Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 218

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 191-195).


M Lovelace, à M Belford.

lundi après midi. Une lettre du digne capitaine Tomlinson a servi plutôt que je n’aurais pu l’espérer dans ces circonstances, à m’introduire auprès de ma charmante. Elle est entrée, d’un air sombre, dans la salle où ce prétexte m’a fait demander quelques momens d’audience. Il ne m’est pas échappé un mot sur l’aventure du matin : tu vas voir comment sa colère s’est dissipée d’elle-même. Le capitaine, " après m’avoir déclaré qu’il m’écrirait avec plus de joie, s’il avait reçu la copie des articles que je lui ai fait espérer, me marque que son cher ami, M Jules Harlove, dans la première conférence qu’ils ont eue depuis son retour, a paru extrêmement surpris, et même affligé, comme il l’avait appréhendé, d’apprendre que nous ne sommes point encore mariés. Ceux qui connaissent mon caractère, a dit M Jules, ne ménageraient pas leur censure, s’ils venaient à savoir que nous avons vécu si long-temps sous le même toit avant le mariage, quelque éclat que nous puissions donner désormais à la célébration. Il ne doutait pas que son neveu James ne fît valoir cette objection de toute sa force, contre les ouvertures de réconciliation ; avec d’autant plus de succés, peut-être, qu’il n’y avait pas, dans le royaume, de famille plus délicate sur l’honneur que celle des Harloves ". C’est la vérité, Belford. On les en a nommés les fiers Harloves. J’ai toujours observé que l’ honneur nouveau est fier et délicat. Mais ne vois-tu pas combien j’avais raison de faire tous mes efforts pour persuader à ma belle qu’il fallait laisser penser à l’ami de son oncle que nous étions mariés ; sur-tout lorsqu’il était venu disposé à le croire, et lorsque l’oncle s’en était flatté ? En vérité, ce bas monde n’a rien de si pervers qu’une femme qui s’est mis dans la tête de l’emporter sur quelque point, et qui n’a, pour la contrarier, qu’un homme doux et ami de son propre repos. Ma charmante souffrait pendant cette lecture. Elle a tiré son mouchoir ; mais elle était plus portée à faire tomber le blâme sur moi que sur elle-même. Si vous aviez été fidèle à vos promesses, M Lovelace, et si vous m’aviez quittée en arrivant à Londres… elle s’est arrêtée, en se rappelant sans doute, que c’était sa faute si notre mariage ne s’était pas fait avant que nous eussions quitté la campagne : et comment aurais-je pu m’éloigner ensuite, tandis que son frère formait des complots pour l’enlever ? Il n’est pas même certain qu’il ait renoncé à ses projets ; car, suivant la lettre, " M Jules a dit au capitaine, (en confidence, remarque l’écrivain) que son neveu s’occupe actuellement à découvrir où nous sommes ; dans l’opinion qu’ayant quitté la campagne, et ne donnant plus de mes nouvelles à la famille, nous sommes quelque part ensemble. D’un autre côté, il est clair pour lui que nous ne sommes pas mariés, n’en eût-il pour preuve que la démarche récente de M Hickman auprès de son oncle, et celle de Madame Norton auprès de sa mère ". Or, M James ne peut supporter que je jouisse paisiblement de mon triomphe. Un profond soupir a suivi ce fâcheux détail ; et le mouchoir a repris son chemin vers ses yeux. Mais la chère ame n’a-t-elle pas mérité ce petit retour, pour la perfide intention qu’elle a eue de se dérober à moi ? J’ai continué de lire, dans la même vue. " pourquoi donc, a demandé M Jules, s’est-on hâté de répondre au premier ami qu’il avait envoyé, que nous étions mariés, et de qui cette réponse ? De la femme de chambre de sa nièce. Cette fille ne devait-elle pas être bien informée ? N’aurait-elle pas pu donner des raisons convaincantes… ". Ici, ma charmante a recommencé à pleurer. Elle a fait un tour dans la chambre ; et revenant à moi, elle m’a prié de continuer. Voulez-vous lire, ma très-chère vie ? Lisez, lui ai-je dit, prenez la peine de lire vous-même. Elle m’a répondu qu’elle prendrait la lettre en me quittant ; qu’elle n’était point en état de lire ; (essuyant ses yeux), continuez, a-t-elle repris ; allez jusqu’à la fin. Vous pourrez me donner votre sentiment sur cette lettre, comme je vous dirai le mien. " le capitaine a donc appris au cher M Jules, les raisons qui m’ont porté à déclarer que nous étions mariés, et les conditions auxquelles ma charmante s’est laissée engager à ne