Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 141

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 523-525).


Miss Arabelle Harlove à Miss Clarisse.

vendredi, 21 avril. Nous avions prévu qu’il nous reviendrait quelqu’un de votre part : nous, c’est-à-dire ma tante et moi ; et la lettre que je joins à celle-ci attendait l’arrivée de votre messager. Vous n’aurez aucune réponse de personne, quelles que soient vos importunités, à qui qu’elles puissent s’adresser, et quelque demande que vous puissiez faire. On avait pensé d’abord à vous ramener par une autorité convenable, ou à vous faire transporter dans des lieux où l’on pouvait espérer que la honte dont vous nous avez tous couverts, serait ensévelie quelque jour avec nous. Mais je crois qu’on abandonne ce dessein. Ainsi vous pouvez marcher en sûreté. Personne ne vous croit digne de lui causer le moindre embarras. Cependant ma mère a obtenu la permission de vous envoyer tous vos habits, mais vos habits seulement. C’est une faveur, comme vous verrez dans la lettre que vous allez lire, qu’on n’était pas disposé d’abord à vous accorder, et sur laquelle on ne se relâche point par considération pour vous, mais uniquement parce que ma triste mère ne peut avoir sous ses yeux rien qui vous ait appartenu. Lisez et tremblez. Arabelle Harlove. à la plus ingrate et la plus rebelle de toutes les filles.

au château d’Harlove, samedi 15 avril. Vous qui avez été ma sœur (car je ne sais plus quel nom il est permis de vous donner, ni quel nom vous osez prendre) apprenez donc, puisque vous désirez d’être éclaircie, que vous avez rempli toute votre famille d’horreur. Mon père, dans ses premières agitations, en recevant la nouvelle de votre honteuse fuite, a prononcé à deux genoux une malédiction terrible. Votre sang doit se glacer à cette lecture. Il a demandé au ciel " que, dans cette vie et dans l’autre, vous puissiez trouver votre punition, par le misérable même en qui vous avez jugé à propos de mettre votre criminelle confiance ". Vos habits ne vous seront point envoyés. Il paroît qu’en négligeant de les prendre, vous vous êtes crue sûre de les obtenir lorsqu’il vous plairait de les demander. Mais peut-être n’aviez-vous dans l’esprit que la pensée de joindre votre amant ; car tout semble avoir été oublié, à l’exception de ce qui pouvait servir à votre fuite. Cependant vous avez peut-être jugé, avec raison, qu’en tâchant d’emporter vos habits, vous pouviez être découverte. Rusée créature, de n’avoir pas fait une démarche qui ait pu faire deviner votre dessein ! Rusée, c’est-à-dire pour votre propre ruine et pour l’opprobre de votre famille. Mais votre misérable vous a-t-il conseillé d’écrire pour vos habits, dans la crainte que vous ne lui fassiez trop de dépense ? Je suppose que c’est le motif. A-t-on jamais entendu parler d’une créature plus étourdie ? C’est néanmoins, la célèbre, la brillante Clarisse… comment la nommerai-je ? Harlove, sans doute ? Oui, Harlove, pour notre honte commune ! Vos desseins et tous vos ouvrages de peinture ont été enlevés ; de même que votre grand portrait, dans le goût de Vandicke, qui étoit dans le parloir autrefois vôtre . On les a renfermés dans votre cabinet, dont la porte sera condamnée, comme s’il ne faisait plus partie de la maison ; pour y périr tous ensemble de pourriture, ou peut-être par le feu du ciel. Qui pourrait en soutenir la vue ? Souvenez-vous avec quel empressement on prenait plaisir à les montrer ; l’un, pour faire admirer l’ouvrage de vos belles mains ; l’autre, pour exalter la prétendue dignité de votre figure, qui est maintenant dans la boue. Et qui, qui se faisait un bonheur de cette complaisance ? Ces mêmes parens, dont l’aveugle tendresse ne vous a point empêchée d’escalader les murs de leur jardin, pour fuir avec un homme. James Harlove. Mon frère a juré vengeance contre votre libertin : j’entends, pour l’honneur de la famille, sans aucun égard pour vous ; car il déclare que, s’il vous rencontre jamais, il vous traitera comme une fille publique : et il ne doute pas que tôt ou tard ce ne soit votre sort. Mon oncle Harlove vous renonce pour jamais ; ainsi que mon oncle Antonin ; ainsi que ma tante Hervey ; ainsi que moi ; vile et indigne créature ! Disgrâce de votre famille ! Proie d’un infâme libertin, que vous serez infailliblement, si vous ne l’êtes pas déjà ! Vos livres, puisqu’ils ne vous ont point appris ce que vous deviez à vos proches, à votre sexe et à votre éducation, ne vous seront point envoyés ; non plus que votre argent, ni les pierreries que vous méritiez si peu. On souhaiterait de vous voir mendier votre pain dans les rues de Londres. Si cette rigueur vous pèse, mettez la main sur votre cœur, et demandez-vous à vous-même pourquoi vous l’avez méritée ? Tous les honnêtes gens que votre orgueil vous a fait rejeter avec mépris (excepté M Solmes, qui devrait se réjouir néanmoins de vous avoir manquée), se font un triomphe de votre honteuse fuite, et reconnaissent à présent d’où venaient vos refus. Votre digne Norton rougit de vous. Elle mêle ses larmes avec celles de votre mère, et toutes deux se reprochent la part qu’elles ont eue à votre naissance et à votre éducation. En un mot, vous êtes l’opprobre de tous ceux à qui vous avez appartenu ; et plus que de tout autre, celui d’Arabelle Harlove.