Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 200

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 140-143).


M Lovelace, à M Belford.

mardi, 23 de mai. Il était tems, et j’ai fort bien fait de renoncer à Madame Fretchville et à sa maison. Mennell m’est venu déclarer qu’en conscience et en honneur, il ne peut aller plus loin. Il ne voudrait pas, dit-il, pour le monde entier, servir à tromper une personne de ce mérite. Je suis un fou, messieurs, de vous avoir accordé l’honneur de la voir. Depuis ce moment, je vous trouve, à tous deux, des scrupules dont vous n’auriez pas été capables l’un et l’autre, si vous aviez cru simplement qu’il fût question d’une femme. Eh bien ! Je ne puis qu’y faire. Mennell a consenti néanmoins, quoiqu’avec un peu de résistance, à m’écrire une lettre ; pourvu que cette démarche soit la dernière que j’exige de lui dans mon entreprise. Je m’imaginais, lui ai-je dit, que si je pouvais introduire la femme de chambre de Madame Fretchville à sa place, il n’aurait pas d’objection à faire contre ce nouveau systême. Non, m’a-t-il répondu ; mais n’est-ce pas une pitié… la pitoyable ame ! Ces pitiés ridicules ressemblent à celle de certaines gens, qui ne voudraient pas, pour tout au monde, avoir tué un innocent poulet ; mais qui sont les plus avides à le dévorer lorsqu’il est tué. Cette lettre enfin donne la petite vérole à la femme de chambre, qui l’a malheureusement communiquée à sa vaporeuse maîtresse. Les vaporeux, comme tu sais, sont la proie continuelle des maladies. Qu’on en nomme une en leur présence, c’est aussitôt la leur. Mais il n’est pas besoin de plus d’explication, après ce que je t’ai fait entendre dans ma lettre précédente. La dame, par conséquent, ne peut quitter sa maison, et le rôle de Mennell est fini. Il faut abandonner ce pitoyable homme aux reproches de sa conscience ; mais pour ses péchés propres, et non pour ceux d’autrui. Sa lettre est adressée, à monsieur, ou, dans son absence, à Madame Lovelace . Madame m’avait refusé l’honneur de me voir et de dîner avec moi. J’étais absent de la maison lorsque la lettre est arrivée. Elle l’a ouverte. Ainsi, toute fière et toute impertinente qu’elle est, la voilà Madame Lovelace de son consentement. Je suis ravi que la lettre soit venue avant que nous soyons entièrement réconciliés. Peut-être aurait-elle jugé, dans un autre tems, que c’était quelque invention pour amener un délai. D’ailleurs nous pouvons racommoder à présent tout à la fois nos querelles anciennes et nouvelles. Voilà ce qui s’appelle une invention. Mais quelle différence d’elle aujourd’hui, à ce qu’elle étoit lorsque je l’ai vue pour la première fois ! Que son cœur hautain doit être humilié, pour craindre de moi des délais, et pour n’avoir plus d’autre sujet de chagrin ! Je suis rentré à l’heure du dîner. Elle m’a envoyé la lettre, avec des excuses pour l’avoir ouverte. Elle l’avait fait sans réflexion. Orgueil de femme, Belford ! Penser à ce qu’on a fait, et retourner sur ses pas. Je lui ai fait demander la permission de la voir sur le champ. Mais elle souhaite que notre entrevue soit remise à demain matin. Compte qu’avant que j’aie fini avec elle, je l’amènerai à confesser qu’elle ne peut me voir trop souvent. Mon impatience était si vive, dans une occasion si peu attendue , que je n’ai pu me défendre de lui écrire, " pour lui exprimer combien j’étais affligé de cet accident, et pour lui dire aussi, que ce n’était pas une raison de différer le jour heureux, puisqu’il ne dépendait pas d’une maison ". (elle le savait fort bien, dira-t-elle, et je le savais aussi). J’ajoute que Madame Fretchville ayant la politesse de témoigner, par M Mennell, le chagrin qu’elle a de ce contre-tems, et le désir qu’elle aurait que nous pussions un peu nous y prêter, il me semblait qu’aussi-tôt que je serais le plus heureux de tous les hommes, nous pourrions aller passer deux ou trois mois de l’été au château de Median, pour attendre qu’elle fût rétablie. Je suis trompé, si la chère personne ne prend cet accident fort à cœur. Malgré mes instances répétées, elle ne se relâche point de la résolution de ne me voir que demain. Ce sera dès six heures du matin, s’il vous plaît. Assurément, il me plaira . Comment soutenir, Belford, de ne la voir qu’une fois le jour ? T’ai-je dit, que j’ai écrit à Miss Charlotte Montaigu, pour lui marquer ma surprise de n’avoir point encore reçu la réponse de milord sur un sujet si intéressant ? Je lui ai parlé, dans ma lettre, de la maison que j’allais prendre, et des délais de la vaporeuse Madame Fretchville. C’est à contre-cœur que j’engage dans cette affaire quelqu’un de ma famille, homme ou femme : mais je ne puis trop mettre de sûreté dans mes mesures. Je vois qu’ils pensent déja aussi mal de moi qu’ils le peuvent. Tu m’avertis, toi-même, que l’honnête pair

