Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 22

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 102-104).



Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Dimanche matin, 5 mars.

Hannah vient de m’apporter une lettre de M Lovelace, qui a été mise au dépôt cette nuit, et qui est signée aussi de milord M. Il m’y apprend " que M Solmes se vante partout d’être à la veille de se marier avec une des plus modestes femmes d’Angleterre, et que mon frère aide à l’explication, en assurant à tout le monde que la plus jeune de ses deux sœurs doit être dans peu de temps la femme de M Solmes. Il me parle de l’ordre donné pour les étoffes, comme ma mère me l’a déclaré ". Il ne lui échappe rien, ma chère, de tout ce qui se dit ou se fait dans la maison.

Ma sœur, dit-il, " répand les mêmes bruits, avec un soin si affecté d’aggraver l’insulte qui retombe sur lui, qu’il ne peut être qu’extrêmement piqué et de la manière et de l’occasion ". Il s’exprime là-dessus dans des termes fort violens.

" il ignore quels peuvent être les motifs de ma famille, pour lui préférer un homme tel que Solmes. Si ce sont les grands avantages qu’on me fait dans les articles, Solmes n’offrira rien qu’il ne soit prêt à faire comme lui. S’il est question de fortune et de naissance, il n’a point d’objection à craindre sur le premier point. à l’égard du second, il se rabaisserait trop par une comparaison odieuse. Il appelle au témoignage de milord M pour la régularité de sa vie et de ses mœurs, depuis qu’il a commencé à me rendre des soins, et qu’il aspire à me plaire ".

Je suppose, ma chère, qu’il a souhaité que sa lettre fût signée de milord, comme garant de sa conduite.

Il me presse " de permettre qu’il rende, avec milord, une visite à mon père et à mes oncles, dans la vue de faire des propositions qui ne demandent que d’être entendues pour être acceptées ; et il promet de se soumettre à toutes les mesures que je lui prescrirai pour une parfaite réconciliation.

"il ne fait pas difficulté, dans cette espérance, de me demander un entretien particulier dans le jardin de mon père, où je me ferai accompagner du témoin que je voudrai choisir".

Réellement, ma chère, si vous lisiez sa lettre, vous vous imagineriez que je lui aurais donné beaucoup d’encouragement, et que je serais en traité direct avec lui ; ou qu’il serait sûr que mes amis me forceront de chercher des protections étrangères : car il a l’audace de m’offrir, au nom de milord, un asile contre les persécutions, si elles deviennent tyranniques en faveur de Solmes.

Je suppose que c’est la méthode de son sexe, de hasarder des offres et des propositions hardies, pour embarrasser les personnes inconsidérées du nôtre, dans l’espérance que nous aurons trop de complaisance ou de timidité pour en faire un sujet de querelle ; et, si cette hardiesse n’est pas rebutée, de regarder notre silence comme un consentement volontaire, ou comme une démarche en leur faveur.

Il y a dans cette lettre d’autres particularités, dont je voudrais que vous fussiez informée. Mais je prendrai une autre occasion pour vous envoyer la lettre même, si je n’ai pas le temps d’en faire une copie.

Ce n’est pas sans chagrin que je considère comment j’ai été engagée d’un côté, et poussée de l’autre, dans une correspondance clandestine, qui n’a que trop l’air d’un commerce d’amour, et dont je trouve la condamnation dans les sentimens de mon cœur.

Il est aisé de voir que, si je tarde à la rompre, ma triste situation ne fera qu’augmenter de jour en jour les avantages de M Lovelace, et par conséquent mes embarras. Cependant, si je la finis, sans y mettre pour condition que je serai délivrée de M Solmes… croyez-vous, ma chère, qu’il ne soit pas à propos de la continuer encore un peu, pour trouver le moyen, en cédant celui-ci, de me débarrasser de l’autre ? N’est-ce pas de vous seule, à présent, que je puis attendre des conseils ? Tous mes parens sont assemblés. Ils sont à déjeuner ensemble. Solmes est attendu. Je suis dans une inquiétude extrême : il faut que je quitte ma plume.

