Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 176

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 66-68).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

vendredi, 12 mai. Je dois me taire, ma noble amie, en recevant des louanges qui me font sentir vivement combien j’en suis indigne ; quoiqu’en même-tems votre généreuse intention ait la force de relever mon courage. Il est si doux de se voir estimé des personnes qu’on aime, et de trouver des ames capables de porter l’amitié au-delà des disgrâces humaines, des évènemens et même des liens du sang. Quelque tems, ma chère, qu’on doive nommer ma saison brillante , l’adversité d’une amie est la vôtre. Je ne sais s’il m’est permis de regretter mes afflictions, lorsqu’elles vous donnent occasion d’exercer si glorieusement des qualités qui non-seulement anoblissent notre sexe, mais qui élèvent la dignité de la nature humaine. Souffrez que je passe à des sujets moins agréables. Je suis fâchée que vous ayez sujet de croire que les projets de Singleton subsistent encore. Mais qui sait ce que le matelot avait à proposer ? Cependant, si l’on avait eu quelque vue favorable, il n’y a pas d’apparence qu’on eût employé cette voie. Soyez sûre, ma chère, qu’il n’y a aucun danger pour vos lettres. J’ai pris occasion de l’entreprise hardie de M Lovelace, comme je vous ai marqué que je me le proposais, pour le tenir éloigné depuis ; dans la vue d’attendre ce que j’ai à me promettre de mon oncle, et de me conserver la liberté d’embrasser les ouvertures favorables que je ne cesse pas d’espérer. Cependant il m’a fort importunée ; et je n’ai pu l’empêcher de m’amener deux fois M Mennell, qui est venu de la part de Madame Fretchville, pour m’entretenir de la maison. Si j’étais obligée de faire la paix avec lui, je ne me croirais propre qu’à me causer sans cesse du mal à moi-même. à l’égard de ses crimes nouvellement découverts, et du conseil que vous me donnez de me procurer quelqu’une de ses lettres et de m’attacher Dorcas, ces soins demanderont plus ou moins d’attention, suivant les espérances que je recevrai du côté de mon oncle. La continuation des infirmités d’Hannah me chagrine beaucoup. Ayez la bonté, ma chère, de vous informer, pour moi, si sa situation ne l’expose pas à quelque besoin. Je ne fermerai pas cette lettre jusqu’à demain ; car je suis résolue d’aller à l’église, autant pour remplir mon devoir, que pour essayer si j’ai la liberté de sortir quand il me plaît, sans être accompagnée. Dimanche, 14 de mai. Il ne m’a pas été possible d’éviter un petit débat avec M Lovelace. J’avais donné ordre qu’on fît venir un carrosse à la porte. Apprenant qu’il y étoit, je suis descendue de ma chambre pour m’y rendre ; mais j’ai rencontré Lovelace, un livre à la main, sans épée et sans chapeau. Il m’a demandé d’un air fort grave, quoique respectueux, si j’allais sortir. Je lui ai dit que c’était mon dessein. Il m’a priée de permettre qu’il m’accompagnât, si j’allais à l’église. Je l’ai refusé. Il s’est plaint amèrement de la manière dont je le traite ; et, pour le monde entier, m’a-t-il dit, il ne voudrait pas avoir une seconde semaine à passer, telle que la dernière. Je lui ai confessé naturellement que j’avais fait quelque démarche du côté de ma famille, et que j’étais résolue de ne voir personne jusqu’à ce que j’en eusse appris le succès. Il a rougi. Il a marqué de l’étonnement. Mais, étouffant quelque chose qu’il paroissait prêt à dire, il m’a représenté à quoi j’allais m’exposer de la part de Singleton, et combien je devais craindre de sortir sans être accompagnée. Ensuite il s’est plaint de Madame Fretchville, qui souhaite de passer quinze jours de plus dans sa maison. Elle voit, m’a-t-il dit, que j’ai peine à me déterminer pour conclure ; et qui sait sur quoi l’on peut compter avec une femme si vaporeuse ? Cette semaine, mademoiselle, est assurément bien malheureuse. Si je n’étais pas si mal dans vos bonnes grâces, vous seriez maîtresse à présent de cette maison ; et vraisemblablement vous y auriez déjà ma cousine Montaigu, ou ma tante même, avec vous. Ainsi, monsieur, lui ai-je répondu, votre cousine ne peut donc venir chez Madame Sinclair ? Quelles sont, je vous prie, ses objections contre Madame Sinclair ? Une maison, dans laquelle vous croyez que je puis passer un mois ou deux, ne convient-elle à aucune de vos parentes pour quelques jours ? Et puis, que dois-je penser du retardement de Madame Fretchville ? Là-dessus, je l’ai poussé, pour me faire un passage, et j’ai continué de marcher vers la porte. Il a appelé Dorcas pour se faire apporter son épée et son chapeau ; et se hâtant de marcher devant moi, il s’est placé entre moi et la porte. Là, il m’a suppliée encore de lui accorder la permission de m’accompagner. Madame Sinclair est venue à l’instant, et m’a demandé si je sortirais sans avoir pris le chocolat. Ce que je souhaiterais, lui ai-je dit, c’est que vous voulussiez engager M Lovelace à le prendre avec vous ; j’ignore si j’ai la liberté de sortir sans sa permission : et me tournant vers lui, je l’ai prié de m’apprendre si j’étais ici sa prisonnière. Dorcas lui ayant, à l’instant, apporté son épée et son chapeau, il a lui-même ouvert la porte ; et, pour toute réponse, il m’a pris la main, malgré ma résistance, et m’a conduite fort respectueusement au carrosse. Les passans m’ont paru s’arrêter avec quelques marques de surprise. Mais il est d’une figure si gracieuse, et toujours mis si galamment, qu’il attire sur lui les yeux de tout le monde. Je souffrais de me voir exposée aux regards. Il est monté dans le carrosse après moi, et le cocher a pris le chemin de Saint-Paul. Il n’a rien manqué à ses attentions dans le voyage et pendant l’office. Je me suis tenue dans la plus grande réserve ; et sans m’expliquer davantage, à notre retour, je me suis retirée dans ma chambre, où j’ai dîné seule, comme j’avais fait pendant la plus grande partie de la semaine. Cependant, lorsqu’il m’a vue dans cette résolution, il m’a dit qu’il continuerait à la vérité de garder un respectueux silence, jusqu’à ce que je fusse informée du succès de mes démarches ; mais qu’ensuite je devais m’attendre qu’il ne me laisserait pas un moment de repos, jusqu’à ce que j’eusse fixé son heureux jour ; pénétré comme il était jusqu’au fond du cœur, de mon humeur sombre, de mes ressentimens et de mes délais. Le misérable ! Lorsque je puis lui reprocher, avec un double regret, que le sujet de ses plaintes vient de lui-même ! Ah ! Plaise au ciel, que je reçoive d’heureuses nouvelles de mon oncle ! Adieu, très-chère amie. Cette lettre attendra l’arrivée de votre messager ; et celle qu’il m’apportera de vous en échange décidera sans doute de mon sort.