Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 180

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 70-73).


Madame Harlove, à Madame Norton.

samedi, 13 mai. J’exécute ma promesse, en répondant par écrit à vos informations. Mais gardez-vous d’en parler à personne ; soit à la Betty de ma fille Bella, qui vous rend quelquefois visite, à ce que j’apprends ; soit à la pauvre malheureuse elle-même : à personne en un mot ; je vous le recommande absolument. J’ai le cœur plein ; je me soulagerai en prenant la plume : et peut-être m’arrêterai-je bien plus à la peinture de mes peines, qu’à la réponse que je vous ai promise. Vous savez combien cette ingrate personne nous a toujours été chère. Vous savez quel plaisir nous nous faisions de nous joindre à ceux qui la voyaient ou qui conversaient avec elle, pour la louer et pour l’admirer. Il nous arrivait même assez souvent de passer les bornes d’une certaine modestie, qui devait nous rendre plus réservées, parce que c’était notre fille. Mais nous pensions qu’il y avait plus à craindre de marquer de l’aveuglement et de l’affectation, en refusant nos louanges aux apparences d’un mérite si distingué, que de nous attirer un reproche d’orgueil et de partialité, en louant ce qui nous appartenoit. Ainsi, lorsqu’on nous félicitait d’avoir une telle fille, nous recevions ce compliment sans le trouver excessif. Si l’on admirait notre bonheur, nous convenions que jamais parens n’avoient été plus heureux dans une fille. Si l’on observait particulièrement le respect qu’elle avait pour nous, il est vrai, disions-nous, qu’elle ne sait pas manquer au devoir. Si nous entendions dire que Clarisse avait de l’esprit et de la pénétration fort au-delà de son âge, au lieu de rabaisser son esprit, nous ajoutions que son jugement n’était pas moins extraordinaire. Si l’on faisait l’éloge de sa prudence, et de cet esprit réfléchi qui suppléait en elle au défaut des années et de l’expérience, nous répondions, avec une sorte de vanité : Clarisse Harlove est en état de donner des leçons à tout le monde. Pardonnez, ma chère Norton, ah ! Pardonnez la tendresse d’une mère. Mais je sais que vous aurez cette indulgence pour moi. Cet enfant était aussi le vôtre, tandis qu’il n’y avait rien à lui reprocher. Il faisait votre gloire comme la mienne. Mais n’entendiez-vous pas les étrangers, lorsqu’ils la voyaient aller à l’église, qui, s’arrêtant pour l’admirer, la traitaient de créature angélique ; pendant que ceux de qui elle était connue, croyaient avoir dit assez, en répondant que c’était Miss Clarisse Harlove ; comme si tout le monde eût été obligé de connaître Miss Clarisse Harlove, ou d’avoir entendu parler d’elle et de ses perfections. De son côté, accoutumée dès l’enfance à ce tribut de louanges, l’habitude en était trop familière pour lui faire changer quelque chose à sa marche ou à ses regards. Pour moi, je ne pouvais me dérober un plaisir qui avait peut-être une vanité coupable pour fondement, lorsqu’on me parlait ou qu’on s’adressait à moi comme à sa mère. M Harlove et moi, nous sentions croître notre affection l’un pour l’autre, en nous applaudissant de la part que nous avions eue à cet admirable ouvrage. Encore, encore un peu d’indulgence pour ces tendres effusions d’un cœur maternel ! Je pourrais m’attacher éternellement au souvenir de ce qu’elle était : que ne puis-je écarter de mon esprit ce qu’elle est devenue ! Dans un âge si tendre, je pouvais déposer toutes mes peines dans son sein, sûre de trouver, dans sa prudence, du conseil et de la consolation, et l’un et l’autre insinués d’une manière si humble, si respectueuse, qu’il étoit impossible d’y remarquer la moindre de ces indiscrétions que la différence des années et du caractère, entre une mère et une fille, aurait pu faire appréhender de toute autre enfant. Elle faisait notre gloire au-dehors, et nos délices dans l’intérieur de la maison. Entre ses parens, chacun était passionné pour sa compagnie. Ils se la disputaient entr’eux. Son père et moi, nous ne l’accordions qu’à regret à ses oncles et à sa tante : et s’il s’élevait quelque différent dans la famille, c’était à l’occasion de ses visites, et du temps qu’elle devait passer chez l’un ou chez l’autre. Jamais elle n’a reçu de nous d’autres marques de mécontentement ou d’humeur, que celles des amans ; c’est-à-dire, des reproches tendres, lorsqu’elle s’enfermait trop long-temps pour ces charmantes et utiles occupations dont toute la maison, néanmoins, tirait de si grands avantages. Nos autres enfans, quoiqu’ils aient toujours été d’un fort bon caractère, avoient peut-être raison de se croire un peu négligés. Mais ils rendaient tant de justice à la supériorité de leur sœur, que, reconnaissant l’honneur qu’elle faisait à la famille, ils n’étoient pas capables de la regarder d’un œil d’envie. Entre des frères et des sœurs, une différence de cette nature n’excite que l’émulation. Clary, vous le savez, chère Norton, donnait du lustre à toute la famille. à présent, qu’elle nous a quittés, hélas ! Quittés avec tant de confusion pour tous ses proches, nous sommes dépouillés de notre véritable ornement ; nous ne sommes plus qu’une famille ordinaire. Vanterai-je ses talens, sa voix, son habileté dans la musique et la peinture, l’excellence de son aiguille, cette élégance dans la manière de se mettre, qui faisait dire à toutes les dames du voisinage qu’elles n’avoient pas besoin