Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 2

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 15-19).


LETTRE II


miss clarisse harlove, à miss howe.


Au château d’Harlove, 13 janvier.


Que vous m’embarrassez, très chère amie, par l’excès de votre amitié ! Je ne saurais douter de votre sincérité, mais prenez garde aussi de me donner lieu, par votre obligeante partialité, de me défier un peu de votre jugement. Vous ne faites pas attention que j’ai pris de vous quantité de choses admirables, et que j’ai l’art de les faire passer à vos yeux pour des biens qui me sont propres, car dans tout ce que vous faites, dans tout ce que vous dites, et jusque dans vos regards, où votre âme est si bien peinte, vous donnez des leçons, sans le savoir, à une personne qui a pour vous autant de tendresse et d’admiration que vous m’en connaissez. Ainsi, ma chère, soyez désormais un peu moins prodigue de louanges, de peur qu’après l’aveu que je viens de faire, on ne vous soupçonne de prendre un plaisir secret à vous louer vous-même, en voulant qu’on ne vous croie occupée que de l’éloge d’autrui.

Il est vrai que la tranquillité de notre famille a souffert beaucoup d’altération, pour ne pas dire que tout y est comme en tumulte, depuis le malheureux évènement auquel l’amitié vous rend si sensible. J’en ai porté tout le blâme. Ceux qui me veulent du mal n’avaient qu’à laisser mon cœur à lui-même. J’aurais été trop touchée de ce fatal accident, si j’avais été épargnée avec justice par tout autre que moi ; car, soit par un coupable sentiment d’impatience, qui peut venir de ce qu’ayant toujours été traitée avec beaucoup d’indulgence, je ne suis point endurcie aux reproches, soit par le regret d’entendre censurer à mon occasion des personnes dont mon devoir est de prendre la défense, j’ai souhaité plus d’une fois qu’il eût plu au ciel de me retirer à lui dans ma dernière maladie, lorsque je jouissais de l’amitié et de la bonne opinion de tout le monde : mais plus souvent encore de n’avoir pas reçu de mon grand-père une distinction qui, suivant les apparences, m’a fait perdre l’affection de mon frère et de ma sœur, ou du moins, qui, ayant excité leur jalousie et des craintes pour d’autres faveurs de mes deux oncles, fait disparaître quelquefois leur tendresse.

La fièvre ayant quitté heureusement mon frère, et sa blessure étant en bon état, quoi qu’il n’ait pas encore risqué de sortir, je veux vous faire la petite histoire que vous désirez, avec toute l’exactitude que vous m’avez recommandée. Mais puisse le ciel nous préserver de tout nouvel événement, qui vous obligeât de la publier dans les vues pour lesquelles votre bonté vous fait craindre qu’elle ne devienne nécessaire !

Ce fut en conséquence de quelques explications entre milord M… et mon oncle Antonin que, du consentement de mon père et de ma mère, M. Lovelace rendit sa première visite à ma sœur Arabelle. Mon frère était alors en Écosse, occupé à visiter la belle terre qui lui a été laissée par sa généreuse marraine, avec une autre dans Yorkshire, qui n’est pas moins considérable. J’étais, de mon côté, à ma ménagerie[1], pour donner quelques ordres dans cette terre, que mon grand-père m’a léguée, et dont on me laisse une fois l’an l’inspection, quoique j’aie remis tous mes droits entre les mains de mon père.

Ma sœur m’y rendit visite le lendemain du jour qu’on lui avait amené M. Lovelace. Elle me parut extrêmement contente de lui. Elle me vanta sa naissance, la fortune dont il jouissait déjà, qui était de deux mille livres sterling de rente en biens clairs, comme milord M… en avait assuré mon oncle, la riche succession de ce seigneur, dont il était héritier présomptif, et ses grandes espérances du côté de Lady Sara Sadleir, et de Lady Betti Lawrance, qui ne souhaitaient pas moins que son oncle de le voir marié, parce qu’il est le dernier de leur ligne. « Un si bel homme ! Oh ! sa chère Clary[2] ! (Car, dans l’abondance de sa bonne humeur, elle était prête alors à m’aimer.) Il n’était que trop bel homme pour elle. Que n’était-elle aussi aimable que quelqu’un de sa connaissance ! Elle aurait pu espérer de conserver son affection : car elle avait entendu dire qu’il était dissipé, fort dissipé ; qu’il était léger, qu’il aimait les intrigues. Mais il était jeune. Il était homme d’esprit. Il reconnaîtrait ses erreurs, pourvu qu’elle eût seulement la patience de supporter ses faiblesses, si ses faiblesses n’étaient pas guéries par le mariage. » Après cette excursion, elle me proposa de voir ce charmant homme ; c’est le nom qu’elle lui donna. Elle retomba dans ses réflexions sur la crainte de n’être pas assez belle pour lui. Elle ajouta qu’il était bien fâcheux qu’un homme eût, de ce côté-là, tant d’avantage sur sa femme. Mais, s’approchant alors d’une glace, elle commença bientôt à se complimenter elle-même ; à trouver « qu’elle était assez bien ; que quantité de femmes, qu’on estimait passables, lui étaient fort inférieures. On avait toujours jugé sa figure agréable. Elle voulait bien m’apprendre que l’agrément, n’ayant pas tant à perdre que la beauté, était ordinairement plus durable ; et se tournant encore vers le miroir : certainement ses traits n’étaient pas irréguliers, ses yeux n’étaient pas mal ». Je me souviens en effet que, dans cette occasion, ils avaient quelque chose de plus brillant qu’à l’ordinaire. Enfin elle ne se trouva aucun défaut, « quoiqu’elle ne fût pas sûre, ajouta-t-elle, d’avoir rien d’extrêmement engageant. Qu’en dites-vous, Clary ? »

