Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 11

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 51-53).

Miss Clarisse Harlove, à Miss Howe.

Mercredi, premier mars.

Vous me causez de l’embarras et vous m’allarmez, ma très-chère Miss Howe, par la fin de votre lettre. à la première lecture, je n’avais pas cru, ai-je dit en moi-même, qu’il fût nécessaire de me tenir en garde contre la critique, en écrivant à une si chère amie. Mais ensuite, étant venue à me recueillir, n’y a-t-il rien de plus ici, me suis-je demandé, que les saillies ordinaires d’un esprit naturellement vif ? Il faut assurément que je me sois rendue coupable de quelque inadvertance. Entrons un peu dans l’examen de moi-même, comme ma chère amie me le conseille.

J’y suis entrée, et je ne puis convenir d’aucune chaleur qui me soit montée au visage, ni de ce battement de cœur dont vous me parlez. Non, en vérité, je ne le puis. Cependant je conviens que les endroits de ma lettre, sur lesquels vous vous exercez avec un mêlange d’enjouement et de sévérité, m’exposent naturellement à votre agréable raillerie ; et je ne puis vous dire ce que j’avais dans l’esprit, lorsqu’il a conduit si bizarrement ma plume.

Mais enfin, est-ce une expression trop libre, dans une personne qui n’a point de considération fort particulière pour aucun homme, de dire qu’il y a quelques hommes qui lui paroissent préférables à d’autres ? Est-il blâmable de dire qu’on croit dignes de quelque préférence ceux qui, n’ayant pas été bien traités par les parens d’une personne, lui font le sacrifice de leurs ressentimens ? Ne m’est-il pas permis, par exemple, de dire que M Lovelace est un homme qui mérite d’être préféré à M Solmes, et que je lui donne en effet la préférence ? Il me semble que cela peut se dire, sans qu’il y ait à conclure nécessairement qu’on ait de l’amour pour lui.

Il est certain que pour tout au monde je ne voudrais pas avoir pour lui ce qu’on appelle de l’amour ; premièrement, parce que j’ai mauvaise opinion de ses mœurs, et que je regarde comme une faute, à laquelle toute notre famille a eu part, excepté mon frère, de lui avoir permis de nous voir, avec des espérances qui, étant néanmoins fort éloignées, n’autorisaient aucun de nous, comme je l’ai déjà observé, à lui demander compte de ce que nous apprenions de sa conduite. En second lieu, parce que je le crois un homme vain, et capable de se faire un triomphe, du moins en secret, de l’avantage qu’il aurait sur une personne dont il croirait avoir engagé le cœur. Troisièmement, parce que les assiduités et la vénération que vous lui attribuez, paroissent accompagnées d’un air de hauteur ; comme si le mérite de ses soins étoit un équivalent pour le cœur d’une femme. En un mot, dans les momens où il s’observe le moins, sa conduite me paraît celle d’un homme qui se croit au-dessus de la politesse même que sa naissance et son éducation (plutôt peut-être que son propre choix) l’obligent de marquer. En d’autres termes, je trouve que sa politesse est contrainte, et qu’avec les personnes les plus douces et du commerce le plus aisé, il a toujours quelque chose en arrière, qu’il tient comme en réserve. Et puis, la bonté qu’on lui croit pour les domestiques d’autrui, et qui va jusqu’à la familiarité, (quoiqu’elle ait un air de dignité, comme vous l’avez remarqué, et qu’elle sente l’homme de qualité), n’empêche pas qu’il ne soit sujet à s’emporter contre les siens. Un jurement ou une imprécation suit aussi-tôt. Leur terreur se manifeste assez dans leurs yeux, et j’ai cru voir plus d’une fois qu’ils se tenaient fort heureux que je fusse à portée de l’entendre. Les regards même du maître ne me confirmaient que trop dans cette opinion.

Non, ma chère, cet homme n’est pas mon homme . J’ai de grandes objections à faire contre lui. Non, mon cœur ne bat point à son occasion. S’il me monte de la chaleur au visage, c’est d’indignation contre moi-même, pour avoir donné lieu à cette imputation. Il ne faut pas, ma très-chère amie, transformer un sentiment commun de reconnaissance en amour. Je ne puis souffrir que vous en ayez cette idée. Mais si j’étais jamais assez malheureuse pour m’appercevoir que ce fût de l’amour, je vous engage ma parole, c’est comme si je disais mon honneur, que je ne manquerai pas de vous en avertir.

Vous m’ordonnez de vous écrire promptement que votre agréable raillerie ne m’a pas indisposée contre vous. Je me hâte de vous satisfaire, et je remets à ma première lettre le récit des motifs qui engagent mes amis à favoriser, avec tant de chaleur, les intérêts de M Solmes. Soyez donc bien persuadée, ma chère, que je n’ai rien dans le cœur contre vous. Non, rien, rien absolument. Au contraire, je reconnais dans vos avis une tendresse d’affection qui excite mes plus vifs remerciemens. Et si vous observiez, dans ma conduite, quelque faute assez considérable pour vous mettre dans le cas d’employer en ma faveur les palliatifs d’une amitié partiale, je vous recommande, comme je l’ai fait souvent, de ne pas faire difficulté de m’en informer ; car il me semble que je voudrais me conduire d’une manière qui ne donnât aucune prise à la censure. à mon âge, et foible comme je suis, quel moyen de l’éviter, si ma fidèle amie ne tient pas le miroir devant mes yeux pour me faire découvrir mes imperfections ?

Jugez-moi donc, ma chère, comme ferait une personne indifférente qui saurait de moi tout ce que vous savez. D’abord, j’en pourrai ressentir un peu de peine. Il me montera peut-être un peu de chaleur au visage , de me trouver moins digne de votre amitié que je ne le voudrois. Mais soyez sûre que vos corrections obligeantes me feront faire des réflexions qui me rendront meilleure. Si elles ne produisent pas cet effet, vous aurez droit de me reprocher une faute inexcusable, une faute, dont vous ne pourriez vous dispenser de m’accuser, sans cesser d’être autant mon amie que je suis la vôtre, puisque vous savez bien, ma chère, que je ne vous ai jamais épargnée dans les mêmes occasions.

Je finis ici, mais c’est dans le dessein de commencer bientôt une autre lettre.