Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 125

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 484-486).


M Lovelace à M Belford.

jeudi, 10 avril. Tu connais la veuve ; tu connais ses nièces ; tu connais le logement. As-tu jamais rien vu de plus adroit que cette lettre de notre ami Doleman ? Il prévient toutes les objections ; il pourvait à tous les accidens. Chaque mot est une ruse à l’épreuve. Qui pourrait s’empêcher de sourire, en voyant ma charmante qui apporte tant de précautions dans un choix qu’on a déjà fait pour elle, et qui pèse les différentes propositions, comme si son dessein était de me faire croire qu’elle peut avoir d’autres vues ? Que dis-tu de cette chère friponne, qui me regarde avec la dernière attention, pour découvrir dans mes yeux quelque apparence dont elle puisse s’aider à lire dans mon cœur ? Le puits est trop profond pour être pénétré par ses regards ; c’est de quoi je puis l’assurer, quand ils seraient aussi perçans qu’un rayon du soleil. Nulle confiance en moi, ma belle ? Il est donc clair que vous n’en avez aucune ? Si j’étais porté à changer de dispositions, vous ne l’êtes donc point à m’encourager par une généreuse confiance à mon honneur ? Oh bien ! Il ne sera pas dit, je vous jure, qu’un maître dans l’art d’aimer soit la dupe d’une novice. Mais admire donc cette charmante, qui, dans la satisfaction qu’elle ressent de mon artifice, emprunte de moi la lettre de Doleman, pour la communiquer à sa chère Miss Howe ! Sottes petites coquines ! Pourquoi se fier, dans tous leurs détours, à la force de leur propre jugement, lorsque l’expérience est seule capable de leur apprendre à parer nos attaques, et de leur donner la prudence de leurs grand-mères ? Alors, sans doute elles peuvent monter en chaire, comme d’autres Cassandres, et prêcher la défiance à celles qui ont la patience de les écouter, mais qui ne profiteront pas de leurs leçons mieux qu’elles, aussi-tôt qu’un jeune et hardi libertin, tel que moi, viendra croiser leur chemin. N’es-tu pas étonné, Belford, que ce rusé coquin de Doleman ait nommé la rue de Douvres pour celle de notre bonne veuve ? Quel crois-tu qu’ait été son dessein ? Tu ne le devineras jamais. Ainsi, pour t’en épargner l’embarras, suppose que quelque officieuse personne, (Miss Howe est fine et active comme le diable) prenne la peine d’aller aux informations, pour s’assurer des caractères ; lorsque dans cette rue on ne trouvera ni les mêmes noms, ni un tel appartement, ni même une maison qui ressemble à ce qu’on cherche, le plus habile chasseur d’Angleterre ne tombera-t-il pas en défaut ? Comment empêcher, me demandes-tu, que la belle ne s’aperçoive de la tromperie, et que sa défiance n’augmente encore, lorsqu’elle se verra dans une autre rue ? Ne t’embarrasse point. Ou je trouverai quelque nouvelle ruse, ou nous serons déjà si bien ensemble qu’elle prendra tout de bonne grâce ; ou, si je ne suis pas plus avancé qu’aujourd’hui, elle commencera peut-être à me connaître assez, pour n’être pas étonnée de cette peccadille. Mais comment empêcherai-je que la belle n’apprenne à son amie le vrai nom de la rue ? Il faut d’abord qu’elle le sache elle-même. Dis, butor, ne faut-il pas qu’elle le sache ? Oui ; mais quel moyen d’empêcher qu’elle ne sache le nom de la rue, ou que son amie ne lui écrive dans cette rue ; ce qui reviendra au même ? Repose-toi de ce soin sur moi. Si tu m’objectes encore que Doleman a l’esprit trop épais pour avoir fait cette réponse à ma lettre… est-il si difficile de t’imaginer, que, pour en épargner la peine à l’honnête Doleman, moi, qui connais si bien la ville, je lui ai envoyé son modèle, et je ne lui ai laissé que le soin de transcrire ? Que dis-tu de moi, Belford ? Et, si j’ajoute que je t’avais destiné cette commission, et que la belle s’y est opposée, par la seule raison qu’elle connaît mon estime pour toi ; que diras-tu d’elle ? C’est à présent que je vois bien loin devant moi, et que j’ai du loisir de reste. Conviens que ton ami est un homme incomparable. Que je te trouve petit, du sommet de ma gloire et de mon excellence ! Ne t’étonnes pas que je te méprise sincèrement ; on ne peut avoir si bonne opinion de soi-même, sans mépriser à proportion tout le reste du genre humain. Je compte tirer un bon parti du mariage prétendu dont on me félicite ; mais je ne veux pas te communiquer à la fois toutes mes vues. D’ailleurs, cette partie de mon projet n’est pas encore tout-à-fait digérée. Un général qui est obligé de régler ses démarches par celles d’un adversaire vigilant, ne peut répondre de ce qu’il fera d’un jour à l’autre. La veuve Sainclair, entends-tu, Belford ? Oui, Sainclair, je te le répète ; et garde-toi de l’oublier. Elle ne portera point d’autre nom. Comme elle a de grands traits et l’air hommasse, je la supposerai descendue de quelque montagnard d’écosse. Son mari, le colonel, (grave cela aussi dans ta mémoire), était un écossais, honnête homme, et brave comme César. Dans toutes mes inventions, je n’oublie jamais les bagatelles. Elles servent quelquefois plus qu’un millier de sermens et de protestations, qui n’ont été inventés que pour y suppléer, sur-tout lorsqu’il faut prévenir les soupçons d’un esprit défiant. Tu tomberais d’admiration, si tu savais la moitié seulement de mes prévoyances. Je veux que tu en juges par un exemple. J’ai déjà eu la bonté d’envoyer un catalogue de livres, que je fais acheter pour le cabinet de ma charmante ; la plupart, de la seconde main, afin qu’ils ne passent pas pour un meuble inutile ; et tu sais que les dames de cette maison ne sont pas mal versées dans la lecture. Mais je me garde bien de trop promettre à ma belle. Il faut laisser quelque chose aux soins de la veuve, mon ancienne amie, qui m’a secondé à merveille dans une infinité d’autres entreprises, et qui se croirait offensée, si je paroissais me défier de son habileté.