à ce qu’elle eût reçu la réponse de Miss Howe. Je lui ai dit que je me flattais du moins de son consentement tacite, pour obtenir la permission. Sa contenance m’a fait juger que je n’aurais pas dû lui faire cette question. Loin d’un consentement tacite, elle a déclaré qu’elle n’y prenait aucune part. Comme je ne pensais pas, ai-je dit, lui proposer jamais de retourner dans la maison qu’elle avait quittée, et qu’elle avait prise en aversion, voulait-elle donner des ordres pour se faire apporter ses habits à Hamstead ; ou souhaitait-elle de faire venir Dorcas, pour la charger de ses ordres ? De sa vie, a-t-elle répondu, elle ne voulait voir personne qui appartînt à cette maison. Peut-être prierait-elle Madame Moore, ou Madame Bévis d’y aller pour elle avec ses clés. Je ne doutais pas, ai-je repris, que Miladi Lawrance n’arrivât dans l’intervalle. J’espérais qu’il me serait permis d’amener, à mon retour, cette dame et ma cousine Montaigu. Elle n’a fait aucune réponse. Assurément, Monsieur Lovelace, m’a dit le capitaine, madame ne peut condamner ce dessein. Son silence a continué. Je l’ai pris pour un consentement. Voulait-elle bien se souvenir d’écrire à Miss Howe… monsieur, monsieur, a-t-elle interrompu d’un air impatient, finissez les questions. Je n’ai point de loix à recevoir. Vous exécuterez vos volontés, et moi les miennes. M Tomlinson, votre servante. Recommandez-moi, je vous prie, à la bonté de mon oncle. Elle se retiroit. J’ai pris sa main malgré elle ; et je lui ai demandé, pour unique grâce, la permission de la voir demain matin. " me voir ? Et dans quelle intention ? Vous reste-t-il quelque chose à dire ? Je n’ai entendu de vous que trop de sermens et de protestations, M Lovelace. Pourquoi me voir ? " j’ai répété ma demande, dans les termes les plus ardens, et je lui ai nommé sept heures du matin. " vous sçavez, m’a-t-elle dit, que dans cette saison je suis levée de fort bonne heure. " c’est le demi-consentement que j’ai arraché. Elle s’est recommandée encore une fois à la faveur de son oncle ; et nous quittant, elle est remontée aussi-tôt. Ainsi, Belford, elle a rendu son marché plus avantageux, dirait Milord M et le mien l’est devenu beaucoup moins. La première lettre de Miss Howe est à présent le gond sur lequel le destin de l’un et de l’autre doit tourner. Je suis perdu, si je ne trouve pas le moyen de l’intercepter.