Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 157

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 30-31).


Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.

lundi, à minuit. Il m’arrive une aventure fort bizarre, qui me cause de la peine et du regret. Madame Sinclair me quitte à ce moment ; et fort mécontente, je crois, de n’avoir point obtenu de moi ce qu’elle m’a demandé. Sa maison se trouvant remplie de quelques femmes arrivées pour ses nièces, et la nuit, qui est fort avancée, ne permettant guère à Miss Partington de s’exposer dans les rues de Londres, elle est venue me prier d’accorder à cette jeune personne la moitié de mon lit. Sa demande peut avoir été fort simple, et mon refus lui aura paru dur et peu obligeant : mais, pendant qu’elle s’expliquait, il m’est venu subitement à l’esprit que je suis ici comme étrangère pour tout le monde ; que je n’ai pas un seul domestique que je puisse dire à moi, ou dont j’aie grande opinion ; qu’il y a, dans la maison, quatre hommes d’un caractère fort libre ; partisans déclarés de M Lovelace ; lui-même d’un esprit entreprenant ; tous, autant que j’en puis juger par le bruit éclatant de leur joie depuis que je les ai quittés, dans la chaleur actuelle du vin ; que Miss Partington elle-même n’est pas une personne aussi timide qu’on me l’a représentée ; qu’on a pris des peines officieuses pour me donner bonne opinion d’elle, et que Madame Sinclair a mis plus de recherche dans son compliment qu’une prière de cette nature n’en demandoit. Un refus, ai-je dit en moi-même, ne peut avoir qu’un air singulier, pour des gens qui me croient déjà un peu singulière : un consentement m’expose à de fâcheuses aventures. J’ai trouvé si peu de proportion entre les dangers de l’alternative, que je n’ai pas balancé sur le choix. J’ai répondu à Madame Sinclair que j’avais une longue lettre à finir ; que je ne quitterais pas la plume sans être fort pressée du sommeil ; que Miss Partington serait gênée, et que je le serais moi-même. Il serait bien fâcheux, m’a-t-elle dit, qu’une jeune fille de cette distinction fût obligée de partager, avec Dorcas, un lit fort étroit. Mais elle avait encore plus de regret de m’avoir fait une proposition dont je pusse recevoir la moindre incommodité. Rien ne serait plus éloigné de ses intentions ; et Miss Partington attendrait volontiers avec elle que j’eusse fini ma lettre. Alarmée de ces instances, et moins embarrassée à persister dans mon refus, qu’à le donner d’abord, j’ai offert mon lit entier, et de me renfermer dans mon cabinet pour écrire pendant toute la nuit. Cette pauvre miss, m’a-t-on dit, serait effrayée de coucher seule : d’ailleurs, elle ne consentirait jamais à m’incommoder jusqu’à ce point. Je me suis crue délivrée, sur-tout lorsque j’ai vu Madame Sinclair qui se retirait civilement. Mais elle est revenue ; et m’ayant demandé pardon de son retour, elle m’a dit que Miss Partington était tout en larmes ; que jamais elle n’avait vu de jeune dame pour laquelle elle eût conçu autant d’admiration que pour moi ; que cette chère fille se flattait de n’avoir laissé rien échapper dans sa conduite qui m’eût inspiré du dégoût pour elle. Trouvais-je bon qu’elle me l’amenât ? J’étais fort occupée, lui ai-je répondu. La lettre que j’avais à finir était importante. J’espérais de voir demain Miss Partington, et de lui faire agréer mes excuses. Alors Madame Sinclair, hésitant et paroissant reprendre le chemin de la porte, n’a pas laissé de se tourner encore vers moi. J’ai pris un flambeau pour la conduire, en lui recommandant de prendre garde à ses pieds. Elle s’est arrêtée au haut de l’escalier : mon dieu ! Madame, quelle peine vous prenez ! M’a-t-elle dit. Le ciel connaît mon cœur ; je n’ai pas eu dessein de vous offenser ; mais puisque vous n’approuvez pas une demande trop libre, je vous supplie de n’en rien dire à M Lovelace. Il me croirait trop hardie et trop impertinente. Ne trouvez-vous pas, ma chère, cet incident fort particulier ; soit en lui-même, soit dans le tour que mes réponses lui ont fait prendre ? Je n’aime point à me rendre coupable d’une incivilité. Cependant, si l’on ne se proposait rien, mon refus mérite ce nom. D’un autre côté, j’ai marqué des soupçons auxquels je ne puis m’imaginer qu’il y ait le moindre fondement. S’ils sont justes, je dois tout craindre ; je dois fuir et cette maison, et l’homme, comme ce qu’il y a de plus infecté. S’ils ne le sont pas, et que je ne puisse me purger moi-même de les avoir formés, en donnant quelque raison plausible de mon refus, quel moyen de demeurer ici plus long-temps avec honneur ? Je me sens irritée contre lui, contre moi-même, et contre tout le monde, excepté vous. Ses compagnons sont de choquantes créatures. Pourquoi, je le répète, a-t-il pu souhaiter de me voir en si mauvaise compagnie ? Encore une fois, je ne suis pas contente de lui.