Pardon, ma chère. Il ne m’est jamais arrivé de révéler ces petites misères ; jamais, pas même à vous : et je ne parlerais pas aujourd’hui si librement d’une sœur, si je ne savais, comme vous le verrez bientôt, qu’elle se fait un mérite auprès de mon frère de désavouer qu’elle ait jamais eu du goût pour M. Lovelace. Et puis vous aimez le détail dans les descriptions, et vous ne voulez pas que je passe sur l’air et la manière dont les choses sont prononcées, parce que vous êtes persuadée, avec raison, que ces accompagnemens expriment souvent plus que les paroles.

Je la félicitai de ses espérances. Elle reçut mes complimens avec un grand retour de complaisance sur elle-même. La seconde visite de M. Lovelace parut faire sur elle encore plus d’impression. Cependant il n’eut pas d’explication particulière avec elle, quoiqu’on n’eût pas manqué de lui en ménager l’occasion. Ce fut un sujet d’étonnement ; d’autant plus qu’en l’introduisant dans notre famille, mon oncle avait déclaré que ses visites étaient pour ma sœur. Mais, comme les femmes qui sont contentes d’elles-mêmes, excusent facilement une négligence dans ceux dont elles veulent obtenir l’estime, ma sœur trouva une raison fort à l’avantage de M. Lovelace, pour expliquer son silence ; c’était pure timidité : de la timidité, ma chère, dans M. Lovelace ! Assurément, tout vif et tout enjoué qu’il est, il n’a pas l’air impudent : mais je m’imagine qu’il s’est passé beaucoup, beaucoup d’années, depuis qu’il était timide.

Cependant ma sœur s’attacha fort à cette idée. « Réellement, disait-elle, M. Lovelace ne méritait pas la mauvaise réputation qu’on lui faisait du côté des femmes. C’était un homme modeste. Elle avait cru s’apercevoir qu’il avait voulu s’expliquer. Mais une ou deux fois, lorsqu’il avait paru prêt d’ouvrir la bouche, il avait été retenu par une si agréable confusion ! Il lui avait témoigné un si profond respect ! C’était, à son avis, la plus parfaite marque de considération. Elle aimait extrêmement qu’en galanterie un homme fût toujours respectueux pour sa maîtresse. » Je crois, ma chère, que nous pensons toutes de même, et avec raison : puisque, si j’en dois juger par ce que j’ai vu dans plusieurs familles, le respect ne diminue que trop après le mariage. Ma sœur promit à ma tante Hervey d’user de moins de réserve la première fois que M. Lovelace se présenterait devant elle. « Elle n’était point de ces femmes qui se font un amusement de l’embarras d’autrui. Elle ne comprenait pas quel plaisir on peut prendre à chagriner une personne qui mérite d’être bien traitée, surtout lorsqu’on est sûre de son estime. » Je souhaite qu’elle n’eût point en vue quelqu’un que j’aime tendrement. Cependant sa censure ne serait-elle pas injuste ? Je la crois telle ; n’est-il pas vrai, ma chère ? à l’exception, peut-être, de quelques mots un peu durs[3]. Dans la troisième visite, Bella se conduisit par un principe si plein de raison et d’humanité ; de sorte que, sur le récit qu’elle en fit elle-même, M Lovelace devait s’être expliqué. Mais sa timidité fut encore la même. Il n’eut pas la force de surmonter un respect si peu de saison. Ainsi cette visite n’eut pas d’autres succès que les premières.

