Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 16

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 68-76).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Vendredi, 3 mars.

ô ma chère amie ! Quel combat j’ai eu à soutenir ! épreuve sur épreuve, conférences sur conférences. Mais connaissez-vous des loix ou des cérémonies qui puissent donner quelque droit à un homme sur un cœur qui le déteste !

J’espère encore que ma mère obtiendra quelque chose en ma faveur. Mais je vous dois la peinture de mes peines. J’y ai déjà employé toute la nuit ; car j’ai tant de choses à vous écrire ! Et je veux être aussi exacte que vous le désirez. Dans ma dernière lettre, je vous ai prévenue sur mes craintes. Elles étoient fondées sur une conversation entre ma mère et ma tante, dont Hannah a trouvé le moyen d’entendre une partie. Il serait inutile de vous en raconter les circonstances, parce qu’elles se trouvent renfermées dans le compte que j’ai à vous rendre de différentes conversations que j’ai eues avec ma mère dans l’espace de quelques heures.

Je suis descendue ce matin à l’heure du déjeûner, le cœur assez oppressé de tout ce qu’Hannah m’avait rapporté hier après midi. J’espérais de trouver l’occasion d’en parler à ma mère, dans l’espérance de lui inspirer un peu de pitié pour moi ; et mon dessein était de la joindre lorsqu’elle passerait dans son appartement. Malheureusement cet odieux Solmes était assis entr’elle et ma sœur, avec un air d’assurance qui m’a choquée dans ses regards ; vous savez, ma chère, que rien ne plaît de la part d’une personne qu’on n’aime point.

S’il était demeuré à sa place, tout se serait passé tranquillement ; mais cette épaisse créature s’est avisée de se lever, et de venir droit vers une chaise qui était près de celle qu’on avançait pour moi. Je me suis hâtée de l’éloigner comme pour faire place à la mienne, et je me suis assise, peut-être un peu brusquement, parce que tout ce que j’avais appris me revenait à la tête. Rien n’a paru capable de l’arrêter. Cet homme est plein de confiance en lui-même. Il est hardi ; il a le regard effronté. J’ai été surprise de lui voir pousser sa chaise si près de moi, en établissant sa laide et pesante figure, qu’il touchait à mon panier. Tout ce que j’avais entendu se présentant, comme j’ai dit, à mon imagination, ce procédé m’a tellement piquée, que je suis allée me placer sur une autre chaise. J’avoue que je n’ai pas pris assez d’empire sur moi-même. C’était donner trop d’avantage à mon frère et à ma sœur. Aussi n’ont-ils pas manqué de le prendre. Mais c’est une faute qui n’a pas été volontaire ; je n’ai pu faire autrement ; en vérité, je ne savais ce que je faisois.

Je me suis aperçue que mon père étoit extrêmement irrité. Lorsqu’il est en colère, il n’y a personne qui le fasse lire plus aisément sur son visage. Clarisse ! M’a-t-il dit d’une voix forte, sans ajouter un seul mot. Monsieur ! Ai-je répondu en lui faisant une profonde révérence. Je tremblois. Mon premier mouvement a été d’approcher ma chaise plus près de celle du misérable et je me suis assise. Je me sentais le visage tout en feu. Faites le thé, chère fille, m’a dit mon excellente mère ; asseyez-vous près de moi, mon amour, et faites le thé.

Je suis allée prendre bien volontiers la chaise que cet homme avait quittée ; et l’office auquel la bonté de ma mère m’employait, a bientôt servi, à me remettre. Pendant le cours du déjeuner, j’ai fait civilement deux ou trois questions à M Solmes, dans la seule vue d’appaiser mon père. Les esprits fiers peuvent quelquefois fléchir, m’a dit tout bas ma sœur, en tournant la tête sur l’épaule avec un air de triomphe et de mépris ; mais j’ai feint de ne l’avoir pas entendue. Ma mère était la bonté même. Je lui ai demandé une fois si le thé lui plaisait ; elle m’a répondu doucement, en me donnant encore le nom de sa chère fille, que tout ce que je faisais lui plaisait beaucoup. Cet encouragement me rendait fière ; je me flattais même qu’il n’était plus question de rien entre mon père et moi, car il m’a parlé aussi deux ou trois fois avec bonté. Je m’arrête à de petits incidens, ma chère, mais ils conduisent à de plus grands, comme vous allez l’entendre.

