Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 14

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 64-65).


Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

jeudi au soir, 2 mars.

En portant au lieu du dépôt ma lettre précédente, qui était commencée d’hier, mais que diverses interruptions ne m’ont permis d’achever qu’aujourd’hui, Hannah vient de trouver celle que vous m’avez écrite ce matin. Je vous rends graces, ma chère, de cette diligence obligeante. Quelques lignes, que je me hâte de jeter sur le papier, arriveront peut-être assez-tôt pour vous être portées avec les autres. Cependant elles ne contiendront que mes remercimens, et quelques réflexions sur le redoublement de mes craintes.

Il faut que je demande ou que je cherche l’occasion d’entretenir ma mère, pour l’engager à m’accorder sa médiation ; car, si je souffre plus long-temps qu’on donne le nom de timidité à mon antipathie, je suis en danger de me voir fixer le jour. Des sœurs ne devraient-elles pas avoir l’une pour l’autre des sentimens de sœur ? Ne devraient-elles pas faire cause commune, dans une occasion de cette nature, et la regarder comme la cause de leur sexe ? Cependant on m’informe que la mienne, pour entrer dans les intentions de mon frère, et de concert sans doute avec lui, a proposé en pleine assemblée, avec une chaleur qui lui est particulière lorsqu’elle s’est mis quelque chose en tête, de me fixer absolument un jour, et de me déclarer que, si je refuse de me soumettre, ma punition ne sera rien moins que la perte de mon bien et de l’affection de tous mes proches.

Elle n’a pas besoin d’être si officieuse. Le crédit de mon frère suffit, sans le secours du sien ; car il a trouvé le moyen de liguer contre moi toute la famille. à l’occasion apparemment de quelque nouvelle plainte, ou de quelque découverte qui concerne M Lovelace, (j’ignore à l’occasion de quoi) ils se sont engagés tous, ou doivent s’engager l’un à l’autre, par un écrit signé (hélas ! Ma chère, que vais-je devenir ?) de l’emporter en faveur de M Solmes, pour le soutien, disent-ils, de l’autorité de mon père ; et contre Lovelace, en qualité de libertin, et d’ennemi de la famille, c’est-à-dire aussi, ma chère, contre moi. Politique bien mal entendue, qui leur fait joindre dans un même intérêt deux personnes qu’ils veulent éloigner pour jamais l’une de l’autre.

Le témoignage de l’intendant n’a pas été trop à son avantage, et se trouve non-seulement confirmé, mais aggravé même par le récit de Madame Fortescue. Aujourd’hui mes amis ont acquis de nouvelles lumières, et d’une nature si odieuse (s’il faut en croire ce que la femme de chambre de ma sœur a dit à la mienne) qu’il demeure prouvé que c’est le plus méchant de tous les hommes. Mais que m’importe à moi qu’il soit bon ou méchant ? Quelle part y prendrais-je, si je n’étais pas tourmentée par ce Solmes ? ô ma chère ! Que je le hais du côté sous lequel il m’est proposé. Pendant ce tems-là, ils sont tous effrayés de M Lovelace ; et, ce qu’il y a d’étrange, ils ne craignent point de l’irriter ! Quel est mon embarras, de me trouver dans la nécessité de correspondre avec lui pour leur intérêt ! Me préserve le ciel d’être poussée si loin par leur violence obstinée, que cette correspondance devienne jamais nécessaire pour le mien ! Mais croyez-vous, ma chère, qu’ils ne puissent pas revenir de leur résolution ? De ma part, c’est une chose impossible. Je commence à sentir que les esprits les plus doux sont les plus déterminés, lorsqu’ils se voyent persécutés avec tant de cruauté et d’injustice : la raison, sans doute, c’est que, n’ayant pas pris leur parti légèrement, leur délibération même les rend inébranlables. Lorsqu’on a l’évidence pour soi, on ne souffre pas sans impatience de se voir rappelé aux contentions et aux disputes.

Une interruption m’oblige de finir avec un peu de précipitation, et même avec une sorte d’effroi.