Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 216

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 187-189).


M Lovelace, à M Belford.

vendredi, 2 de juin. Malgré ma politesse et mes complaisances étudiées, et quoique jusqu’à présent j’aie manqué de courage pour lever le masque, il m’est arrivé plus d’une fois, depuis quelques jours, d’obliger ma charmante à regarder autour d’elle, par les ardens témoignages de ma passion. Je l’ai réduite à confesser que je ne lui suis rien moins qu’indifférent. Mais, lorsque je l’ai pressée de reconnaître de l’amour, quel besoin de cet aveu, m’a-t-elle dit, de la part d’une femme qui consent à se marier ? Et me repoussant une fois avec chagrin, elle m’a prié de faire attention que la preuve du véritable amour, était le respect. J’ai entrepris de me défendre : elle m’a répondu que l’idée qu’elle avait été capable de se former d’une passion vicieuse, ressemblait, à ce que je lui faisais voir de la mienne. Je ne me suis pas moins efforcé de justifier mes sentimens, en l’accusant elle-même d’un excès de délicatesse. Ce n’était pas mon défaut, m’a-t-elle repliqué, si c’était le sien. Là-dessus, elle m’a reproché quelques libertés innocentes que je me suis cru en droit de prendre aux yeux de nos hôtesses, parce qu’elles nous supposent mariés. J’ai souffert assez impatiemment cette leçon ; et j’ai souhaité de voir arriver l’heureux jour où je n’aurais plus à combattre une réserve qui n’a jamais eu d’exemple. Elle m’a regardé avec une sorte de confusion, qui m’a paru accompagnée d’un air de mépris. Je lui en ai demandé la raison, lorsque je n’avais aucune offense à me reprocher. Ce n’est pas la première fois, m’a-t-elle répondu, que j’ai eu sujet de me plaindre de vous, tandis que vous vous êtes cru peut-être au-dessus des reproches. Mais, je vous déclare qu’à mes yeux l’état du mariage est un état de pureté. Je ne sais si elle ne m’a pas dit, n’est pas un état de licence . C’est du moins ce que j’ai cru recueillir de ses expressions. La pureté du mariage, Belford ! Rien de si comique. Sexe délicat ! Cependant la moitié du monde femelle est prête à s’enfuir avec un libertin, sans autre raison que parce qu’il est un libertin ; et souvent avec toutes sortes de raisons contre leur choix. Toi et moi, n’avons-nous pas vu de jeunes femmes qui voulaient passer pour modestes, et qui auraient été d’une réserve infinie dans l’état de filles, permettre en public, à leurs avides maris, des libertés qui faisaient craindre qu’elles n’eussent oublié tous les devoirs de la prudence et de la modestie, tandis que tous les spectateurs modestes tenaient les yeux baissés, et rougissaient pour ceux qui n’étoient pas capables de rougir ? Un jour, dans une occasion de cette nature, je proposai à une douzaine de personnes, qui composaient l’assemblée, de laisser le champ libre ; parce que tout le monde devait s’appercevoir que la dame, comme le mari, souhaitaient de demeurer tête à tête. Ce langage produisit son effet sur l’amoureux couple, et je fus applaudi d’avoir mis une barrière au désordre. Tu peux conclure que j’approuve les idées de ma charmante sur les amours publics. C’est le seul frein, je m’imagine, qu’elle veut m’imposer par ce qu’elle nomme la pureté du mariage. Recueille, de tout ce que tu viens de lire, que je n’ai pas perdu mon tems, et que ces derniers jours je n’ai pas été un benêt, un Hickman ; quoique moins actif peut-être qu’il ne convient à Lovelace. La chère personne se considère à présent comme ma femme choisie. Son cœur, délivré de la tristesse, cessera d’être prude, et ne donnera plus d’interprétation lugubre à chaque action de l’homme qu’il ne hait point. Cependant elle doit garder assez de réserve pour justifier son inflexibilité passée. Combien de jolies personnes se défendraient mal, sans la crainte qu’elles ont de donner mauvaise opinion d’elles à l’homme qu’elles voudraient favoriser ? C’est encore un article du symbole des libertins. Mais, de quelque ressentiment qu’elle soit capable, elle ne peut rompre désormais avec moi. Ce serait abandonner toute espérance de réconciliation avec sa famille, et par une voie qui lui ferait peu d’honneur. Samedi, 3 de juin. Je reviens de l’officialité, où j’étais allé demander les permissions ecclésiastiques. à la vérité, Belford, j’ai eu la mortification d’y trouver des difficultés. La demoiselle est d’un rang et d’une fortune qui exigent le consentement d’un père, ou de quelque ami qui le représente. Je lui ai rendu compte de cet obstacle. Elle le juge bien fondé. Cependant, Belford, ce n’est pas avec un homme tel que moi qu’on s’aviserait de cette mauvaise chicane, quand il serait question de la fille d’un duc. Je lui ai demandé si le contrat lui avait plu. Elle m’a dit, qu’elle l’avait comparé avec celui de ma mère, et qu’elle n’y trouvait aucun sujet d’objection. Elle n’a pas manqué d’écrire là-dessus à Miss Howe, pour l’informer, m’a-t-elle dit, de notre situation. Ma charmante vient de me remettre le contrat, dont j’ai envoyé une copie au capitaine Tomlinson. Elle était d’une humeur charmante. Jamais, s’il faut l’en croire, elle n’a douté de mon honneur dans les cas de cette nature. D’homme à homme, tu sais qu’effectivement je n’ai jamais donné lieu au moindre doute. Il faut bien, diras-tu, que j’aie quelques bonnes qualités. Les grandes vertus et les grands vices se trouvent souvent réunis dans le même caractère. Je ne suis fort méchant qu’à l’égard des femmes. Mais n’est-ce pas ce sexe qui a commencé avec moi ? Nous avons quelquefois soutenu que les femmes n’ont pas d’ame ; je suis un vrai mahométan sur ce point ; c’est-à-dire, porté à croire qu’elles ne sont qu’un agréable composé de matière. Si cette doctrine est vraie, à qui rendrai-je compte du mal que je leur fais ? Mais, quand elles auraient une ame, il paraît certain que la distinction des sexes est inconnue entre les substances spirituelles. à quel propos une ame de femme se plaindrait-elle des injures qu’elle a reçues dans un état qui ne subsiste plus ?