Avant la fin du déjeuner, mon père est sorti avec ma mère, en lui disant qu’il avait quelque chose à lui communiquer. Ma sœur et ma tante, qui étoient avec nous, sont disparues immédiatement. Mon frère, après s’être donné quelques airs d’insultes que j’ai fort bien compris, mais dont M Solmes n’avait aucun avantage à tirer m’a dit, en quittant aussi sa chaise : ma sœur, j’ai une rareté à vous faire voir ; je vais la chercher : et sortant, il a fermé la porte après lui. J’ai commencé à voir où tous ces préparatifs devaient aboutir ; je me suis levée. L’homme, cherchant à prononcer quelques paroles, s’est levé aussi, et s’est mis à remuer ses jambes cagneuses pour s’avancer vers moi. En vérité, ma chère, tout m’est odieux dans sa personne. Je vais épargner à mon frère, lui ai-je dit, la peine de m’apporter sa rareté ; votre servante, monsieur. Il a crié deux ou trois fois : mademoiselle, mademoiselle, et son air était celui d’un homme égaré. Mais je suis sortie pour chercher mon frère, comme vous jugez, et pour voir ce qu’il avait à me montrer. à la vérité, je l’avais vu passer dans le jardin avec ma sœur, quoique le temps fût assez mauvais ; preuve qu’il avait laissé sa rareté avec moi, et qu’il n’en avait pas d’autre à me faire voir.

à peine étois-je montée à mon propre appartement, où je méditais d’envoyer Hannah demander une audience à ma mère, avec d’autant plus de confiance, que sa bonté relevait beaucoup mon courage, que Chorey, sa femme de chambre, est venue m’apporter de sa part l’ordre de me rendre dans son cabinet. Hannah m’a dit en même temps que mon père ne faisait que d’en sortir, avec un visage irrité ; alors j’ai commencé à craindre l’audience autant que je l’avais souhaitée.

Cependant je suis descendue ; mais, ne me défiant que trop du sujet qui me faisait appeler, je ne me suis approchée qu’en tremblant, et le cœur dans une palpitation visible. Ma mère s’est aperçue de mon désordre ; elle a tenu les bras ouverts en s’asseyant. Venez, chère fille, venez m’embrasser, m’a-t-elle dit avec un tendre sourire. Pourquoi ma chère enfant parait-elle si agitée ? Cette douce préparation, jointe à la bonté qu’elle m’avait marquée auparavant, a confirmé mes craintes ; ma mère voulait adoucir l’amertume de ses déclarations. ô ma chère mère ! C’est tout ce que j’ai eu la force de lui dire, et j’ai jeté les bras autour de son cou, en cachant mon visage dans son sein. Ma fille ! Ma fille ! Retenez, m’a-t-elle dit, ce charme que vous avez pour m’attendrir : autrement je n’ose m’exposer avec vous. Mes larmes ruisselaient sur son sein, et je me sentais le cou mouillé des siennes. Quelle tendresse n’a-t-elle pas mis dans ses expressions ? Levez le visage, ma précieuse enfant, mon aimable Clarisse ! ô chère fille, fille de mon cœur, levez ce visage qui aura toujours tant de charmes pour mes yeux. D’où viennent ces sanglots ? Un devoir redouté cause-t-il tant d’émotion, qu’avant que je puisse parler… mais je suis bien aise, mon amour, que vous puissiez deviner ce que j’ai à vous dire : vous m’épargnez la peine de vous faire une ouverture dont je ne me suis pas chargée sans beaucoup de répugnance.