Ils partent tous ensemble pour aller à l’église. Hannah m’apprend qu’ils ont l’air fort embarrassé. Elle est persuadée qu’ils ont pris quelque résolution.

Dimanche à midi.

Quel cruel tourment que l’incertitude ! Je veux demander la permission d’aller ce soir à l’église. Je m’attends d’être refusée ; mais si je ne la demande point, on dira que j’y ai manqué par ma faute.

J’ai fait appeler Chorey. Chorey est venue. Je l’ai chargée de porter ma requête à ma mère, pour la permission d’aller cette après-midi à l’église. Devinerez-vous la réponse ? Dites-lui qu’elle doit s’adresser à son frère, dans tout ce qu’elle voudra demander. Ainsi, ma chère, je suis entièrement livrée à mon frère. Cependant je me suis déterminée à recourir à lui pour obtenir cette faveur ; et lorsqu’on m’a envoyé mon dîner solitaire, j’ai donné un billet au domestique, dans lequel je m’adressais à mon père, par ses mains, pour demander la permission d’aller à l’église.

Voici sa méprisante réponse. Dites-lui qu’on délibérera demain sur sa demande. Qu’en dites-vous, ma chère ? On délibérera demain sur la permission que je demande d’aller à l’église aujourd’hui.

La patience est le seul retour dont je puisse payer cette insulte.

Mais, cette méthode ne réussira pas avec moi ; non, en vérité ! Je suppose néanmoins que ce n’est que le prélude de tout ce que je dois attendre de mon frère, à présent que je suis livrée à lui.

Après y avoir réfléchi, j’ai jugé que le meilleur parti était de renouveler ma demande. Voici la copie de mon billet, et celle du sien. Je ne sais, monsieur, quel sens je dois donner à votre réponse. Si c’est une simple plaisanterie, j’espère que vous demeurerez dans la même disposition, et que ma demande sera accordée. Vous savez que, lorsque je me suis trouvée au logis et en bonne santé, je n’ai jamais manqué à l’église, excepté les deux derniers dimanches, qu’on m’a conseillé de n’y point aller. Ma situation présente est telle, que je n’ai jamais eu tant de besoin du secours des prières publiques. Je m’engagerai solemnellement à n’aller que là, et à revenir. Je me flatte qu’on ne m’attribuera point d’autres vues. L’abattement de mes esprits, que je puis nommer assez justement une indisposition, sera une excuse fort naturelle pour me garantir des visites, et je ne répondrai que de loin aux civilités des personnes de ma connaissance. Il est inutile que tout le monde soit informé de mes disgrâces, si elles doivent avoir une fin. Ainsi je demande cette faveur pour le soutien de ma réputation, afin que je puisse marcher tête levée dans le voisinage, si je vis assez pour voir la fin des rigueurs qui semblent destinées à votre malheureuse sœur.

Cl Harlove.

Se faire un objet si important d’aller à l’église, pendant qu’on brave tous ses parens dans une affaire qui est pour eux de la dernière conséquence, c’est une absurdité. Ce qu’on vous recommande, miss, c’est la pratique de vos dévotions particulières. Puissent-elles changer l’esprit d’une jeune fille, des plus obstinées dont il y ait jamais eu d’exemple ! On se propose, je vous le déclare nettement, de vous ramener au sentiment de votre devoir par la mortification. Les voisins, de l’estime desquels vous paroissez si jalouse savent déjà que vous le bravez. Ainsi, miss, si vous faites cas réellement de votre réputation, faites-le connaître comme vous le devez. Il dépend encore de vous de l’établir ou de la ruiner.

James Harlove.

Ainsi, chère Miss Howe, mon frère m’a fait tomber dans ses filets. Et moi, comme un simple et malheureux oiseau, je ne me débats que pour m’y embarrasser de plus en plus.