Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 225
M Lovelace, à M Belford.
lundi au soir, 8 de juin. Malédiction ! Fureur ! Désespoir ! Ton ami est perdu, trahi, assassiné ! Clarisse a disparu ! Clarisse est partie, c’en est fait, absolument partie ! Non, tu ne sais pas, tu ne peux concevoir les tourmens qui me déchirent le cœur ! Que faire ? Que résoudre ? ô dieu ! Dieu ! Dieu ! Et toi, bourreau, qui t’es efforcé d’affoiblir mes résolutions, tu t’en crois quitte pour demeurer muet et tranquille ! Mais il faut que je t’écrive, ou que la fureur me fasse courir les rues. Je suis hors de moi ; j’ai l’air d’un insensé depuis deux heures ; dépêchant des messagers à chaque poste, à chaque voiture, à chaque hôtellerie, à chaque maison, avec des billets que j’ai fait répandre à plus de cinq milles à la ronde. Petite hypocrite ! Qui ne se serait pas cru sûr d’elle ? Ne connaissant pas une ame dans toute la ville ! Une traîtresse sans expérience, qui m’avait déclaré, dans son premier billet, que l’espoir d’une réconciliation avec sa famille lui ôtoit l’idée de me quitter ! Malédiction sur ces artifices ! J’avais la folie d’attribuer à sa délicatesse, à sa modestie, la peine qu’elle avait à me regarder en face après quelques libertés innocentes ; tandis qu’impudemment, oui, impudemment, toute Clarisse qu’elle est, elle cherchait les moyens de me dérober le plus précieux trésor dont j’eusse jamais acquis la propriété ; acquis par un pénible et long esclavage, par quantité de combats contre les bêtes féroces de sa famille, mais sur-tout contre un moulin à vent de vertu, dont la seule attaque m’a coûté un million de parjures, et qui, de ses maudites aîles, m’a jeté plus d’un mille et demi au-delà de toutes mes espérances. ô démon d’amour ! Car je ne te connais plus pour un dieu, que t’ai-je fait, pour avoir mérité cette cruelle vengeance ? N’ai-je pas toujours été l’ennemi de la froide vertu ? Misérable idole ! Car, si tu ne feins pas de me tromper pour me servir mieux, tu dois être sans pouvoir ; qui fléchira désormais le genou devant tes autels ? Puissent tous les cœurs audacieux te mépriser, te détester, renoncer à toi, comme je fais solemnellement ! Mais de quoi servent mes imprécations et mes fureurs ? Mon étonnement, c’est qu’elle ait pu trouver le moyen de fuir, tandis que toutes les femmes de la maison avoient entrepris de la garder. Jusqu’à présent, je n’ai pas eu la patience de les entendre, ni d’en laisser paraître une devant moi. Je suis sûr d’un point, sans lequel je ne l’aurais pas amenée ici : c’est qu’il n’y a personne dans cette maison, qui puisse être corrompu par le goût du bien ou par les remords. Le plus grand sujet de joie qui pût arriver à toutes ces malheureuses, serait de voir cette fière beauté réduite à leur niveau. Mon fripon de valet, qui était aussi chargé de sa garde, est un instrument si propre à mes vues, qu’il se plaît au mal pour l’amour du mal même. Qu’il entre de la méchanceté dans mes ordres, c’est une raison de plus pour me garantir son exactitude et sa fidélité. Cependant il est heureux de ne s’être pas trouvé dans mon chemin, lorsque j’ai reçu la fatale nouvelle. L’infame était allé aux enquêtes, dans la résolution, à ce que j’entends, de ne pas revenir et de ne jamais reparoître devant moi, s’il n’a rien d’elle à m’apprendre. Tous les domestiques hors de condition qu’il a pu découvrir, sont employés de toutes parts à la même recherche. Dans quelle vue avois-je amené ici cette fille angélique ? (car c’est un nom que je ne puis lui refuser). N’était-ce pas pour lui rendre l’honneur qu’elle mérite ? Par ma foi, Belford, j’étais résolu… mais tu sais par où j’aurais souhaité de commencer. à présent, que j’étais si déterminé en sa faveur, qui sait dans quelles mains elle peut être tombée ? Cette idée confond mes sens, et trouble absolument ma raison. Sans guide, sans secours, dans des lieux qu’elle ne connaît