Ensuite s’étant levée, elle a tiré une chaise près de la sienne, et m’y a fait asseoir, abymée comme j’étais dans mes larmes, et dans la crainte de ce que j’allais entendre, autant que dans les sentimens de reconnaissance que je devais à cette bonté maternelle ; mes soupirs étoient mon seul langage. Elle a poussé sa chaise encore plus près de la mienne ; elle a passé le bras autour de mon cou, et serrant mon visage contre le sien, laissez moi parler, chère fille, puisque vous voulez garder le silence ; écoutez-moi. Vous savez, ma fille, ce que j’ai la patience d’endurer tous les jours pour le bien de la paix. Votre père est un homme rempli de bonté, qui n’a que d’excellentes intentions ; mais il ne veut pas être contredit. J’ai cru vous voir quelquefois de la compassion pour moi, lorsque je suis obligée de lui céder sur tout. Ce foible ne lui fait pas une meilleure réputation, et la mienne en augmente : mais, si je pouvais l’empêcher, je ne voudrais pas d’un avantage qui nous coûte si cher à tous deux. Vous êtes une fille respectueuse, sage, prudente, (elle a bien voulu m’attribuer toutes ces qualités, pour m’encourager, sans doute, à les acquérir) vous ne voudriez pas, j’en suis sûre, augmenter mes embarras ; vous ne voudriez pas troubler de plein gré cette paix que votre mère a tant de peine à conserver. L’obéissance vaut mieux que les sacrifices. ô chère Clary ! Répandez la joie dans mon cœur, en me disant que mes craintes ont été trop loin. Je vois combien le vôtre est touché : je vois ses perplexités : je vois qu’il s’y passe de rudes combats, a-t-elle ajouté en retirant le bras, et se levant, pour m’empêcher de voir combien elle était touchée elle-même. Je veux vous laisser un moment : ne me répondez pas (car j’essayais d’ouvrir la bouche, et je n’avais pas plutôt été libre, que je m’étais jetée à genoux, les bras levés et les mains étendues) : je ne suis pas préparée à vos plaintes irrésistibles : (c’est le mot qu’elle a bien voulu employer) je vous donne le tems de vous recueillir, et je vous recommande de ne pas rendre inutile cette effusion d’une tendresse véritablement maternelle.

Elle est passée aussi-tôt dans une autre chambre en essuyant ses larmes. J’étais noyée dans les miennes, et les douloureux mouvemens de mon cœur répondaient à tout ce qu’elle m’avait fait pressentir.

Elle est revenue, après avoir repris plus de fermeté. J’étais encore à genoux, le visage collé sur la chaise où elle avait été assise. Regardez-moi, chère Clarisse : je me flatte de ne pas vous trouver de l’humeur. Non, ma très-chère et très-honorée mère, non… je me suis levée pour continuer, et j’ai plié un genou devant elle. Mais elle m’a relevée aussi-tôt, en m’interrompant, il n’est pas question de cette posture, il faut obéir : c’est le cœur, et non pas les genoux, qu’il faut fléchir, l’affaire est absolument décidée : préparez-vous par conséquent à recevoir la visite de votre père comme il doit souhaiter qu’elle soit reçue : songez que d’un seul quart d’heure dépend le repos de ma vie, la satisfaction de toute une famille, et votre propre sûreté de la part d’un homme violent. Enfin, je vous ordonne, autant que vous respectez ma bénédiction, de penser à devenir Madame Solmes.

C’était m’enfoncer le poignard au fond du cœur : je suis tombée sans connaissance, et lorsque je suis revenue à moi, je me suis trouvée dans les bras de nos femmes, mes lacets coupés, et mon linge infecté d’odeurs fortes. Ma mère s’était retirée. Il est certain que, si j’avais été traitée avec moins de douceur, et si l’odieux nom avait été épargné à mes oreilles, ou présenté du moins avec un peu plus de préparation et de réserve, j’aurais pu soutenir ce nom horrible avec moins d’émotion. Mais entendre de la bouche d’une mère si chère et si respectée, que je dois penser à devenir Madame Solmes, ou renoncer à sa bénédiction, quel moyen d’y résister ? Chorey est venue avec un autre message, qu’elle m’a déclaré de l’air grave que vous lui connaissez : votre maman, miss, est fort inquiéte de l’accident qui vous est arrivé : elle vous attend dans une heure, et elle m’ordonne de vous dire qu’elle espère tout de votre soumission. Je n’ai fait aucune réponse : qu’aurais-je pu dire ? Et m’appuyant sur le bras d’Hannah, je suis remontée dans mon appartement. Là, vous pouvez vous imaginer comment la plus grande partie de l’heure a été employée.