appréhende que je ne joue à cette admirable fille quelqu’un de mes infames tours . Je reçois, à l’instant, une réponse de Miss Charlotte. Cette pauvre cousine n’est pas bien. Elle se plaint d’un mal d’estomac. Je ne suis pas étonné que l’estomac d’une fille la tourmente. C’est le mal de cet état. Qu’on leur donne un homme à faire enrager, elles sont soulagées de moitié ; parce que leur estomac trouve à s’exercer hors d’elles-mêmes. Pauvre Charlotte ! Mais je savais qu’elle était assez mal ; c’est ce qui m’a excité à lui écrire, et à lui témoigner un peu de chagrin, de ce qu’elle n’est pas encore venue à la ville pour rendre visite à ma charmante. Voici la copie de sa lettre. Tu riras de voir que la moindre de ces petites guenons me catéchise. Ils se reposent tous sur la bonté de mon caractère. Cher cousin, depuis long-temps nous sommes, de jour en jour, dans l’espérance d’apprendre que vous êtes heureusement lié. Milord a été fort mal. Cependant on n’a pu lui ôter le désir de vous répondre lui-même. C’est peut-être la seule occasion qu’il aura jamais de vous donner quelques bons avis, auxquels il espère que vous attacherez un peu de poids. Chaque jour, il n’a pas cessé de s’y employer, dans les momens de relâche que sa goutte lui a laissés. Sa lettre ne demande plus que d’être revue. Il espère qu’elle fera plus d’impression sur votre esprit, lorsqu’elle sera écrite entièrement de sa propre main. En vérité, mon cher cousin, son cœur n’est occupé que de vous. Je souhaiterais que vous eussiez, pour vous-même, la moitié seulement de l’affection qu’il vous porte. Mais, je suis persuadée aussi que, si toute la famille vous aimait moins, vous vous en aimeriez davantage. Les momens où milord ne pouvait écrire, ont été employés à consulter Pritchard, son homme d’affaire, sur les biens dont il veut se défaire en votre faveur, à cette heureuse occasion, dans la vue de vous faire un réponse agréable, et de vous prouver par des effets combien il est sensible à votre invitation. Je vous assure qu’il s’en glorifie beaucoup. Pour moi, je ne me porte pas trop bien, et depuis quelques semaines j’ai beaucoup souffert de mes anciens maux d’estomac. Sans une raison si forte, je n’aurais pas attendu si long-temps à me procurer l’honneur que vous me reprochez d’avoir différé. Ma tante Lawrance, qui était résolue de m’accompagner, n’a pas été libre un moment. Vous savez ses affaires. L’adverse partie, qui est actuellement sur les lieux, lui a fait des propositions d’accommodement. Mais vous pouvez compter qu’aussi-tôt que notre chère cousine, qui l’est déja du moins par nos désirs et notre affection, sera établie dans le nouveau logement dont vous me parlez, nous aurons l’honneur de lui faire notre visite ; et si le courage lui manquait pour avancer l’heureux jour (ce qui ne paraît pas impossible, permettez-moi de le dire, quand on considère à quel homme il est question de s’engager), nous tâcherons de lui en inspirer, et nous répondrons pour vous. Au fond, cousin, je crois que vous auriez besoin d’être régénéré par un nouveau baptême, pour devenir digne d’un si grand bonheur. Qu’en pensez-vous ? Milord vient me dire actuellement qu’il vous dépêchera demain un exprès avec sa lettre. Ainsi, j’aurais pu me dispenser de vous écrire. Mais, puisque la mienne est faite, elle partira. J’en charge empson , qui va monter à cheval pour retourner à Londres. Mes complimens les plus tendres, et ceux de ma sœur, à la plus digne personne du monde. Je suis, mon cher cousin, votre, etc. Charlotte Montaigu. Tu vois que cette lettre ne pouvait arriver plus à propos. J’espère que milord ne m’écrira rien que je ne puisse montrer à ma charmante. Je viens de lui envoyer la lettre de Charlotte, et j’en espère d’heureux effets. " j’avais commencé, dit-elle, à trouver fort suspect tout ce qu’il m’a dit de Madame Fretchville et de sa maison ; et mes soupçons tombaient jusques sur M Mennell, quoique je lui trouve la physionomie honnête. Mais à présent que M Lovelace a communiqué à sa famille le dessein qu’il a de prendre cette maison, et qu’il a même engagé quelques-unes de ses dames à m’y rendre une visite, j’ai peine à ne me pas faire un reproche de l’avoir cru capable d’une si vile imposture. Cependant ne doit-il pas se prendre à lui-même de l’embarras qu’il me cause par une conduite inexplicable ; et de celui qu’il met dans ses propres intentions, comme je le dis souvent, si elles sont aussi bonnes que je veux encore me le persuader ? "