Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 18

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 85-87).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

samedi, 4 mars.

N’auriez-vous pas cru qu’on pouvait obtenir quelque chose en ma faveur, d’une offre si raisonnable, d’un expédient si propre, suivant mes idées, à finir honnêtement, et comme de moi-même, une correspondance dont je ne vois pas autrement le moyen de me délivrer avec sûreté pour quelques personnes de ma famille ? Mais le plan de mon frère, et l’impatience de mon père à la moindre contradiction, sont des obstacles invincibles.

Je ne me suis pas mise au lit de toute la nuit, et je ne sens encore aucun besoin de dormir. L’attente, l’espérance, le doute, m’ont tenue assez en garde contre le sommeil. Quel état ! Je suis descendue à mon heure ordinaire, afin qu’on ne s’aperçût point que je ne m’étais pas mise au lit, et j’ai donné mes soins au détail domestique.

Vers les huit heures, Chorey est venue m’apporter, de la part de ma mère, l’ordre de me rendre à sa chambre.

Ma mère avait pleuré, je l’ai remarqué à ses yeux. Mais ses regards semblaient moins tendres et moins affectionnés qu’hier ; et cette observation m’ayant d’abord causé de l’effroi, j’ai senti tout d’un coup mes esprits fort abattus. Asseyez-vous, Clarisse ; nous nous entretiendrons bientôt. Elle était à chercher dans un tiroir, parmi des dentelles et du linge, sans avoir l’air d’être occupée, ni de ne l’être pas. Mais un moment après, elle m’a demandé froidement quels ordres j’avais donnés pour ce jour là. Je lui ai présenté l’état du jour et du lendemain, en la priant de voir si elle l’approuvoit. Elle y a fait quelques changemens, mais d’un air si froid et si composé, que j’en ai senti croître mon embarras. M Harlove parle de dîner aujourd’hui dehors ; c’est, je crois, chez mon frère Antonin. M Harlove ! Et non pas votre père ! N’ai-je donc plus de père ? Ai-je pensé en moi-même.

Asseyez-vous, quand je vous l’ordonne. Je me suis assise. Vous avez l’air bien taciturne, Clary.

Ce n’est pas mon intention, madame. Si les enfans voulaient toujours être enfans…, leurs parens… elle n’a point achevé. Elle s’est approchée de sa toilette, et se regardant dans le miroir, elle a poussé un demi-soupir ; l’autre moitié, elle l’a filée doucement, comme si la première lui était échappée malgré elle.

Je n’aime point cet air sombre sur le visage d’une jeune fille.

Je vous assure, madame, que ce n’est pas mon dessein. Je me suis levée ; et me tournant tout à fait, j’ai tiré mon mouchoir pour essuyer les larmes que je sentais couler sur mes joues. Une glace, qui se trouvait devant mes yeux, m’a fait reconnaître ma mère, dans un coup d’œil adouci qu’elle a jeté sur moi. Mais ses discours n’ont pas confirmé ce mouvement de tendresse. Une des choses du monde qui irrite le plus, c’est de voir pleurer les gens pour ce qu’il dépend d’eux d’empêcher.

Plût au ciel, madame, que j’en eusse le pouvoir ! Il m’est échappé là-dessus quelques sanglots. Les larmes de regret et les sanglots d’obstination s’accordent fort bien ensemble. Vous pouvez remonter chez vous. Je vous parlerai bientôt. J’ai fait une profonde révérence pour me retirer. Finissez ces démonstrations extérieures de respect. Le cœur, Clary, est ce qui vous manque pour moi. Ah, madame ! Vous l’avez parfaitement. Il n’est pas tant à moi qu’à ma chère maman. Charmant langage ! Si l’obéissance, comme dit quelqu’un, consistait dans les paroles, Clarisse Harlove serait la plus obéissante fille qui respire.

Que le ciel bénisse ce quelqu’un ! Quel qu’il soit, que le ciel le bénisse ! J’ai fait une seconde révérence, et suivant ses ordres, je me suis tournée pour sortir.

Elle a paru fort émue : mais la résolution étoit prise de me quereller. Ainsi, détournant le visage, elle m’a dit d’un ton fort vif, où allez-vous donc, Clarisse Harlove ?

Vous m’avez ordonné, madame, de retourner à ma chambre.

Je vois que vous avez beaucoup d’empressement à me quitter. Est-ce l’effet de votre obéissance ou de votre obstination ? Il me semble que vous êtes bientôt lasse de me voir. Je n’ai pu résister plus long-temps. Je me suis jetée à ses pieds. ô ma chère maman ! Apprenez-moi tout ce que j’ai à souffrir. Apprenez-moi ce qu’il faut que je devienne. Je supporterai tout, si mes forces le permettent ; mais je ne puis supporter le malheur de vous déplaire. Laissez-moi, laissez-moi, Clarisse. Il n’est pas question de cette posture. Les genoux si souples et le cœur si opiniâtre ! Levez-vous. Je ne puis me lever. Je veux désobéir à ma mère, lorsqu’elle m’ordonne de la quitter, sans m’avoir rendu ses bonnes grâces. Ce n’est plus mauvaise humeur ; ce n’est plus obstination : c’est bien pis, puisque c’est désobéissance formelle. Ah ! Ne vous arrachez point de moi (la serrant de mes bras, dont je tenais ses genoux embrassés ; elle, faisant des efforts pour se dégager ; mon visage levé vers le sien, avec des yeux qui n’étoient pas les interprètes fidèles de mon cœur, s’ils ne respiraient pas l’humilité et le respect) ; non, non, vous ne vous arracherez pas de moi (car elle s’efforçait toujours de se retirer, et ses regards se promenaient de côté et d’autre dans un tendre désordre, comme si elle eût été incertaine de ce qu’elle devait faire) ; je ne veux ni me lever, ni vous quitter, ni vous laisser partir, que vous ne m’ayez dit que vous n’êtes plus fâchée contre moi.

ô toi, qui m’émeus jusqu’au fond du cœur, chère enfant ! (jetant ses chers bras autour de mon cou, tandis que les miens continuaient d’embrasser ses genoux)… pourquoi me suis je chargée de cette commission ?… mais laissez-moi. Vous m’avez jetée dans un désordre inexprimable. Laissez-moi, ma chère ! Je ne serai plus fâchée contre vous… si je puis m’en empêcher… si vous êtes raisonnable.

Je me suis levée toute tremblante : et sachant à peine ce que je faisais, ou comment je pouvais me tenir debout et marcher, j’ai repris le chemin de ma chambre. Hannah m’a suivie aussi-tôt qu’elle m’a entendue quitter ma mère. Elle m’a présenté des sels ; elle m’a jeté de l’eau fraîche, pour soutenir mes esprits, et c’est tout ce qu’elle a pu faire que de m’empêcher de m’évanouir. Il s’est passé près de deux heures avant que j’aie été capable de prendre ma plume pour vous écrire la malheureuse fin de mes espérances. Ma mère est descendue à l’heure du déjeûner. Je n’étais pas en état de paraître. Mais quand j’aurais été mieux, je suppose qu’on ne m’aurait pas appelée, puisque mon père a fait entendre, lorsqu’il est monté à ma chambre, qu’il ne veut me voir que lorsque je serai digne du nom de sa fille ; ce que je crains bien, de n’être jamais dans son opinion, s’il ne change pas d’idées par rapport à M Solmes.