Dans l’intervalle, ma mère est montée chez moi. Je prends plaisir, a-t-elle eu la bonté de dire en entrant, à venir dans cet appartement. Point d’émotion, Clary, point d’inquiétude : ne suis-je pas votre mère ? Une mère tendre et indulgente ? Ne m’affligez point, en vous affligeant vous-même : ne cherchez point à me causer du chagrin, lorsque je voudrais ne vous procurer que du plaisir. Venez, ma chère ; voulez-vous passer dans votre cabinet de livres ? Elle m’a prise par la main, et m’a fait asseoir près d’elle. Après s’être informée de ma santé, elle s’est mise à me parler, comme dans la supposition que j’avais fait usage du temps qu’elle m’avait laissé pour surmonter toutes mes objections. Elle m’a dit que, pour épargner ma modestie naturelle, mon père et elle s’étoient chargés de tout ce qui regardait les arrangemens. écoutez moi, a-t-elle interrompu lorsque j’allois ouvrir la bouche, et je vous laisserai la liberté de parler : vous n’ignorez pas quel est l’objet des visites de M Solmes.

ô madame !… écoutez-moi, et vous parlerez ; il n’a pas toutes les qualités que je lui souhaiterais ; mais c’est un homme de probité, qui n’a aucun vice… aucun vice, madame ! Ma fille, écoutez-moi. Vous ne vous êtes pas mal conduite à son égard. Nous avons vu avec plaisir… ô madame ! Ne m’est-il pas permis à présent de parler ? Clarisse, j’aurai fini dans un instant. Une jeune fille, aussi vertueuse que vous, ne saurait aimer un libertin. Vous aimez trop votre frère, pour souhaiter d’épouser un homme qui a manqué de lui donner la mort, qui a menacé vos oncles, et qui défie toute la famille. Après vous avoir laissé cinq ou six fois la liberté de choisir, on est bien aise aujourd’hui de vous garantir d’un homme si méprisable. Répondez-moi, j’ai droit de vous faire cette question : préférez vous cet homme à tous les autres ? Mais à dieu ne plaise ! Car vous nous rendriez tous misérables. Cependant dites-moi si vos affections lui sont engagées.

J’ai compris quelles seraient les conséquences de ma réponse, si je disais qu’elles ne l’étoient pas.

Vous hésitez, vous ne me répondez pas ; vous n’osez me répondre : et se levant : non, je ne vous regarderai jamais d’un œil de faveur.

ô madame ! Madame ! Ne m’ôtez pas la vie par le changement de votre cœur. Je n’hésiterais pas un moment, si je ne redoutais ce qu’on ne manquera pas d’insérer de ma réponse. Mais quelque usage qu’on en puisse faire, la menace de vous déplaire me force de parler. Je vous proteste que je ne connais pas mon propre cœur, s’il n’est absolument libre. Eh ! De grace, ma très-chère mère, qu’il me soit permis de vous demander en quoi ma conduite a mérité quelque reproche, lorsqu’on veut me forcer au mariage, comme une créature sans jugement, pour me garantir… hélas ! De quoi ? Je vous conjure, madame, de prendre ma réputation sous votre garde. Ne souffrez pas que votre fille soit précipitée dans un état qu’elle ne désire avec aucun homme du monde ; et cela, parce qu’on suppose qu’autrement elle se marierait elle-même au déshonneur de toute la famille.

