Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 127
Miss Clarisse Harlove à Miss Howe.
jeudi, 20 avril. Je me croirais absolument indigne de votre amitié, si mes plus pressans intérêts ne me laissaient pas trouver assez de loisir pour déclarer en peu de mots, à ma chère amie, combien je suis éloignée d’approuver sa conduite, dans des circonstances où sa générosité l’empêche apparemment de reconnaître sa faute, mais où j’ai plus de raison qu’une autre d’en gémir, parce que j’ai le malheur d’en être l’occasion. Vous savez, dites-vous, que vos démêlés avec votre mère m’affligeront beaucoup ; et vous voulez que, par conséquent, je m’épargne la peine de vous le dire. Ce n’est pas là, ma chère, ce que vous désiriez autrefois. Vous me répétiez souvent que vous n’en aviez que plus d’amitié pour moi, lorsque je vous faisais des plaintes de cette excessive vivacité, dont votre bon sens vous apprenait à vous défier. Quoique malheureusement tombée, quoique dans l’infortune, si jamais j’ai valu quelque chose par le jugement, c’est aujourd’hui que je mérite d’être écoutée, parce que je puis parler de moi-même aussi librement que d’aucune autre, et lorsque ma faute devient contagieuse, lorsqu’elle vous entraîne dans une correspondance qui vous est défendue, n’élèverai-je point ma voix contre une désobéissance dont les suites, quelles qu’elles puissent être, aggraveront mon erreur, et la feront regarder comme la racine d’une si mauvaise branche ? L’ame qui peut mettre sa gloire dans la constance et la fermeté d’une aussi noble amitié que la vôtre, d’une amitié qui est à l’épreuve de la fortune, et qui croît avec les disgrâces de la personne aimée, cette ame doit être incapable de prendre mal les avertissemens ou les conseils de l’ami pour lequel elle a des sentimens si distingués. Ainsi la liberté que je prends n’a pas besoin d’apologie. Elle en demande d’autant moins, que, dans les conjonctures présentes, elle est l’effet d’un désintéressement si absolu, qu’il tend à me priver de la seule consolation qui me reste. Votre humeur chagrine ; l’action de déchirer entre les mains de votre mère une lettre qu’elle avait droit de lire, et de la brûler, comme vous en faites l’aveu, devant ses propres yeux ; le refus de voir un homme qui est si disposé à vous obéir pour le service de votre malheureuse amie, et ce refus dans la seule vue de mortifier votre mère ; pouvez-vous penser, ma chère amie, que toutes ces fautes, qui ne sont pas la moitié de celles que vous reconnaissez, soient excusables dans une personne qui est si bien instruite de ses devoirs ? Votre mère était autrefois prévenue en ma faveur. N’est-ce pas une raison de la ménager davantage, aujourd’hui que, suivant ses idées, j’ai perdu justement son estime ? Les préventions favorables, comme celles qui ne le sont pas, ne s’effacent guère entièrement. Comment une erreur, à laquelle on ne peut pas dire qu’elle ait d’intérêt particulier, la frapperait-elle assez pour l’éloigner tout-à-fait de moi ? Il y a, dites-vous, d’autres devoirs que celui de la nature. D’accord : mais c’est le premier de tous les devoirs ; un devoir qui a précédé en quelque sorte votre existence même : et quel autre devoir ne doit pas lui céder, lorsque vous les supposerez en concurrence ? Vous êtes persuadée qu’ils peuvent s’accorder. Votre mère pense autrement. Quelle est la conclusion qu’il faut tirer de ces prémisses ? Quand votre mère voit combien je souffre, dans ma réputation, de la malheureuse démarche où je me suis engagée, moi, de qui tout le monde avait de meilleures espérances, quelle raison n’a-t-elle pas de trembler pour vous ? Un mal en attire un autre après soi ; et comment saura-t-elle où le fatal progrès peut s’arrêter ? Une personne qui entreprend de justifier les fautes d’autrui, ou qui cherche à les diminuer, ne donne-t-elle pas lieu de la soupçonner ou de corruption, ou de foiblesse ? Et les censeurs ne penseront-ils pas qu’avec les mêmes motifs, et dans les mêmes circonstances, elle serait capable des mêmes erreurs ? Mettons à part les persécutions extraordinaires que j’ai essuyées : la vie humaine peut-elle fournir un exemple plus terrible que celui que j’ai donné, dans un espace fort court, de la nécessité qui oblige des parens à veiller sans cesse sur une fille, quelque opinion