pas, quelque misérable, pire que moi, qui n’aura pas pour elle la moitié de mes adorations, peut l’avoir arrêtée, s’être prévalu de son embarras… que je périsse mille fois, Belford, si plus d’une hécatombe d’innocentes (puisque c’est le nom qu’on donne à ces petites pestes) n’expie les promesses violées et les noirs artifices de cette impitoyable fille. étant revenu au logis, avec des résolutions qui lui étoient si favorables, juge dans quels transports m’a jeté la première nouvelle de son évasion, quoiqu’elle ne m’ait été racontée qu’avec des exclamations interrompues. Je ne sais ni ce que j’ai fait, ni ce que j’ai dit. Mon premier mouvement me portait à tuer quelqu’un. J’ai volé d’une chambre à l’autre, tandis que tout le monde me fuyait, à l’exception d’une vieille servante, qui m’a fait, en tremblant, un récit fort mal conçu. J’ai accusé tout le monde de perfidie et de corruption ; et dans ma première furie, j’ai menacé de poignarder jeunes et vieilles, à mesure qu’elles tomberaient entre mes mains. Dorcas continue de se tenir enfermée sous sa clé. Sally et Polly n’ont point encore osé paroître. L’infame Sinclair… mais j’entends venir cet odieux monstre. Elle frappe à ma porte, quoiqu’elle soit entr’ouverte, pour se donner le tems, sans doute, d’assurer sa contenance, ou pour me laisser celui de prendre un peu de modération. Quel état désespéré que celui d’un homme qui ne peut que se détester lui-même, et regarder les autres avec horreur ; tandis que la cause de sa rage subsiste, que le mal croît par la réflexion, et que le temps ne sert qu’à le rendre plus insupportable ! De quelles imprécations j’ai chargé la vieille furie ! Elle est actuellement devant moi. Je ne daigne pas l’écouter, ni jeter les yeux sur ses contorsions. Que la tristesse, jointe à la laideur, rend un visage odieux ! Au lieu de toucher ma compassion, le sien n’est propre qu’à confirmer ma haine ; tandis que la beauté affligée reçoit un nouvel éclat de ses larmes ; et c’est un spectacle qui a toujours fait les délices de mon cœur. Quelle excuse ? Que me diras-tu pour te justifier ? N’est-elle pas partie ? N’est-elle pas perdue pour moi ? Mais avant que je perde tout-à-fait l’esprit, avant que je fasse ruisseler le sang dans cette maison, raconte-moi tout ce qui s’est passé. Je viens d’entendre son récit. Ruse, imposture, misérable artifice, dans une fille du caractère de Clarisse. Mais ce sexe est l’art même. Voici tout l’éclaircissement que j’ai pu tirer du vieux monstre. à peine étois-je sorti de sa maison, que Dorcas, ayant appris mon départ à la sirène
(je t’en prie, Belford, laisse-moi la satisfaction de lui donner des noms injurieux) et lui ayant dit que j’étais allé à l’officialité, d’où j’avais averti que j’irois au cocotier ou aux armes du roi , afin qu’on pût m’y renvoyer le conseiller Williams, et ceux qui pourraient me demander dans mon absence, elle l’a pressée de prendre quelque rafraîchissement. La perfide était noyée dans ses pleurs, lorsqu’elle a permis à Dorcas d’entrer dans sa chambre. Elle a refusé de boire et de manger. Ses soupirs auraient fait croire qu’elle était au dernier moment de sa vie. Fausse douleur ! C’est la douleur humble et muette qui mérite de la pitié. Sous ces trompeuses apparences, n’était-elle pas occupée de ma ruine, et du dessein de m’enlever tout ce que j’avais de précieux au monde ? Cependant, étant résolue de ne me pas voir au moins d’une semaine, elle s’est fait apporter quelques biscuits et une carafe d’eau. Elle a dit à Dorcas, que c’était tout ce qu’elle voulait prendre dans cet intervalle, et qu’elle la dispensait de son service. L’artificieuse créature ! Feindre, comme tu vois, de faire des provisions pour un siège de huit jours ! Mais, est-elle partie ? Est-il possible qu’elle soit partie ? Ah ! Quel triomphe pour Miss Howe ! Cependant, je conseille à cette petite furie de veiller sur elle-même. Si c’est elle qui a