Eh bien, Clary, (sans faire attention à la force de ma demande) s’il est vrai que votre cœur soit libre…

ô ma chère mère ! Ne consultez en ma faveur que la générosité ordinaire du vôtre ; n’insistez pas sur une conclusion dont la crainte m’a fait hésiter.

Je ne veux pas être interrompue, Clary. Vous avez vu, dans la conduite que j’ai tenue en cette occasion, toute la tendresse d’une mère ; vous avez dû observer que je me suis chargée, avec quelque répugnance, de la commission que j’exécute, parce que l’homme qu’on vous donne n’a pas tout ce que je lui souhaiterais, et parce que je sais que vous portez trop haut vos idées de perfection dans un homme.

Chère madame ! Pardonnez-moi cette fois seulement, de vous interrompre. Est-il donc à craindre que je me rende coupable de quelque imprudence en faveur de l’homme dont vous parlez ?

Encore interrompue ! Est-ce à vous de me faire des questions et des raisonnemens ? Vous savez avec qui cette hardiesse vous réussirait mal. Sur quoi est-elle donc fondée avec moi, fille peu généreuse, si ce n’est sur l’opinion que vous avez de mon excessive indulgence ? Hélas ! Que puis-je dire ? Que puis-je faire ? Quelle est ma triste cause, si l’on m’interdit jusqu’au raisonnement ?

Encore ? Clarisse Harlove !

Très-chère madame ! Je vous demande pardon à genoux. J’ai toujours mis mon plaisir et ma gloire à vous obéir. Mais jetez les yeux sur cet homme ; voyez combien toute sa personne est désagréable.

Clary, Clary ! Je vois à présent quel est celui dont la personne vous occupe l’imagination. M Solmes n’est désagréable que par comparaison avec un autre ; désagréable, parce que la personne d’un autre a plus d’agrément.

Mais, madame, ses manières ne le sont-elles pas aussi ? Sa personne n’est-elle pas le vrai miroir de son ame ? Cet autre ne m’est et ne me sera jamais rien. Délivrez-moi seulement de celui-ci, auquel mon cœur répugne de lui-même.

Vous voulez donc imposer des conditions à votre père ? Croyez-vous qu’il le souffre ? Ne vous ai-je pas dit qu’il y va de mon repos ? Que ne fais-je pas en votre faveur ? Cette commission même, dont je ne me suis chargée que parce que j’ai craint que vous ne fussiez pas aisément persuadée par un autre, n’est-elle pas une rude commission pour moi ; et ne ferez-vous rien pour votre mère ? N’avez-vous pas refusé tous ceux qui vous ont été offerts ? Si vous ne voulez pas nous faire deviner d’où vient votre résistance, rendez-vous ; car il faut vous rendre, ou laisser croire que vous bravez toute votre famille.

Là-dessus elle s’est levée, comme dans le dessein de sortir. Mais, s’arrêtant à la porte de ma chambre, elle s’est tournée vers moi. Je me garderai bien de dire dans quelle disposition je vous ai laissée. Faites vos réflexions. C’est une affaire résolue. Si vous faites cas de la bénédiction de votre père et de la mienne, et de la satisfaction de toute la famille, prenez le parti d’obéir. Je vous laisse à vous-même pendant quelques momens. Je reviendrai. Faites que je vous trouve telle que je le désire : et si votre cœur est libre, qu’il soit gouverné par le devoir.

Une demi-heure après, ma mère est revenue. Elle m’a trouvée noyée dans mes larmes. Elle m’a pris la main. Mon rôle, m’a-t-elle dit, est toujours de reconnaître mes torts. Je m’imagine que je me suis exposée mal-à-propos à vos résistances, par la méthode que j’ai employée. Je m’y suis prise d’abord comme si je m’étais attendue à un refus, et je me le suis attiré par mon indulgence.

Ah, ma chère mère ! Ne le dites et ne le pensez pas. Si c’était moi, a-t-elle continué, qui eût donné occasion à ce débat, s’il était en mon pouvoir de vous dispenser de la soumission qu’on demande, vous savez trop ce que vous pourriez obtenir de moi. Qui penserait à se marier, chère Miss Howe, lorsqu’on voit une femme d’un caractère aussi doux que celui de ma mère, dans la nécessité de se perdre, ou de renoncer à tout exercice de ses volontés ?

