Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 187

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 93-94).


Miss Howe, à Miss Clarisse Harlove.

jeudi, 18 de mai. Je n’ai, ma chère amie, ni le tems, ni la patience de répondre à tous les articles de votre lettre, que je viens de recevoir. Les propositions de M Lovelace sont l’unique chose que j’approuve de lui. Cependant je pense, comme vous, qu’elles ne finissent point avec la chaleur et l’empressement auquel nous devions nous attendre. De ma vie je n’ai rien entendu ni rien lu qui approche de sa patience, avec son bonheur entre ses mains. Mais, entre vous et moi, ma chère, je m’imagine que les misérables de son espèce n’ont pas la même ardeur qu’on voit aux honnêtes gens. Qui sait, comme votre sœur Bella le disait dans son dépit, s’il n’a pas une douzaine de créatures dont il faut qu’il se défasse avant que de former un engagement pour la vie ? Au fond, je ne crois pas que vous deviez vous attendre à le voir honnête homme avant sa grande année climatérique. Lui, prendre prétexte, pour des délais, d’un compliment qu’il est obligé de faire à milord M ! Lui, dont le caractère est de n’avoir jamais connu ce que c’est que la complaisance pour ses proches ! La patience me manque. Il est bien vrai, ma chère, que vous auriez eu besoin de l’intervention d’un ami, dans l’intéressante occasion qui faisait le sujet de votre lettre d’hier matin. Mais, sur ma parole ! Si j’avais été dans votre situation, et traitée comme vous me l’avez écrit, je lui aurais arraché les yeux ; après quoi, j’aurais laissé à son propre cœur le soin de lui en apprendre la raison. plût au ciel que, sans être obligé de faire de compliment à personne, son jour heureux fût demain ! l’infame ! Après avoir commencé par vous faire sentir la nécessité du compliment ! Et n’est-ce pas sur vous, après cela, qu’il rejette le délai ? Misérable qu’il est ! Que mon cœur souffre ! Mais, dans les termes où vous êtes ensemble, mes ressentimens sont hors de saison. Cependant je ne sais pas non plus s’ils le sont ; puisque le plus cruel destin, pour une femme, est de se voir forcée de prendre un homme que son cœur méprise. Il est impossible que vous ne le méprisiez pas, du moins par intervalles. Il a porté le poing au front, lorsque vous l’avez quitté en colère : que son poing n’était-il une hache, dans les mains de son plus mortel ennemi ! Je veux m’efforcer de tirer de ma tête quelque méthode, quelque invention pour vous délivrer de lui, et pour vous fixer dans un lieu sûr, jusqu’à l’arrivée de votre cousin Morden ; une invention qui soit toujours prête, et que vous puissiez suivre dans l’occasion. Vous êtes sûre, dites-vous, de pouvoir sortir quand il vous plaît ; et vous l’êtes aussi que notre correspondance est à couvert. Cependant par les mêmes raisons que je vous ai représentées, et qui regardent votre réputation, je ne puis souhaiter que vous le quittiez, aussi long-temps qu’il ne vous donnera pas sujet de soupçonner son honneur. Mais je juge que votre cœur serait plus tranquille, si vous pouviez compter sur une retraite dans le cas de la nécessité. Je répète encore une fois que je n’ai pas la moindre notion qu’il puisse ou qu’il ose former le dessein de vous outrager. Mais il en faut donc conclure que c’est un fou, ma chère, voilà tout. Puisque le sort néanmoins vous jette entre les mains d’un fou, soyez la femme d’un fou à la première occasion ; et quoique je ne doute point qu’il ne soit le plus difficile des fous à gouverner, comme sont tous les fous qui ont de l’esprit et de la vanité, prenez-le comme un châtiment, puisque vous ne sauriez le prendre comme une récompense ; en un mot, comme un mari que le ciel vous donne pour vous convaincre qu’il n’y a dans cette vie que des imperfections. Mon impatience sera extrême jusqu’à l’arrivée de votre première lettre.