Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 162

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 35-38).

M Lovelace à M Belford.

mardi, 2 mai. Mercure, suivant nos fabulistes, ayant la curiosité de savoir dans quel degré d’estime il était parmi les mortels, descendit sous quelque déguisement, et marchanda dans la boutique d’un statuaire, un Jupiter, une Junon, ensuite quelques autres des dieux majeurs ; et venant à sa propre statue, il demanda aussi de quel prix elle étoit. Oh, lui dit l’artiste, achetez une des autres, et je vous donnerai celle-là par-dessus le marché. Le dieu des voleurs dût avoir l’air assez sot en recevant cette mortification pour sa vanité. Tu lui ressembles, Belford. Mille guinées ne te coûteraient rien pour obtenir l’estime de cette belle personne. Tu te croirais heureux qu’elle te trouvât seulement supportable, et pas tout-à-fait indigne de sa compagnie. En partant hier au soir, ou plutôt ce matin, tu m’as fait promettre de t’écrire deux mots à Edgware, pour t’apprendre ce qu’elle pense de toi et de tes camarades subalternes. Tes mille guinées sont à toi, mon pauvre Belford ; car vous lui déplaisez tous parfaitement ; et toi comme les autres. J’en suis assez fâché pour ta part ; et cela par deux raisons : l’une, que le motif de ta curiosité devait être crainte et mauvaise opinion de toi-même ; aulieu que celle du dieu des voleurs ne venant que d’une insupportable vanité, il méritait d’être renvoyé au ciel en rougissant d’une aventure dont il y a beaucoup d’apparence qu’il n’osa pas se vanter ; l’autre, que si on a du dégoût pour toi, je crains de n’être pas mieux dans l’esprit de la belle ; car ne sommes-nous pas des oiseaux du même plumage ? Je ne dois jamais parler de réformation, m’a-t-elle dit, avec des compagnons de cette espèce, et prenant autant de plaisir que j’en prends à vivre avec eux. Il ne m’est pas tombé dans l’esprit plus qu’à vous, qu’elle pût vous trouver à son gré ; mais vous connaissant pour mes amis, j’avais cru qu’une personne si bien élevée garderait plus de ménagement dans ses censures. Je ne sais comment va le monde, Belford ; mais les femmes se croient en droit de prendre toutes sortes de libertés avec nous, tandis que nous sommes impolis, et peut-être beaucoup pires, si nous ne débitons pas un tas de menteries maudites, et si nous ne faisons pas le blanc du noir en leur faveur. Elles nous forcent ainsi à l’hypocrisie ; et dans d’autres tems, elles nous reprochent de n’être que des trompeurs. Je vous ai défendu tous, le mieux que j’ai pu : mais, contre des principes tels que les siens, vous savez qu’on ne peut se défendre qu’en retraite. Voici quelques traits de votre apologie. " à des yeux purs, les moindres écarts paroissent une offense. Cependant je n’avais pas remarqué, pendant toute la soirée, que, dans vos discours ou dans vos manières, il y eût quelque chose à vous reprocher. Bien des gens n’étoient capables de parler que sur un ou deux sujets ; elle ne leur ressemblait pas, elle qui les possédait tous : mais il n’était pas surprenant que vous eussiez parlé de ce que vous savez le mieux, et que votre conversation se fût bornée aux simples objets des sens. Si elle nous avait un peu plus honorés de la sienne, elle aurait eu moins de dégoût pour la nôtre ; car elle avait vu avec quelle attention tout le monde se préparait à l’admirer lorsqu’elle ouvrait les lèvres. Belford, en particulier, m’avait dit, aussi-tôt qu’elle s’était retirée, que la vertu même parlait par sa bouche ; mais qu’elle lui avait imposé tant de respect, qu’il craindrait toujours, devant elle, de ne pas s’observer autant qu’il s’y croyait obligé ". à parler naturellement, m’a-t-elle dit, elle n’aimait ni mes compagnons, ni la maison où elle étoit. Je lui ai répondu que je n’aimais pas la maison plus qu’elle ; quoique les gens parussent assez civils, et qu’elle eût avoué qu’ils lui déplaisaient moins qu’à la première vue. Mais n’étions-nous pas à la veille d’en avoir une à nous ? " elle n’aimait pas Miss Partington. Quand sa fortune serait telle qu’on le disait, elle n’avait pas d’inclination à la choisir pour son amie. Il lui semblait étrange que la nuit précédente on se fût adressé à elle pour une proposition qui l’avait embarrassée ; tandis que les dames de la maison avoient sur le devant d’autres locataires, avec lesquels elles devaient être plus libres qu’avec une connaissance de deux jours ". J’ai feint d’ignorer tout-à-fait cette circonstance ; et, lorsqu’elle s’est expliquée plus ouvertement, j’ai condamné la demande comme une action indiscrète. Elle a parlé de son refus plus légérement qu’elle n’en jugeait ; je l’ai fort bien remarqué ; car il était aisé de voir qu’elle me croyait assez bien fondé à lui reprocher un excès de délicatesse ou de précaution. Je lui ai offert de marquer mon ressentiment à Madame Sinclair. " non ; ce n’était pas la peine ; il valait mieux passer là-dessus : on pouvait trouver plus de singularité dans son refus, que dans la demande de Madame Sinclair et dans la confiance de Miss Partington. Mais, comme les gens de la maison avoient un si grand nombre de connaissances, elle craignait de n’être pas libre dans son appartement, si sa porte était ouverte à tout le monde. Au fond, elle avait trouvé, dans les manières de Miss Partington, des