Lorsque je suis revenue ici la seconde fois, m’a-t-elle dit, j’ai refusé d’écouter vos raisons, parce que je savais que la résistance ne vous servirait de rien. C’est encore une faute que j’ai commise. Une jeune créature qui aime à raisonner, et qui veut être convaincue par le raisonnement, devrait ê tre écoutée dans ses objections. Je suis donc résolue, dans cette troisième visite, d’entendre tout ce que vous avez à me dire. Ma bonté doit vous engager à quelque reconnaissance. Elle doit piquer votre générosité : je veux bien le dire, parce que c’est à vous que je parle, à une fille, dont l’ame est ordinairement toute généreuse. Si votre cœur est réellement libre, voyons à quoi il vous portera pour m’obliger. Ainsi, pourvu que votre langue soit gouvernée par votre discrétion ordinaire, je vais vous écouter. Mais c’est après vous avoir déclaré néanmoins que tout ce que vous pourrez dire sera inutile d’un autre côté.

Quelle affreuse déclaration ! Cependant, madame, ce serait une consolation pour moi de pouvoir obtenir du moins votre pitié.

Soyez sûre de ma pitié, autant que de ma tendresse. Mais qu’est-ce que l’agrément de la personne, Clary, pour une fille de votre prudence, et pour un cœur libre, si le vôtre l’est effectivement ?

Le dégoût des yeux n’est-il rien, lorsqu’il est question d’engager son cœur ? ô madame ! Qui pourrait consentir à se marier, si le cœur doit être blessé à la première vue, et si la plaie doit augmenter ensuite à chaque occasion de se voir ? Comptez, Clary, que c’est un effet de votre prévention. Ne me donnez pas sujet de regretter que la noble fermeté que je vantais dans votre caractère, et que je prenais pour une qualité glorieuse dans une fille de votre âge, soit changée ici en obstination contre votre devoir. N’avez-vous pas fait des objections contre plusieurs… c’était contre leurs principes, madame ; mais M Solmes… est un honnête homme, Clary, une bonne ame, un homme vertueux !

Lui, un honnête homme ! Une bonne ame ! Un homme vertueux !

Personne ne lui refuse ces qualités. Est-ce un honnête homme qui, par les offres qu’il fait à une famille étrangère, dépouille ses propres parens de leurs justes droits ? Songez, Clary, que ces offres sont pour vous, et que vous devriez être la dernière à faire cette observation.

Permettez-moi de dire, madame, que, préférant, comme je fais, le bonheur aux richesses, n’ayant pas même besoin de ce que je possède, en ayant abandonné l’usage par la simple vue du devoir… ne vantez point votre mérite. Vous savez que, dans cette soumission volontaire, il y a moins à perdre pour vous qu’à gagner. Finissons là-dessus. Mais je puis vous assurer que tout le monde n’attache pas un si grand mérite à cette action, quoique, pour moi, j’en aie cette idée, et que votre père et vos oncles l’aient eue aussi dans le tems.

Dans le tems, madame ! Quels indignes offices m’ont donc rendu mon frère et ma sœur, dans la crainte que la faveur où j’étais il n’y a pas long-temps… je ne veux rien entendre contre votre frère et votre sœur. Quelles guerres domestiques me faites-vous envisager, dans un temps où j’espérais toute ma consolation de mes enfans ? Je demande au ciel ses bénédictions pour mon frère et ma sœur, dans toutes leurs entreprises louables. Vous n’aurez pas de guerres dans la famille, si mes efforts sont capable de les prévenir. Vous aurez la bonté, madame, de me dire vous-même ce qu’il faudra que je souffre d’eux, et je le souffrirai. Mais, de grace, que ce soient mes actions qui plaident pour moi, et qu’elles ne soient point exposées à leurs interprétations, comme les ordres humilians que j’ai reçus ne m’apprennent que trop qu’elles l’ont été.