me pas contredire ; ce qui nous a tenus dans le plus scrupuleux éloignement. Mais on n’a pas cessé d’insister sur mon caractère ; et M Jules est parti fort mécontent. Le capitaine était si peu satisfait lui-même, qu’il n’avait pas eu beaucoup d’empressement à écrire le résultat de cette première conférence. Mais dans celle d’après, qui s’était tenue immédiatement après la réception des articles, et, comme dans la première, dans la maison du capitaine, (pour être plus sûrs du secret) M Jules après les avoir lus et s’être fortifié par l’avis du capitaine, avait paru beaucoup plus tranquille. Cependant, il avait répété que, si l’on apprenait dans la famille un si long délai de notre mariage, il ne serait aisé à personne d’en juger aussi favorablement que lui. Alors le capitaine dit que son cher ami lui a fait les deux propositions suivantes : premièrement, que notre mariage se fasse le plutôt qu’il sera possible, et le plus secrètement, comme il remarque à la vérité, que c’est notre dessein : en second lieu, que pour ne lui en laisser aucun doute, un de ses plus fidèles amis ait la liberté d’assister à la célébration ". J’ai cessé de lire ici, avec quelque dessein de paroître un peu fâché. On m’a pressé de continuer, et je n’ai pu me dispenser d’obéir. " mais qu’à l’exception de ce témoin de confiance, du capitaine Tomlinson et de lui-même, tout le monde demeure persuadé que nous étions mariés au moment que nous avons commencé à vivre dans la même maison, et que ce temps s’accorde avec celui de la démarche que M Hickman a faite auprès de lui, de la part de Miss Howe ". Il me semble, très-chère Clarisse, lui ai-je dit, que ces propositions sont extrêmement raisonnables. Ce que nous avons à faire uniquement, c’est de prévenir là-dessus nos hôtesses. Je n’aurais pas cru votre oncle Jules capable d’un tel expédient. Mais vous voyez combien il s’affectionne à cette réconciliation. Voici le retour qu’elle a cru devoir à mes réflexions : " vous avez toujours fait consister avec moi, une partie de votre politesse à me laisser voir la mauvaise opinion que vous avez de ma famille ". Crois-tu, Belford, que je puisse lui pardonner ce reproche ? " le capitaine ajoute qu’il ignore si nous approuverons l’idée de son ami ; mais que, si nous comptons son propre sentiment pour quelque chose, il regarde cette ouverture comme un heureux expédient, qui fera évanouir un grand nombre de difficultés, et qui coupera peut-être le cours à tous les projets de M James. Sur ce principe, et de l’avis du très-cher oncle, il a déjà déclaré à deux ou trois personnes, qui peuvent le redire à M James, que lui, capitaine Tomlinson, a de fortes raisons de croire que notre mariage a suivi de près l’infructueuse démarche de M Hickman. Et cette circonstance, me dit le capitaine, peut vous mettre en droit de faire à la famille un compliment fort bien placé, qui répondra parfaitement à quelques déclarations généreuses que je vous ai entendu faire à votre chère dame, et dont M Jules pourra tirer quelque avantage pour la réconciliation : c’est que vous n’avez pas demandé le bien de sa nièce aussi-tôt que vous y étiez autorisé par les loix ". Ma belle doit avoir pris, assurément, une très-haute idée de la prudence du digne capitaine Tomlinson. Mais il ne manque point de faire observer " que, si ma chère dame ou moi, nous désapprouvons le récit qu’il a fait de notre mariage, il est prêt à le rétracter. Cependant il se croit obligé de m’avertir que M Jules paroît fort attaché à cette méthode, comme la seule qu’il croie capable de produire une solide réconciliation. Si nous prenons ce parti, il conjure ma chère dame de ne pas suspendre le jour, afin qu’il puisse être autorisé à tenir ce langage, par la vérité du fait essentiel. (que cet homme est consciencieux, Belford !) elle ne doit pas s’attendre non plus, dit-il, que son oncle fasse le moindre pas vers la réconciliation désirée, avant la célébration réelle de la cérémonie. Il conclut, en me promettant d’être bientôt à la ville, où d’autres affaires l’appellent, et de nous rendre une visite, pour nous expliquer plus particulièrement ce qui s’est passé, et ce qui pourra se passer encore, entre M Jules et lui ". Hé bien, ma chère vie, que dites-vous de l’expédient de votre oncle ? écrirai-je au capitaine, pour l’assurer que, de notre part, il n’y a point d’objection ? Elle est