l’audace de la recevoir, le sort me prépare une abondante réparation. Je trouverai le moyen de les enlever toutes deux. Le fil de ma narration m’échappe. Mais au diable le fil et les liaisons ! C’est le désordre qui convient aux insensés ; et mon partage sera bientôt de perdre la raison. Dorcas a consulté la misérable Sinclair. Elle a demandé si elle devait obéir. " n’y manquez pas, lui a dit ce vieux serpent ; M Lovelace saura ce qu’il doit faire, lorsqu’il sera résolu de la voir. ". Elle a joint seulement une bouteille de vin d’Espagne aux provisions. Cette facilité a rendu la belle si obligeante, qu’elle s’est laissée persuader de monter au second, pour observer les ravages du feu. Non-seulement elle en a paru effrayée, mais, après avoir confessé qu’elle s’était défiée de quelque artifice, elle a reconnu que le danger avait été réel. Ce langage a fait naître la confiance dans toute la maison. Chacun rioit seulement en soi-même, de l’expédient puérile qu’elle s’avisait d’employer pour faire remarquer son ressentiment. Sally, faisant toujours le bel esprit, a dit qu’après tout, M Lovelace aurait tort de quereller pour du pain et de l’eau . Pour moi, ce qui paroissait puérile à toutes ces misérables, m’aurait fait soupçonner, dans une fille si sensée, ou quelqu’aliénation d’esprit, après l’aventure de la nuit précédente, ou la vérité de son dessein, puisque, suivant ses propres suppositions, notre mariage devait être célébré dans le cours de la semaine qu’elle prétendait vouloir passer sans me voir. Après avoir paru tranquille pendant quelques momens, elle a chargé mon valet de porter chez Wilson une lettre adressée à Miss Howe, et de s’informer s’il n’y en avait pas pour elle. Il a gardé cette lettre ; et feignant d’avoir exécuté ses ordres, il est revenu lui dire qu’il n’avait rien trouvé chez Wilson. Elle lui a commandé alors de porter à l’officialité une autre lettre, qu’elle lui a remise pour moi. Tous ces ordres ont été donnés sans aucune apparence de trouble ou d’empressement. Cependant elle paroissait fort grave, et souvent elle portait son mouchoir à ses yeux. Will a feint d’exécuter cette commission comme la première. Mais quoique le misérable ait eu l’esprit de se défier de quelque chose, en recevant un second ordre de sortir, et pour m’apporter une lettre, à moi qu’elle avait refusé de voir, les femmes, auxquelles il a communiqué ses soupçons, l’ont traitée de visionnaire, sur-tout Dorcas, qui les assurait que sa maîtresse était trop abattue pour former des entreprises hardies, et qu’elle lui croyait même la tête un peu affoiblie par le jeûne et la douleur. D’ailleurs, elles se reposaient toutes sur son peu d’expérience, sur la candeur de son naturel, sur ce qu’elle n’avait pas marqué le moindre dessein de faire venir un carrosse ou une chaise, comme il lui était arrivé plusieurs fois, mais encore plus sur les préparatifs qu’elle avait faits pour ce que j’ai nommé son siège. Will est sorti pour garder les apparences : cependant il s’est hâté de retourner. Ses soupçons n’étoient pas diminués. Il n’oubliait pas non plus que je lui ai recommandé souvent de ne pas s’en rapporter à ses propres idées, lorsqu’il a des ordres positifs ; et si quelque circonstance que je n’ai pu prévoir lui fait naître du doute, de s’attacher littéralement à les suivre, comme le seul moyen de justifier sa conduite. C’est dans un intervalle si court qu’il faut qu’elle soit échappée ; car, immédiatement après le retour de Will, on a fermé soigneusement la porte de la rue et celle de la cour. La vieille et ses deux nymphes ont pris ce temps pour aller faire un tour au jardin. Dorcas est montée au second ; et Will, craignant que son absence ne parût trop courte, s’est retiré dans la cuisine, pour éviter de se faire voir ou de se faire entendre. Il ne s’était passé qu’une demi-heure, lorsque Dorcas, appréhendant, dit-elle, que sa maîtresse ne fût capable d’entreprendre