Au moment que je finissais, mon père est entré dans ma chambre, avec un air de sévérité, qui m’a fait trembler. Il a fait deux ou trois tours, et s’est adressé ensuite à ma mère, qui était demeurée en silence à sa vue : ma chère, vous vous arrêtez bien long-temps. Le dîner est prêt. Ce que vous avez à dire ne demande pas beaucoup d’explication. Il suffit assurément de déclarer votre volonté et la mienne ; mais peut-être vous entreteniez-vous des préparatifs. Il est temps de descendre… avec votre fille, si elle est digne de ce nom.

Il est descendu lui-même, en jetant sur moi un regard si terrible, que je me suis sentie incapable de lui dire une parole, et de parler même de quelques minutes à ma mère.

Cela n’est-il pas bien effrayant, ma chère ? Ma consternation a paru toucher ma mère. Elle m’a nommée sa chère fille ; elle m’a embrassée, en me disant que mon père ne savait pas que j’eusse continué mes oppositions. Il nous a fourni une excuse, a-t-elle ajouté, pour avoir tardé si long-temps. Allons, Clary, on va servir.

Descendrons-nous ensemble ? Elle m’a prise par la main.

Son action m’a fait tressaillir. Descendre, madame ! Quoi ! Pour faire supposer que nous nous sommes entretenues des préparatifs ? ô ma chère mère ! Ne m’ordonnez pas de descendre, sur une telle supposition.

Vous devez voir, ma fille, que, nous arrêter plus long-temps ensemble, c’est avouer que nous sommes en débat sur votre devoir. Le souffrira-t-on ? Votre père ne vous a-t-il pas dit lui-même qu’il veut être obéi ? J’aime mieux vous laisser à vous-même pour la troisième fois. Je chercherai quelque moyen de vous excuser. Je dirai que vous ne seriez pas bien aise de descendre pour dîner ; que votre modestie, dans une occasion… ô madame ! Ne parlez pas de ma modestie dans cette occasion ; ce serait donner des espérances… est-il donc vrai que vous n’en vouliez donner aucune ? Fille perverse ! Et se levant pour sortir, prenez plus de temps pour faire vos réflexions. Puisque c’est une nécessité, prenez plus de tems. Et lorsque je vous reverrai, apprenez-moi à quel reproche je dois m’attendre de la part de votre père, pour l’excès de mon indulgence.

Cependant elle s’est arrêtée un moment à la porte, comme pour attendre que je la suppliasse du moins de donner une explication favorable à mon absence ; car, paroissant hésiter, je suppose, m’a-t-elle dit, que vous ne voudriez pas que mon rapport… ô madame ! Ai-je interrompu ; y a-t-il quelqu’un dont la faveur puisse me toucher, si je perds celle de ma mère ?

Vous comprenez bien, ma chère amie, que désirer un rapport favorable, c’était passer condamnation sur un point trop décidé dans mes résolutions, pour laisser croire à mes amis qu’il me reste la moindre incertitude. Ma mère a pris le parti de descendre.

Je vais envoyer au dépôt tout ce que je viens d’écrire ; et, sûre comme je suis, que vous ne vous ennuierez pas du détail, dans des circonstances si intéressantes pour l’honneur de votre amie, je continuerai de suivre la même méthode. Au milieu de mes embarras, je ne dois pas souhaiter de garder long-temps des écrits dans lesquels je m’explique avec tant de liberté. Si vous n’avez pas un besoin pressant de Robert, vous me ferez plaisir de me l’envoyer tous les jours, au risque de ne rien trouver de prêt. Mais je serais bien aise qu’il ne vînt jamais les mains vides. Quelle serait votre générosité de m’écrire aussi souvent par le mouvement de l’amitié, que j’y suis forcée par l’infortune ! Lorsque mes lettres ne se trouveront plus au dépôt, je serai sûre qu’elles seront entre vos mains. Comme je profiterai, pour vous écrire, de divers momens que je ne puis prévoir, trouvez bon que je supprime toutes les formalités.