qu’elle ait donnée de sa prudence ? N’est-ce pas depuis seize ans jusqu’à vingt-un, que cette vigilance est plus nécessaire que dans aucun autre temps de la vie d’une femme ? C’est dans cet espace que nous attirons ordinairement les yeux des hommes, et que nous devenons l’objet de leurs soins, ou de leurs attaques ; et n’est-ce pas dans le même temps que nous nous faisons une réputation de bonne ou de mauvaise conduite, qui nous accompagne presque inséparablement jusqu’à la fin de nos jours ? Ne sommes-nous pas alors en danger de la part de nous-mêmes, à cause de la distinction avec laquelle nous commençons à regarder l’autre sexe ? Et, lorsque nos dangers se multiplient au-dedans comme au-dehors, nos parens ont-ils tort de croire que leur vigilance doit redoubler ? Notre taille, qui commence à se former, sera-t-elle une raison de nous en plaindre ? Si c’en est une, dites-moi donc quelle sera précisément la taille, quel sera l’ âge qui exemptera une honnête fille de la soumission qu’elle doit à ses parens, et qui pourra les autoriser, à l’exemple des animaux, à se dépouiller de la tendresse, et des soins qu’ils doivent à leurs enfans ? Il vous paraît dur, ma chère, d’être traitée comme une petite fille ! Eh ! Pouvez-vous penser qu’il ne soit pas aussi dur à d’honnêtes parens de se croire dans la nécessité de tenir cette conduite ? Vous figurez-vous qu’à la place de votre mère, si votre fille vous avait refusé ce que votre mère demandait de vous, et vous avait disputé le droit de vous faire obéir, vous ne lui eussiez pas donné un coup sur la main, pour lui faire quitter un papier défendu ? C’est une grande vérité, comme votre mère vous l’a dit, que vous l’aviez provoquée à cette rigueur ; et c’est de sa part une extrême condescendance, à laquelle vous n’avez pas fait l’attention qu’elle méritait, d’avoir reconnu qu’elle en étoit fâchée. Avant le mariage (où nous entrons sous une autre espèce de protection, qui n’abroge pas néanmoins les devoirs de la nature), il n’y a point d’ âge auquel notre sauve-garde la plus nécessaire et la plus puissante ne soit les ailes de nos parens, pour nous garantir des vautours, des milans, des éperviers et d’autres vilains animaux de proie, qui voltigent sans cesse au-dessus de nos têtes, avec le dessein de nous surprendre et de nous dévorer, aussi-tôt qu’ils nous voient écartées de la vue, c’est-à-dire du soin de nos gardiens et de nos protecteurs naturels. Quelque dureté que vous puissiez trouver dans l’ordre qui nous interdit une correspondance autrefois approuvée, si votre mère juge néanmoins, qu’après ma faute elle soit capable de jeter une tache sur votre réputation, c’est une dureté à laquelle il faut se soumettre. Ne doit-elle pas même se confirmer dans son opinion, lorsqu’elle voit que le premier fruit de votre attachement à la vôtre, est de vous inspirer de l’humeur et de la répugnance à lui obéir ? Je sais, ma chère, qu’en parlant d’ humeur et du nuage épais que vous m’avez représenté, vous ne pensez qu’à mettre dans vos termes ce sel délicieux qui fait le charme de votre conversation et de vos lettres. Mais, en vérité, ma chère amie, je le crois déplacé dans cette occasion. Me permettez-vous d’ajouter à ces ennuyeux reproches, que je n’approuve pas non plus, dans votre lettre, quelques-uns des traits qui ont rapport à la manière dont votre père et votre mère vivaient ensemble. J’ose dire que ces petits démêlés n’étoient pas continuels, quoiqu’ils fussent peut-être trop fréquens. Mais votre mère est moins comptable à sa fille qu’à tout autre, de ce qui s’est passé entre elle et M Howe, dont je dirai seulement que vous devez révérer la mémoire. Ne feriez-vous pas bien d’examiner un peu si le petit ressentiment qui vous restait contre votre mère, lorsque vous aviez la plume à la main, n’a pas servi à réveiller vos sentimens de respect pour votre père ? Chacun a ses défauts. Quand votre mère aurait tort de rappeler des mécontentemens dont le sujet n’existe plus, vous ne devez pas avoir besoin qu’on vous fasse considérer à l’occasion de qui et de quoi ces idées renaissent dans son esprit. Ce n’est pas à vous non plus qu’il appartient de juger de ce qui doit s’être passé entre un père et une mère, pour faire vivre, et pour aigrir même d’anciens souvenirs dans la mémoire du survivant.