quelque chose contre elle-même, dans l’humeur sombre où elle se souvenait de l’avoir laissée, est descendue, par un simple mouvement de curiosité, pour jeter les yeux au travers de la serrure. Elle y a trouvé la clé. Comme rien n’était moins ordinaire, sa surprise l’a fait frapper deux ou trois fois ; et n’entendant point de réponse, elle a ouvert. Madame, madame, appelez-vous ? Elle la supposait dans son cabinet. Rien ne se faisant entendre, elle est entrée ; elle n’a trouvé personne. Dans le premier étonnement, elle a couru vers la salle à manger, dans mon appartement, dans tous les cabinets, l’imagination remplie de sa crainte, qui lui représentait déjà quelque fatale catastrophe. Enfin, ne la trouvant nulle part, elle est descendue au jardin ; elle a demandé à la vieille et à ses nymphes, si elles avoient vu madame… hé bien ! Madame est partie ; madame a disparu. Nous sommes sûres, ont-elles répondu toutes ensemble, qu’elle ne peut être sortie de la maison. Dans un instant tout a paru bouleversé, en-haut, en-bas, depuis les greniers jusqu’aux caves, chacun criant, dans cette confusion : comment oserons-nous paraître devant lui ? Will a répété vingt fois qu’il était un homme mort. Il a fait des reproches ; il en a reçu. L’un accusait l’autre ; tout le monde cherchait à s’excuser. Après avoir visité inutilement toute la maison, et recommencé dix fois leurs recherches, ils se sont avisés d’aller à toutes les chaises, à tous les carrosses, qui étoient depuis une heure aux environs, et de demander aux porteurs et aux cochers, s’ils n’avoient pas vu une jeune personne dont ils décrivaient la figure. Ces informations leur ont procuré quelque lumière ; seul rayon d’espérance qui me soutient contre le dernier désespoir. Un porteur a dit qu’un peu avant quatre heures, il avait vu sortir de la maison une jeune fille de telle figure, avec un air de précipitation et de frayeur, tenant à la main un petit paquet lié dans un mouchoir ; qu’il l’avait fait observer à son compagnon, qui s’était offert à la porter, sans avoir reçu d’elle aucune réponse ; que c’était une fort jolie personne, et qu’il lui croyait un mauvais mari, ou des parens de mauvaise humeur, parce qu’elle paroissait avoir les yeux gros de larmes : sur quoi un troisième porteur a remarqué que ce pouvait être quelque colombe échappée du parc. La vieille, en me faisant ce récit, s’est emportée contre l’infame vilain, qu’elle souhaiterait, m’a-t-elle dit, de pouvoir retrouver. Elle avait cru sa réputation, a-t-elle ajouté, mieux établie dans le quartier, vivant sur un si bon pied, étant si exacte à payer tout ce qu’elle prend, ne recevant que des gens d’honneur, et n’ayant jamais souffert le moindre bruit dans sa maison. Sur les apparences, un des porteurs avait suivi ma fugitive, sans qu’elle pût s’en défier. Elle a regardé souvent derrière elle. Chaque passant tournait la tête pour la suivre des yeux, et portait son jugement sur cette rencontre. Enfin, trouvant un carrosse vide qui s’est offert, elle l’a pris. Le cocher s’est hâté d’ouvrir la portière, en remarquant son air empressé. Elle a voulu monter brusquement ; et le porteur croit qu’ayant fait un faux pas, elle s’est blessée au menton. Que je périsse, Belford, si, malgré sa noire tromperie, mon généreux cœur n’est pas vivement touché, lorsque je considère quelles devaient être alors ses réflexions et ses craintes ! Une femme si délicate, qui court les rues à pied, qui ne prête l’oreille à rien, qui croit voir apparemment, dans chaque homme qu’elle rencontre, un Lovelace prêt à la saisir ; qui ne connaît pas, d’ailleurs, les périls auxquels sa résolution va l’exposer, ni de qui, ni de quel côté elle peut se promettre un asile ; étrangère à Londres ; l’après-midi fort avancée, avec très-peu d’argent, et sans autres habits que ceux qu’elle avait sur elle. Dans un espace aussi court que depuis la dernière nuit, il n’est pas