Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 235

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 291-294).


M Lovelace, à M Belford.

il était temps de faire savoir à ma femme que le capitaine Tomlinson était arrivé, d’autant plus qu’elle avait déjà demandé à sa servante si ce n’était pas lui qu’elle avait entendu à cheval, et qui était entré dans la maison. Madame Moore est montée à sa chambre pour la supplier, en mon nom, de nous accorder audience ; mais elle est revenue nous dire aussi-tôt que Madame Lovelace priait le capitaine de l’excuser pour le présent ; qu’elle se trouvait fort mal ; que, dans l’abattement où elle étoit, elle craignait de ne pouvoir soutenir une longue conversation, et qu’elle était forcée de se mettre au lit. Cette réponse m’a causé d’abord assez de chagrin, et je n’étais pas même sans alarmes pour la santé d’une femme si chère. J’avoue qu’elle avait essuyé beaucoup de fatigue, et qu’après avoir porté le ressentiment si loin, il n’était pas surprenant qu’elle se trouvât très-abattue, lorsque ses esprits commençaient à se calmer. Ils devaient être fort bas, je dois le dire, si l’abaissement est proportionné à l’élévation ; car elle s’était élevée dans plusieurs momens au dessus du caractère d’une mortelle. Cependant le capitaine lui a fait dire que s’il lui était permis seulement de lui faire la révérence, il regarderait cette permission comme une grande faveur, et qu’il retournerait à la ville pour achever quelques affaires, après lesquelles il serait libre de lui donner demain toute la matinée ; mais elle s’est défendue de le recevoir sur le champ, sous prétexte d’un violent mal de tête ; et Madame Moore nous a confirmé qu’elle n’était pas bien. J’aurais souhaité de pouvoir engager le capitaine à loger cette nuit dans la maison. Son tems, m’a-t-il dit, lui était trop précieux ; ses affaires même ne s’accommodaient pas trop de la nécessité de revenir le lendemain : mais il était résolu d’apporter tous ses soins à rétablir la paix entre nous, autant par considération pour ma femme et pour moi, que pour son cher ami M Jules Harlove, qui devait ignorer que notre mésintelligence eût été si loin. Ce qu’il pouvait m’offrir uniquement, c’était de prendre le thé avec la compagnie. On s’est conformé à ses intentions. J’ai eu avec lui quelques momens d’entretien particulier, après lesquels il s’est hâté de remonter à cheval. Son laquais, dans l’intervalle, avait fait prendre une haute idée de lui aux gens de la maison ; et Madame Bevis, qui, n’étant point une femme fière, vit très-familièrement avec les domestiques de sa tante, est venue dire aux deux autres femmes que c’était un homme de naissance, et d’un mérite extraordinaire, auquel il était étrange qu’on fît négliger toutes ses affaires, et qu’on donnât la peine de revenir. Je parierais ma vie, a-t-elle ajouté assez haut pour me le faire entendre, qu’il est entré autant d’humeur que de mal de tête dans le refus qu’on a fait de voir un homme si respectable. Mon dieu ! Que de gens qui se plaignent d’autrui, dont le bonheur dépend d’eux-mêmes ! Comme elle n’avait parlé que pour être entendue, j’ai poussé gravement un profond soupir, et j’ai fait quelques réflexions morales sur le cœur humain, qui veut être heureux, et qui se trompe presque toujours dans le choix des moyens qui lui conviennent. Les deux veuves ont admiré mon esprit ; et Miss Rawlings, les regardant avec un sourire obligeant, m’a fait connaître que, dans le fond de son cœur, elle me nommait un charmant homme. à peine avois-je fini mes observations, que l’honnête Will a paru, et m’a fait appeler d’un air empressé. J’ai jugé, par les libertés qu’il a prises avec moi, qu’il m’apportait d’heureuses nouvelles. Après m’avoir causé une mortelle impatience par ses transports de joie et ses ennuyeux récits, il m’a déclaré enfin qu’il tenait le vieux Grimes dans un cabaret, où il l’avait déjà presque enivré ; et tirant une lettre de sa poche : la voilà, monsieur, la voilà ; mais ne perdez pas un moment : Grimes ne sait pas que je l’ai ; il faut que je retourne avant qu’il s’en aperçoive. J’ai feint de le quitter pour une ou deux minutes : il sera obligé d’attendre que j’aille payer l’écot. J’ai pris cette importante pièce avec toute l’ardeur que tu peux t’imaginer, et j’ai pensé donner vingt soufflets au coquin, pour avoir fini par où il devait commencer. Ce n’était qu’un billet assez court. Je l’ai présenté au jour, de tous les sens, pour m’efforcer de le lire sans rompre le cachet, tandis que mon impertinent valet ne cessant point de rire, de plier les jambes, de lever les mains, et de faire cent grimaces de la bouche et des yeux, s’écriait de temps en temps : dieu ! Dieu ! Quelle joie ! Ce misérable trouve plus de plaisir à faire du mal, que je n’en espère du succès de tous mes désirs. Qu’on me dise que ces coquins-là ne sont pas plus heureux que leurs maîtres. Il m’est venu à l’esprit de chiffonner assez la lettre pour en mettre le cachet en poudre : on aurait pu supposer qu’il se serait broyé par hasard dans la poche du messager. Cependant je n’ai pas