des modes de Londres, et que le goût naturel de Clarisse Harlove était fort au-dessus des recherches de l’art ; son air aisé et tous les charmes de sa figure, ses profondes lectures, dont le fruit, augmenté par ses réflexions, ne changeait rien à ses manières ouvertes, et ne diminuait pas son modeste enjouement ? ô ma chère Norton ! Quel délicieux enfant avois-je autrefois dans ma Clarisse ! Je ne dis rien que vous ne sachiez comme moi, comme tout le monde, et même encore mieux ; car une partie de ses perfections venait de vous ; et vous lui aviez donné, avec le lait, ce qu’on ne pouvait attendre de toute autre nourrice. Et croyez-vous, ma digne femme, croyez-vous que la chûte volontaire d’un enfant si précieux puisse jamais être pardonnée ? Peut-elle croire elle-même que l’abus de tant de talens qui lui ont été confiés par le ciel, ne mérite pas le plus sévère châtiment ? Sa faute est une faute préméditée, où l’artifice et la ruse ont joué les premiers rôles. Elle a trompé l’attente de tout le monde. C’est une tache pour tout son sexe, comme pour la famille dont elle est sortie. Quelqu’un se serait-il jamais imaginé qu’une jeune personne de son caractère, qui avait sauvé sa trop vive amie du danger d’épouser un libertin, prendrait la fuite elle-même avec le plus infame et le plus renommé de tous les débauchés ; avec un homme dont elle connaissait les mœurs pires mille fois que celles de l’homme dont elle avait sauvé son amie ; avec un homme qui a presque ôté la vie à son frère, et qui n’a pas cessé un moment de braver toute notre famille ? Pensez-y pour moi, ma bonne Norton ; jugez quel doit être le malheur de ma vie, en qualité de femme et de mère. Que de jours d’affliction ! Que de nuits passées dans l’insomnie ! Obligée néanmoins d’étouffer la douleur qui me ronge, pour adoucir des esprits violents, et pour arrêter de nouveaux désastres. ô cruelle, cruelle fille ! Avoir si bien connu ce qu’elle faisait ! Avoir été capable d’en prévoir toutes les conséquences ! Elle que nous aurions cru disposée à souffrir la mort, plutôt que de consentir à sa honte ! Sa prudence, si long-temps éprouvée, ne lui laisse aucune excuse. Comment pourrais-je donc entreprendre de plaider pour elle, quand l’indulgence maternelle me porterait moi-même à lui pardonner ? D’ailleurs, toute l’humiliation que nous avions à craindre de cette disgrâce n’estelle pas déjà tombée sur nous ? Manque-t-il quelque chose à la sienne ? Si le dégoût la prend aujourd’hui pour les mœurs de ce malheureux, n’avait-elle pas la même raison d’en ressentir avant sa fuite ? Seroit-ce sa propre expérience ?… ah ! Ma chère bonne femme, je doute, je doute… le caractère de l’homme ne ferait-il pas douter d’un ange, s’il lui tombait un ange entre les mains ? Le public en jugera dans le plus mauvais sens, et j’apprends qu’il l’a déjà fait. Son frère le dit. Son père le craint. Ha ! Que puis-je faire ? Elle connaissait notre aversion pour lui, comme son caractère. Il faut donc que, pour de nouveaux motifs, il y ait quelque nouvelle raison. ô ma chère Madame Norton ! Comment pourrai-je, comment pourrez-vous supporter les craintes où ces idées nous conduisent ? il la presse continuellement, m’avez-vous dit, et tous ses parens la sollicitent de l’épouser . Elle a ses raisons, sans doute, elle a ses raisons pour s’adresser à nous ; et son crime est d’une nature à nous faire redouter quelque nouvelle disgrâce. Dans quels précipices un cœur égaré n’est-il pas capable de se laisser conduire après une criminelle démarche ? Il n’est que trop vraisemblable qu’on cherche à nous sonder, pour ménager la vanité d’un esprit opiniâtre, qui se réserve le pouvoir de nier ou de se rétracter. Mais enfin, quand j’aurais du penchant à plaider pour elle, c’est à présent le moins favorable de tous les temps : à présent que mon frère Jules (comme il est venu nous le dire ce matin) a rejeté les sollicitations de M Hickman, et qu’il en a été applaudi ; à présent que mon frère Antonin pense à faire passer ses grands biens dans une autre famille ; elle-même s’attend, sans doute, à rentrer dans la terre de son grand-père, en conséquence d’une réconciliation, et comme une récompense pour sa faute ; et s’en tenant d’ailleurs aux termes qu’elle offrait auparavant, et qui ont déjà été refusés ; refusés, je puis le dire, sans qu’il y ait eu de ma faute. Vous ferez sur toutes ces raisons une réponse telle que le cas la demande. Dans les conjonctures présentes, parler pour elle, ce serait renoncer à tout le repos de ma vie. Que le ciel lui pardonne ! Si je le fais aussi, mon exemple ne sera suivi de personne. Pour votre intérêt comme pour le mien, qu’on ne sache pas même que vous et moi nous avons mis ce sujet en délibération ; et je vous recommande de ne m’en plus parler sans ma permission particulière ; car c’est me faire saigner inutilement le cœur par autant de ruisseaux que j’ai de veines. Cependant ne me croyez point insensible à de véritables marques de pénitence et de remords. Mais c’est un nouveau tourment pour moi d’avoir de la bonne volonté sans aucun pouvoir. Adieu, adieu ! Attendons toutes deux notre consolation du ciel. Puisse-t-il inspirer à cette fille, autrefois si chère, (hélas ! Elle me le sera toujours, car une mère peut-elle oublier son enfant ?) un véritable sentiment de repentance, et ne pas la punir suivant l’énormité de sa faute ! C’est la prière de votre sincère amie,