vraisemblable que la Towsend de Miss Howe ait pu contribuer à sa fuite. Mais combien doit-elle me haïr, pour s’exposer à tant de dangers ? Quelle horreur doit-elle avoir conçue pour moi depuis la nuit passée ? Ah ! Que n’ai-je donné un fondement plus juste à des ressentimens si violens ? Qu’on ne me parle pas de sa vertu, je suis trop furieux pour lui en faire un mérite. Est-ce vertu qui lui a fait fuir la charmante perspective que je venais d’ouvrir devant elle ? Non ; c’est malice, haine, mépris, orgueil d’Harlove, et toutes les mortelles passions qui ont jamais régné dans le cœur d’une femme. Si je puis la faire rentrer sous le joug !… mais, silence, ma fureur ! Modérez-vous, orageux transports ! N’est-ce pas contre ma chère, ma divine Clarisse, que j’ai l’impiété de m’emporter ? Le même témoin prétend avoir entendu de sa bouche : allez vîte, très-vîte. Où, mademoiselle ? A demandé le cocher. à la barrière d’Holborn, a-t-elle répondu, en répétant : allez très-vîte. Elle a levé les deux ais des portières ; et dans un instant, cet homme a perdu le carrosse de vue. Will, après cet éclaircissement, s’est hâté de suivre ses traces. Il a déclaré, en partant, que jamais il ne reparoîtrait devant moi, s’il ne pouvait m’apporter de ses nouvelles. Mon unique espoir, cher Belford, c’est que ce misérable qui nous a suivis dans nos promenades à Hamstead, à Muzzlehil, à Kentish-Town, entendra parler d’elle dans quelqu’un de ces lieux. J’ai d’autant plus de confiance à cette idée, qu’un jour, il m’en souvient, elle s’est informée curieusement des voitures et de leur prix, en admirant les commodités qu’on a pour voyager à toute heure. Will était présent. Malheur à lui, s’il est capable de l’avoir oublié ! Je viens de visiter son appartement, livré à mes farouches réflexions, et portant néanmoins à ma bouche tout ce qu’elle a touché, ou ce qu’elle employait à son usage. J’ai brisé le miroir qui lui servait à s’habiller, parce qu’il ne m’a pas représenté l’image qu’il a reçue tant de fois, et qui m’est pour jamais présente. Je l’appelle par son nom, comme si elle pouvait m’entendre, tantôt dans des termes passionnés, tantôt avec les plus vifs reproches. Il semble que depuis qu’elle me manque, mon ame, ou tout ce qui était capable de me plaire dans la vie, m’ait cruellement abandonné. Quel vide dans mon cœur ! Quel froid dans mes veines ! La circulation de mon sang s’est comme arrêtée. Je retourne sans cesse sur mes pas, de ma chambre à la sienne ; j’entre dans la salle à manger : mes regards s’attachent sur tous les lieux où je me rappelle d’avoir vu les délices de mon cœur ; mais ils ne peuvent s’y fixer long-temps : son aimable image me frappe aussi-tôt dans quelqu’attitude vive, où je la crois voir encore, et qui fait saigner toutes mes plaies. Cependant, depuis que j’ai entendu le récit du vieux démon, et que j’ai formé quelque légère espérance sur les informations du porteur, je me sens un peu plus tranquille. à chaque minute, je pousse des souhaits ardens pour le succés des recherches de Will. Si je la perds, toute ma rage renaîtra, sans doute, avec un redoublement de transports. L’humiliation de voir mes stratagêmes et mes inventions surpassées par une novice, d’être trompé par un enfant, jointe à la violence de ma passion, sera capable, ou de me faire mourir de honte et de chagrin, ou, ce qui sauve quelquefois la vie dans des maux insupportables, de renverser tout-à-fait ma raison. Qu’avais-je à faire de sortir, et d’aller solliciter des permissions de prêtres, du moins avant que de l’avoir vue, et d’avoir fait ma paix avec elle ? Si ce n’était pas l’usage des maîtres, de rejeter toutes leurs fautes sur ceux qui les servent, et de n’avoir jamais rien à se reprocher, je serais tenté de reconnaître que je suis plus coupable que personne. Cette réflexion ne manquera pas de devenir plus cuisante, si je perds malheureusement un reste d’espoir : et comment