voulu m’exposer au soupçon d’y avoir eu part, sur-tout lorsque je suis parvenu, sans ce secours, à satisfaire mes yeux avides, excepté sur quelques mots qui m’étoient dérobés par le pli des lignes, mais auxquels il m’était facile de suppléer. Voici à-peu-près ce que j’ai lu. Tu te souviens que ma charmante avait déjà changé son nom pour celui de Miss Loetitia Beaumont ; elle s’en donne un autre à présent. Est-ce de moi qu’elle tient l’art de ces petites fripponneries ? Ce billet lui étoit adressé sous le nom de Madame Henriette Lucas . " c’est de tout mon cœur et de toute mon ame que je vous félicite, ma chère, d’être enfin délivrée de votre infame scélérat : je brûle d’en apprendre les circonstances. Ma mère n’est pas au logis ; mais attendant son retour à chaque minute, je me hâte de dépêcher votre messager. Le plus pressant de mes soins sera de faire chercher Madame Towsend ; et si je la vois dans un jour ou deux, je vous écrirai aussi-tôt avec plus d’étendue. Vous exprimerai-je toute l’inquiétude où je suis, pour une lettre que je vous envoyai hier par Collins, et qu’il doit avoir laissée chez Wilson depuis votre départ ? Elle est assez importante pour me faire craindre extrêmement qu’elle ne soit tombée entre les mains de l’infame. Ne tardez point à l’envoyer prendre, si vous le pouvez, sans faire découvrir votre retraite ; et s’il l’avait déjà, prenez quelque occasion de me le faire savoir. à vous, à vous pour toujours ". Anne Howe. ô Belford ! Que l’interception de cette lettre m’a mis le cœur à l’aise ! Je l’ai rendue à mon valet, en lui défendant de boire davantage. Il m’a confessé qu’il avait déjà beaucoup bu. Comment, coquin ! Lui ai-je dit, ne dois-tu pas faire l’amour ce soir à une des servantes de Madame Moore ? Il l’avait oublié, m’a-t-il répondu ; mais il me promettait d’être sobre. Je l’ai chargé de faire sa leçon à Grimes : recommande-lui, sur sa vie, de ne pas dire qu’il se soit arrêté, ni qu’il ait parlé à personne, et qu’il vienne à cheval jusqu’à la porte. La difficulté, m’a-t-il dit, étoit de le remettre sur sa selle. Il est parti, et j’ai rejoint tranquillement les femmes. Un quart-d’heure après, j’ai vu paraître l’ivrogne à cheval, chancellant sur sa selle, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et sa tête joignant quelquefois celle de sa monture. Les femmes ont paru fort satisfaites de ne me voir aucun empressement de lui parler, quoique j’eusse quelque regret, leur ai-je dit, de ne pouvoir approfondir le mystère de sa commission. Au contraire, je les ai priées de faire avertir aussitôt ma femme du retour de son messager. Son mal de tête n’a point empêché qu’elle ne soit descendue sur le champ. Elle s’est avancée jusqu’à la porte, pour recevoir la lettre des propres mains de Grimes ; elle s’est retirée à l’écart pour la lire ; et revenant bientôt au messager, qui avait beaucoup de peine à se soutenir sur son cheval : " voilà votre argent, mon ami. Je me plains un peu de votre lenteur. Mais comment ferais-je pour trouver quelqu’un qui puisse partir sur le champ pour Londres ? Je vois que c’est ce qu’il ne faut pas attendre de vous. " Grimes a pris son argent, a laissé tomber son chapeau, qu’il a fallu ramasser pour lui, et s’est retiré, en pouvant à peine articuler quelques mots. Will n’aurait pas dû le pousser jusqu’à ce point ; mais le coquin était dans ses états, avec un ivrogne tel que lui-même. Ma charmante s’est adressée à Madame Moore : " pouvait-on lui procurer un homme à cheval ? Elle ne s’arrêtait point au prix. Il n’était question que d’aller prendre dans Pall Mall , chez M Wilson, une lettre qu’on y avait laissée pour elle. " il n’a pas été difficile de lui trouver un nouveau messager, qui est venu prendre ses ordres. C’est inutilement que j’ai fait mes efforts pour l’arrêter en bas. Je suppose que le mal de tête est revenu. Clarisse, comme le reste de son sexe, peut se porter bien ou mal, à son gré. Je pénètre ses vues, ai-je pensé ; c’est de recevoir de Miss Howe toutes les lumières dont elle a besoin, avant que de prendre ses résolutions. Elle est remontée avec les marques d’une inquiétude excessive pour la lettre qu’elle envoyait prendre à Londres. Elle a prié Madame Moore de l’avertir si je faisais partir quelqu’un de mes gens pour la ville, dans la crainte sans doute que je ne misse les mains sur cette précieuse lettre. Elle aurait été plus tranquille, ou peut-être aussi l’aurait-elle été moins, si quelqu’un avait pu lui apprendre que le capitaine Tomlinson, qui ne peut manquer d’être à Londres avant son messager, y laissera une lettre si importante, dont j’espère beaucoup d’utilité pour notre réconciliation. Belford, Belford ! Peux-tu croire que j’aurai pris tant de peine, et reçu tant de fois le nom d’infame, pour n’en tirer aucun fruit ? Je m’imagine que tu trembles à présent pour moi. Quoi ! Lovelace, laisseras-tu tomber entre ses mains une lettre qui va te perdre, et perdre ta Sinclair avec toutes ses nymphes ? Tu penses donc à te réformer ? Tu penses sans doute au mariage ? Patience, pauvre esprit. Ne saurais-tu te fier un peu à ton maître ?