Ma sœur ne dissimula plus son mécontentement. Elle compara le caractère général de M Lovelace, avec la conduite particulière qu’il tenait avec elle ; et n’ayant jamais fait d’autre épreuve de galanterie, elle avoua qu’un amant si bizarre lui causait beaucoup d’embarras. " quelles étoient ses vues ? Ne lui avait-il pas été présenté comme un homme qui prétendait à sa main ? Ce ne pouvait être timidité, à présent qu’elle y pensait ; puisqu’en supposant que le courage lui manquât pour s’ouvrir à elle-même, il aurait pu s’expliquer avec son oncle. Non que d’ailleurs elle s’en souciât beaucoup ; mais n’était-il pas juste qu’une femme apprît les intentions d’un homme de sa propre bouche, lorsqu’il pensait à l’épouser ? Pour ne rien déguiser, elle commençait à croire qu’il cherchait moins à cultiver son estime, que celle de sa mère. à la vérité, tout le monde admirait avec raison la conversation de sa mère : mais si M Lovelace croyait avancer ses affaires par cette voie, il était dans l’erreur : et pour son propre avantage, il devait donner des raisons d’en bien user avec lui, s’il parvenait à faire approuver ses prétentions. Sa conduite, elle ne faisait pas difficulté de le dire, lui paroissait d’autant plus extraordinaire, qu’il continuait ses visites en marquant une passion extrême de cultiver l’amitié de toute la famille, et que si elle pouvait prendre sur elle de se joindre à l’opinion que tout le monde avait de lui, il ne pouvait douter qu’elle n’eût assez d’esprit pour l’entendre à demi-mot, puisqu’il avait remarqué quantité d’assez bonnes choses qui étoient sorties de sa bouche, et qu’il avait paru les entendre avec admiration. Elle était obligée de le dire, les réserves coutaient beaucoup à un caractère aussi ouvert et aussi libre que le sien. Cependant elle étoit bien aise d’assurer ma tante (à qui tout ce discours était adressé) qu’elle n’oublierait jamais ce qu’elle devait à son sexe et à elle-même ; M Lovelace fût-il aussi exempt de reproche par sa morale que par sa figure, et devint-il beaucoup plus pressant dans ses soins " ? Je n’étais pas de son conseil. J’étais encore absente. La résolution fut prise, entre ma tante et elle, que s’il n’arrivait rien, dans sa première visite, qui parût lui promettre une explication, elle prendrait un air froid et composé. Mais il me semble que ma sœur n’avait pas bien considéré le fond des choses. Ce n’était pas cette méthode, comme l’expérience l’a fait voir, qu’il fallait employer avec un homme de la pénétration de M Lovelace, sur des points de pure omission, ni même avec tout autre homme ; car, si l’amour n’a pas jeté des racines assez profondes pour en faire naître la déclaration, sur-tout lorsque l’occasion en est offerte, il ne faut pas attendre que le chagrin et le ressentiment puissent servir à l’avancer. D’ailleurs, ma chère sœur n’a pas naturellement la meilleure humeur du monde. C’est une vérité que je m’efforcerais inutilement de cacher, sur-tout à vous. Il y a donc beaucoup d’apparence qu’en voulant paraître un peu plus difficile qu’à l’ordinaire, elle ne se montra pas fort à son avantage.

J’ignore comment cette conversation fut ménagée. On serait tenté de croire, par l’événement, que M Lovelace fut assez généreux, non-seulement pour saisir l’occasion qu’on lui offrait, mais encore pour l’augmenter. Cependant il jugea aussi qu’il était à propos de toucher la question ; mais ce ne fut, dit-elle à ma tante, qu’après l’avoir jetée, par divers degrés, dans un tel excès de mauvaise humeur, qu’il lui fut impossible de se remettre sur le champ. Il reprit son discours en homme qui attend une réponse décisive, sans lui laisser le temps de revenir à elle-même, et sans faire aucun effort pour l’adoucir ; de sorte qu’elle se vit dans la nécessité de persister dans son refus. Cependant elle lui donna quelques raisons de croire qu’elle ne désapprouvait pas sa recherche, et qu’elle n’était dégoûtée que de la forme ; en se plaignant qu’il adressât ses soins à sa mère, plus qu’à elle-même, comme s’il eût été sûr de son consentement dans toutes sortes de circonstances. J’avoue qu’un tel refus pouvait être pris pour un encouragement ; et tout le reste de sa réponse fut dans le même goût : " peu d’inclination pour un changement d’état, souverainement heureuse comme elle était, pouvait-elle être jamais plus heureuse" ? Et d’autres négatives, que je crois pouvoir nommer un consentement, sans faire tomber néanmoins mes réflexions sur ma sœur : dans ces circonstances, que peut dire une jeune fille, lorsqu’elle a lieu de craindre qu’un consentement trop prompt ne l’expose au mépris d’un sexe qui n’estime le bonheur qu’il obtient qu’à proportion des difficultés qu’il lui coûte ? La réponse de Miss Bidulphe à quelques vers d’un homme qui reprochait à notre sexe d’aimer le déguisement, n’est pas trop mauvaise, quoique vous la puissiez trouver un peu libre de la part d’une femme :

"Sexe peu généreux,… etc. "

je suis obligée de quitter ici la plume ; mais je compte la reprendre bientôt.


  1. Dairyhouse signifie laiterie ; le grand-père de Clarisse, pour l’attirer chez lui, lorsqu’on voulait bien se priver d’elle ailleurs, lui avait laissé la liberté de faire dans sa terre une ménagerie de son goût. Elle y avait réuni toutes les commodités possibles, avec une élégante simplicité, et la terre en avait pris le nom de Dairyhouse, par le désir même du grand-père, quoiqu’on la nommât avant The Grove, c’est-à-dire le bosquet.
  2. Diminutif de Clarisse, petit nom de tendresse.
  3. Cette allusion paraîtrait obscure, si l’on n’était averti d’avance qu’elle regarde la consuite de miss Howe à l’égard d’un jeune homme qui la recherchait en mariage.