Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 145

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 531-533).


Miss Howe à Miss Clarisse Harlove.

jeudi, 27 avril. Un juste intérêt m’a fait approfondir si vos parens étoient sérieusement résolus, avant votre départ, de renoncer à leurs mesures, comme votre tante ne fait pas difficulté de vous en assurer dans sa lettre. En rapprochant différentes informations ; les unes tirées de ma mère, par les confidences de votre oncle Antonin ; les autres de votre sœur, par Miss Loyd ; et quelques-unes, par une troisième voie, que je ne vous nommerai point à présent ; j’ai raison de croire que je puis vous donner le récit suivant pour une vérité certaine. On n’avait aucune disposition à changer de mesures, jusqu’aux deux ou trois derniers jours qui ont précédé votre départ. Au contraire, votre frère et votre sœur, quoique sans espérance de l’emporter en faveur de Solmes, étoient résolus de ne se relâcher de leurs persécutions, qu’après vous avoir poussée à quelque démarche qui, avec le secours de leurs bons offices, vous aurait fait juger indigne d’excuse par les êtres à demi-raisonnables qu’ils avoient à faire mouvoir. Mais enfin, votre mère, lasse, et peut-être honteuse, du rôle passif qu’elle avait joué jusqu’alors, prit le parti de déclarer à Miss Arabelle, qu’elle était déterminée à mettre tout en usage pour finir les divisions domestiques, et pour engager votre oncle Harlove à seconder ses efforts. Cette déclaration alarma votre frère et votre sœur. Ce fut alors qu’on résolut de changer quelque chose au premier plan. Les offres de Solmes étoient néanmoins trop avantageuses pour être abandonnées : mais on prit un nouveau tour, qui fut d’engager votre père à des excès de bonté et de condescendance. On s’en promit même plus de succès que de la rigueur : et telle, comme ils le publient, devait être votre dernière épreuve. Au fond, ma chère, je crois que le succès de cette voie aurait répondu à leurs espérances. Je ne doute pas un moment que, si votre père eût consenti à fléchir les genoux, c’est-à-dire à faire pour vous ce qu’il n’a jamais fait que pour Dieu, il n’eût tout obtenu d’une fille telle que vous. Mais ensuite, que serait-il arrivé ? Peut-être auriez-vous consenti à voir Lovelace, dans la vue de l’appaiser et de prévenir les désastres, du moins, si votre famille vous en avait laissé le tems, et si le mariage n’avait pas été brusqué. Croyez-vous que vous fussiez revenue librement de cette entrevue ? Si vous la lui aviez refusée, vous voyez qu’il était résolu de leur rendre une visite, et bien escorté : et quelles en auraient été les suites ? Ainsi, nous ne savons pas trop si les choses n’ont pas tourné au mieux, quoique ce mieux ne fût pas fort à désirer. J’espère que votre esprit sensé et capable de réflexion, fera un usage convenable de cette découverte. Qui n’aurait pas la patience de soutenir un grand mal, s’il pouvait se persuader que la providence l’a permis, dans sa bonté, pour le garantir d’un plus grand ? Sur-tout, s’il avait droit, comme vous, de se reposer tranquillement sur le témoignage de son propre cœur. Permettez que j’ajoute une observation. Ne voyons-nous pas, par le récit que je vous ai fait, les services que votre mère aurait pu vous rendre, si l’autorité maternelle s’était fortement déclarée en faveur d’une fille qui avait de son côté le double droit du mérite et de l’oppression ? Adieu, ma chère. Je suis pour jamais à vous. Anne Howe. Je ne répéterai pas, dit-elle, ce que je vous ai déjà écrit en faveur de M Hickman. Je vous rappellerai seulement une observation que vous m’avez entendu faire plus d’une fois ; c’est " qu’ayant survécu à votre première passion, vous n’auriez que de l’indifférence pour ce second amant, quand il aurait les perfections d’un ange ". Les motifs qui m’ont fait suspendre la célébration, continue-t-elle, n’ont pas été de simples scrupules de formalité. J’étais réellement fort mal. Je ne pouvais soutenir ma tête. La fatale lettre m’avait percé le cœur. D’ailleurs, ma chère, devais-je être aussi ardente à profiter de ses offres, que si j’eusse appréhendé qu’il ne me les répétât jamais ? " ainsi, ma chère, vous paroissez persuadée qu’il y a du destin dans mon erreur. Je reconnais ici l’amie tendre et remplie d’égards. Cependant, puisque mon sort s’est déclaré comme il a fait, plût au ciel que le caractère de mon père fût à couvert de reproche aux yeux du public ; ou du moins celui de ma mère qui a fait l’admiration de tout le monde avant la naissance de nos malheureux troubles domestiques ! Que personne ne sache de vous qu’en faisant valoir à propos ses rares talens, elle aurait pu sauver une fille infortunée. Vous observerez, ma chère, qu’avant qu’il fût trop tard, lorsqu’elle a vu qu’il n’y avait pas de fin aux persécutions de mon frère, elle avait pris la résolution d’agir avec force : mais sa téméraire fille a tout précipité par la funeste entrevue, et lui a fait perdre le fruit de ses indulgens desseins. Ah ! Ma chère, je suis convaincue à présent, par une triste expérience, qu’aussi long-temps que des enfans sont assez heureux pour avoir des parens ou des gardiens, qu’ils puissent consulter, ils ne doivent pas présumer (non, non, jamais, même avec les meilleures et les plus pures intentions) de suivre leurs propres idées dans les affaires d’importance. Je crois entrevoir, ajoute Miss Clarisse, un rayon d’espérance pour ma réconciliation future, dans l’intention que ma mère avait de s’employer en ma faveur, si je n’avais pas ruiné son projet par ma coupable démarche. Cette favorable idée se fortifie d’autant plus, que le crédit de mon oncle Harlove serait sans doute d’un grand poids, comme le pense ma mère, s’il avait la bonté d’entrer dans mes intérêts. Peut-être me convient-il d’écrire à ce cher oncle, si je puis en trouver l’occasion, ou la faire naître ".