demeurée en silence pendant quelques minutes. Enfin, poussant un soupir, voyez, M Lovelace, m’a-t-elle dit, dans quels embarras vous m’avez jetée, en me faisant marcher après vous par vos chemins tortueux. Voyez à quelle humiliation je me trouve exposée. Assurément votre conduite n’a pas été celle d’un homme sage. Ma très-chère Clarisse, ne vous souvenez-vous pas avec quelles instances je vous ai suppliée de consentir à la célébration, avant notre départ pour Londres ? Si vous m’aviez accordé alors cette faveur… fort bien, fort bien, monsieur, le mal vient sans doute de quelque côté : c’est tout ce que je puis répondre à présent. Mais, puisque le passé n’est plus en notre pouvoir, je crois que mon oncle doit être obéi. Charmante disposition à l’obéissance ! Il ne me restait, Belford, pour ne pas demeurer au-dessous du digne capitaine et du cher oncle, que de presser encore pour le jour. C’est ce que j’ai fait avec beaucoup de chaleur. Mais on m’a répété, comme je pouvais m’y attendre, que lorsque le contrat serait achevé et les permissions obtenues, il serait temps de nommer un jour. Ensuite, détournant le visage avec un air de tendresse inexprimable, et portant son mouchoir à ses yeux, quel bonheur, m’a-t-elle dit, si son cher oncle pouvait consentir, dans cette occasion, à faire l’office de père pour la pauvre orpheline ! Que signifie le mouvement qui s’élève dans mon cœur ? D’où vient cette goutte d’eau qui est tombée sur mon papier ? Une larme ? Par ma foi ! Belford, c’est une larme ; diras-tu que je ne m’attendris pas facilement ? Au simple souvenir ! Au seul récit ! Mais j’ai devant les yeux son aimable image, dans la même attitude où je l’ai vue prononcer ces paroles ; et je t’avouerai qu’au moment qu’elle les prononçait, ce vers de Shakespear m’est venu à l’esprit : " ton cœur est plein. Retire-toi, et pleure à ton aise ". Je suis sorti, et j’ai pris la plume pour écrire au capitaine. Je l’ai prié " de dire à son cher ami que nous acquiescions à toutes ses volontés, et que nous avions déjà pris les mesures convenables du côté de nos hôtesses et de nos domestiques : que, s’il était disposé à me donner de sa propre main celle de sa chère nièce, nous serions tous deux au comble de nos désirs ; que le jour qu’il lui plairait de nommer serait le nôtre : me flattant qu’il ne le remettrait pas fort loin, non-seulement pour répondre aux sages vues qu’il s’était proposées lui-même, mais parce qu’il était à souhaiter que Milord M n’eût pas sujet de se croire négligé, après l’intention qu’il avait eue, comme je l’avais dit au capitaine, de nous servir de père à la cérémonie ; et ce projet n’ayant manqué que sur nos représentations pour éviter l’éclat d’une célébration publique, à laquelle sa chère nièce avait eu peine à consentir pendant qu’elle était dans la disgrâce de sa famille : mais que, s’il avait quelque raison de ne pas nous accorder cette faveur, je souhaitais que le capitaine Tomlinson fût l’homme de confiance qu’il lui plût d’employer dans cette heureuse occasion ". J’ai fait voir cette lettre à ma charmante. Tu juges qu’elle ne lui a pas causé de chagrin. Ainsi, Belford, nous ne saurions faire trop de diligence à présent pour le contrat et pour la permission. Le jour sera celui de l’oncle, ou peut-être du capitaine Tomlinson, suivant l’ordre que je mettrai dans les événemens. Voilà des précautions pour toutes sortes de contre-tems. Le systême contrebandier de Miss Howe ne te paroîtra plus fort dangereux. Il serait inutile de t’expliquer d’avance tous les avantages que je puis recueillir d’une invention à laquelle je n’ai rien épargné. Pourquoi ces deux petites créatures m’obligent-elles d’employer mes coups de maître ? Je m’occupe actuellement d’une petite mine, que je veux tenir prête à jouer dans l’occasion. C’est la première que j’ai employée de son espèce ; et, du pas dont j’avance, peut-être sera-t-elle la dernière. Je la nomme petite ; mais elle peut produire de grands effets ; quoique je ne compte pas si absolument sur le succès, que je n’en aie de plus sûres en réserve. Cependant les grandes machines sont souvent remuées par de petits ressorts. Une étincelle tombée par accident sur un magasin à poudre, fait quelquefois plus de ravage que cent pièces d’artillerie. Mettons les choses au pis ; le flambeau de l’hymenée et la chaîne conjugale feront mon amende honorable.