serai-je capable de la supporter ? Mais si je suis assez heureux… le vieux Cerbère sort à l’instant de ma chambre, avec cette malheureuse Dorcas, qu’elle m’avait amenée pour me demander pardon. Je ne leur ai fait grâce qu’à demi, et je ne leur ai pas épargné les marques de mon indignation. Bientôt les deux nymphes auront leur tour. Je ne leur reprocherai pas avec moins de violence les effets de ma propre folie. C’est en même tems un fort bon moyen de prévenir les railleries auxquelles je devais m’attendre, pour avoir manqué cette nuit une si belle occasion. J’ai recueilli, des informations du porteur, et des observations de Dorcas avant l’évasion de cette cruelle fille, une description de la manière dont elle était mise aujourd’hui ; et je suis résolu, si je n’apprends point de ses nouvelles par d’autres voies, de la faire proclamer dans la gazette comme une femme fugitive, sous son nom de fille et sous le mien. Puisque sa fuite ne peut être ignorée long-temps de mes ennemis, pourquoi ferais-je difficulté d’en instruire tous mes amis, dont les mouvemens et les recherches peuvent m’aider, après tout, à la découvrir ? Elle avait une robe brune très-fraîche, et qu’on croirait neuve, comme tout ce qu’elle porte, neuf ou vieux, par une élégance qui lui est naturelle ; un chapeau de velours ; un ruban noir autour du cou, un nœud blanc sur la poitrine, un jupon de satin piqué couleur de chair, un rubis que je lui suppose au doigt ; et dans toute sa personne, comme je ne manquerai pas de l’observer, un air de dignité qui la recommande, autant que la beauté de son visage et de sa taille, à l’attention de tous ceux qui la voient. La description particulière de ses charmes demandera un peu plus de peine, et j’ai besoin, pour cette entreprise, d’avoir l’esprit plus tranquille. J’avertirai que, si je n’apprends rien d’elle, après un certain temps que j’accorderai pour son retour volontaire, ma résolution est de poursuivre quiconque présumera de la loger, de la garder, de la nourrir, ou de la protéger, avec toute la vengeance à laquelle un mari furieux peut être autorisé par les loix, ou par son propre ressentiment. Autre sujet de fureur. Il faut que je me soulage en t’écrivant, sans quoi je deviendrai fou. étant retourné à sa chambre, par la seule raison que c’était la sienne, et lâchant la bride à mes soupirs sur chaque pièce de l’ameublement, j’ai jeté les yeux sur un tiroir d’où j’ai vu sortir le coin d’une lettre. Avec quel empressement je m’en suis saisi ! J’ai trouvé pour adresse : à Monsieur Lovelace. Cette vue m’a fait sauter le cœur. Je me suis senti si tremblant, qu’à peine ai-je pu rompre le cachet. Que ce perfide amour m’énerve ! Mais jamais passion n’approcha de la mienne. Elle ne fait qu’augmenter par cette indigne fuite, et par le renversement de mes espérances. L’ingrate ! Se dérober à des sentimens si tendres, qui croissent par ce qui devrait les refroidir et les éteindre ! Je ne veux point t’envoyer une copie de sa lettre. Je ne dois pas un si bon office à la cruelle. Mais te serais-tu jamais imaginé que cette fille hautaine, qui s’entend si bien à violer des promesses, pût renoncer à moi, m’abandonner barbarement pour l’aventure de cette nuit ; qu’elle fût capable de passer sur toutes ses espérances de réconciliation avec une indigne famille, qui ne laisse pas d’être en possession de tout son cœur ? Aussi, Belford, que je me crois bien acquitté de toute obligation ! Et qu’il lui reste peu de droits à tout ce qu’elle pouvait attendre de mon amour ! Mon regret est de l’avoir ménagée. Je ne puis soutenir mes propres réflexions sur cette décence qu’elle a si mal récompensée. Si je la retrouve ! Tu sais par quel redoutable serment je suis engagé à la vengeance. Cependant, te le dirai-je ? Toute cruelle, toute ingrate qu’elle est à mes yeux, je crois sentir dans quelques momens, qu’elle règne sur mon ame avec un pouvoir plus absolu que jamais.