airs de légéreté sur lesquels elle ne pouvait passer, du moins pour souhaiter une liaison plus intime avec elle. Mais, si sa fortune était si considérable, elle ne pouvait s’empêcher de dire que cette jeune personne lui paroissait plus propre à recevoir mes soins, que… ". Je l’ai interrompue d’un air grave : je n’avais pas, lui ai-je dit, plus de goût qu’elle pour Miss Partington. C’était une jeune innocente, qui me semblait justifier assez la vigilance que ses tuteurs apportaient à sa conduite. Cependant, pour la nuit passée, je devais avouer que je n’avais rien observé de choquant dans sa conduite ; et que je n’y avais vu que l’ouverture d’une jeune fille de bon naturel, qui se croit en sûreté dans une compagnie d’honnêtes gens. C’était parler fort avantageusement, m’a-t-elle dit, et de moi et de mes compagnons : mais, si cette jeune fille avait été si satisfaite de la soirée qu’elle avait passée avec nous, elle me laissait à juger si je n’étais pas trop bon de lui supposer tant d’innocence. Pour elle, qui ne connaissait point encore Londres, elle m’avouait naturellement que, de sa vie, elle ne s’était trouvée en si mauvaise compagnie, et qu’elle souhaitait de ne s’y retrouver jamais. Entends-tu, Belford ? Il me semble que tu es plus maltraité que Mercure. J’étais piqué. Autant que j’en pouvais juger, lui ai-je répondu, des femmes beaucoup plus discrètes que Miss Partington ne seraient pas à couvert devant le tribunal d’une si rigoureuse vertu. Je prenais mal sa pensée, a-t-elle repris ; mais, si réellement je n’avais rien vu dans la conduite de cette jeune personne, qui fût choquant pour une ame vertueuse, elle ne pouvait me dissimuler que mon ignorance lui paroissait aussi digne de pitié que la sienne ; et que, pour l’intérêt de deux caractères si bien assortis, il était à souhaiter qu’ils ne fussent jamais séparés. Vois, Belford, ce que je gagne par ma charité ! Je l’ai remerciée de la sienne ; mais je n’ai pas fait difficulté de lui dire qu’en général, les bonnes ames en avoient fort peu ; et qu’à parler de bonne foi, j’aimerais mieux être un peu plus mauvais, et juger moins rigoureusement de mon prochain. Elle m’a félicité de ce sentiment ; mais elle espérait, a-t-elle ajouté, que, pour paraître charitable à mes yeux, elle ne serait pas obligée de marquer du goût pour la vile compagnie où je l’avais engagée le soir précédent. Nulle exception en ta faveur, Belford. Tes mille guinées ne courent aucun risque. J’ai répondu, en lui demandant pardon, que je ne lui voyais de goût pour personne (franchise, ma foi, pour franchise. Pourquoi s’avise-t-elle de maltraiter mes amis ? Milord M dirait ici : qui m’aime, aime mon chien) ; que cependant, si elle voulait me faire connaître ce qui lui plaisait ou ce qui ne lui plaisait pas, je m’efforcerais d’y conformer mes sentimens. Elle m’a dit, d’un air piqué, que je devais donc me déplaire à moi-même. Au diable la précieuse ! S’imagine-t-elle que tôt ou tard elle ne me le payera pas ? Mon bonheur, ai-je repris d’un ton plus humble, était en si bon train avant l’assemblée d’hier, que je souhaitais que le diable eût emporté mes quatre amis et Miss Partington ; cependant elle me permettrait de dire que je ne voyais pas comment les bonnes ames pouvaient atteindre à la moitié de leur but, qui était de corriger le monde par leur exemple, si jamais elles n’admettaient dans leur compagnie que des gens qui leur ressemblent. Je me suis cru réduit en cendre par deux ou trois éclairs qui sont sortis de ses yeux indignés. Elle m’a tourné le dos d’un air de mépris ; et se hâtant de remonter, elle s’est enfermée dans sa chambre. Je te répète, mon cher Belford, que tes mille guinées te demeureront. Elle prétend que je ne suis pas un homme poli ; mais te semble-t-il que, dans cette occasion, elle soit plus polie pour une femme ? à présent, ne penses-tu pas que je lui dois quelque punition pour la cruauté qu’elle a eue de mettre une aussi jolie personne et d’une fortune aussi considérable que Miss Partington, dans la nécessité de partager le lit d’une servante ? Miss Partington, dis-je, qui a déclaré, les larmes aux yeux, à Madame Sinclair, que, si Madame Lovelace lui faisait l’honneur d’aller à Barnet, les plus beaux appartemens et les meilleurs lits de la maison seraient à son service ? Crois-tu que je ne devine pas toutes les idées offensantes qu’elle a formées sur mon compte ? Qu’elle a craint que le mari supposé n’entreprît de se mettre en possession de ses droits, et que Miss Partington ne fût disposée à favoriser l’exécution d’un devoir si juste ? C’est donc ainsi que vous me défiez, ma charmante ! Eh bien ! Puisque vous avez plus de confiance à vos précautions qu’à mon honneur, on trouvera le moyen de changer vos craintes en réalités. Ne manque pas, Belford, de me marquer ce que tu penses de ma fière Hélène, toi et tes camarades. Je viens d’apprendre que son Hannah espère d’être bientôt assez rétablie pour se rendre auprès d’elle. Il me semble que cette fille n’a pas de médecin. Je pense à lui en envoyer un, par un pur motif d’amour et de respect pour sa maîtresse. Qui sait si l’effet de quelque remède ne sera pas d’augmenter sa maladie ? J’en ai cette espérance du moins. Les siennes sont peut-être aussi trop précipitées. Le temps n’est pas favorable aux rhumatismes.