Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 115

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 459-461).


M Lovelace à M Belford.

n’est-il pas cruel, que je ne puisse lier cette fière beauté par aucune obligation ? J’ai deux motifs pour m’efforcer de lui faire accepter de moi de l’argent et des habits : l’un est le plaisir réel que j’aurais de voir cette fille hautaine dans une situation plus commode, et de penser qu’elle aurait près d’elle, ou sur elle, quelque chose que je pusse dire à moi : l’autre, d’abattre sa fierté, et de l’humilier un peu. Rien ne rabaisse plus un esprit fier que les obligations pécuniaires ; et c’est par cette raison que j’ai toujours apporté beaucoup de soin à les éviter. Cependant il m’est arrivé quelquefois d’en avoir ; mais je maudissais la lenteur du temps jusqu’à mon quartier. J’ai toujours évité aussi les anticipations. C’est ce que Milord M appellerait manger son bled en herbe , et ce que je regarde comme une manière servile de tenir son bien de ses propres fermiers. à quelles insolences ne se croient-ils pas autorisés ? Moi, qui me crois en droit de casser la tête au premier passant, si je ne suis pas content de ses regards, comment supporterais-je l’audace d’un paysan qui me parlera son chapeau sur la tête, parce qu’il est revêtu de la qualité de mon créancier ? Je ne m’accoutumerais pas plus à cette humiliation, qu’à celle d’emprunter d’un oncle insolent ou d’une tante curieuse, qui en prendraient droit de se faire rendre compte de ma vie et de mes actions, pour le plaisir d’exercer leur censure. Ma charmante est là-dessus d’une fierté qui ne le cède point à la mienne. Mais elle n’entend pas les distinctions. La pauvre novice ne sait pas encore qu’il n’y a rien de plus noble, rien de plus délicieux pour des amans, que le commerce mutuel des bienfaits. Dans la ferme où je suis, pour te donner un exemple familier, j’ai vu, plus d’une fois, cette remarque vérifiée. Un orgueilleux coquin de coq, dont j’admire souvent la beauté, ne manque point, lorsqu’il a trouvé un grain d’orge, d’appeler autour de lui toutes ses maîtresses. Il prend le grain dans son bec ; il le laisse tomber cinq ou six fois, en continuant son invitation. Ensuite, pendant que deux ou trois de ses belles emplumées se disputent l’honneur de la préférence (un coq, Belford, est le grand-seigneur entre les oiseaux), il dirige vers le grain le bec de la plus avancée ; et, lorsqu’elle l’a pris, il confirme, par des caresses, les marques fières de sa joie. La belle, d’un autre côté, par ses complaisances, fait voir qu’elle n’a pas été appelée seulement pour le grain d’orge, et qu’elle le sait fort bien. Je t’ai dit qu’entre mes propositions, j’ai fait celle de rappeler Hannah, ou de prendre une des filles de la fermière. Devineras-tu mon dessein, Belford ? Je te donne un mois pour le deviner. Mais, comme tu n’es pas grand devin, il faut te le dire simplement. Ne doutant pas qu’aussi-tôt qu’elle se verrait établie, elle ne souhaitât de reprendre cette servante favorite, je l’avais fait chercher, dans le dessein d’employer secrètement quelques ressorts pour empêcher qu’elle ne pût venir. Mais la fortune travaille pour moi. Cette fille est fort mal d’un rhumatisme qui l’a obligée de quitter sa place, et de se confiner dans une chambre. La pauvre Hannah ! Que je la plains ! Ces rhumatismes sont des accidens bien fâcheux pour de si bons domestiques. Cependant, en me réjouissant de l’aventure, j’enverrai un petit présent à cette pauvre malade. Je sais que ma charmante y sera sensible. Ainsi, Belford, feignant d’ignorer la vérité, je l’ai pressée de rappeler son ancienne servante. Elle sait que j’ai toujours eu de la considération pour cette fille, parce que je connais son attachement pour sa maîtresse. Mais je sens augmenter, dans cette occasion, la bonne volonté que j’ai pour elle. Il n’y avait pas plus de risque à proposer une des deux jeunes Sorlings. Si l’une avait consenti à venir, et que la mère l’eût permis (deux difficultés pour une), ce n’eût été que pour en attendre une autre ; et, si je m’étais aperçu que ma charmante s’y fût affectionnée, j’aurais pu facilement lui donner quelque sujet de jalousie, qui m’aurait bientôt délivré de cet obstacle ; ou, à la fille qui aurait quitté sa laiterie, tant de goût pour Londres, qu’elle n’aurait pas eu de meilleure ressource que d’épouser mon valet-de-chambre. Peut-être même lui aurais-je procuré le chapelain de Milord M qui cherche à gagner les bonnes grâces de l’héritier présomptif de son maître. Bénit soit, diras-tu, le cœur honnête de ton ami Lovelace ! Il pense, comme tu vois, à la satisfaction de tout le monde. Mon rôle est devenu plus difficile, lorsque l’entretien est tombé sur l’article de ma réformation. En protestant que mes résolutions étoient sincères, j’ai répété plusieurs fois que ces changemens ne peuvent être l’ouvrage d’un jour. Peut-on parler de meilleure foi ? Ne reconnais-tu pas mon ingénuité ? L’observation, j’ose le dire, est fondée sur la vérité et la nature. Mais il y entrait aussi un peu de politique. Je ne veux pas que, s’il m’arrive de retourner à mes vieilles pratiques, la belle puisse m’accuser d’une hypocrisie trop grossière. Je lui ai dit même qu’il était à craindre que mes désirs de réformation ne fussent que des accès ; mais que son exemple ne manquerait pas de les faire tourner en habitudes. Au fond, cher Belford, les avis d’une si bonne et si charmante maîtresse ôtent le courage. Je te jure que je suis embarrassé à lever les yeux sur elle ; et, quand j’y pense, si je pouvais l’amener un peu plus elle-même à mon niveau, c’est-à-dire l’engager à quelque chose qui sentît l’imperfection, il y aurait plus d’égalité entre nous, et nous nous entendrions bien mieux. Les consolations seraient mutuelles, et le remords ne serait pas d’un seul côté. Cette divine personne traite les matières sérieuses avec tant d’agrément, et, jusqu’au son de sa voix, tout est si charmant dans son langage, lorsqu’elle touche quelque sujet de son goût, que j’aurais passé une journée entière à l’écouter. Te dirai-je une de mes craintes ? C’est que, si la fragilité de la nature l’emporte en ma faveur, elle ne perde beaucoup de cette élévation et de cette noble confiance qui donne, comme je m’en aperçois, une supériorité visible aux ames honnêtes, sur celles qui le sont moins. Après tout, Belford, je voudrais savoir pourquoi l’on traite d’hypocrites ceux qui mènent une vie libre, telle que la nôtre. C’est un terme que je hais, et que je serais très-offensé qu’on osât m’appliquer. Pour moi, du moins, j’ai de fort bons mouvemens, et peut-être aussi souvent que ceux qui se piquent de vertu. Le mal est qu’ils ne se soutiennent point ; ou, pour m’expliquer encore mieux, que je ne prends pas, comme d’autres, le soin de déguiser mes chutes.