Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 105

Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (Ip. 433-434).


M Lovelace à M Belford.

que faire avec une femme qui est au-dessus de la flatterie, et qui méprise les louanges, lorsqu’elles ne sont point approuvées de son propre cœur ? Mais pourquoi cette admirable créature presse-t-elle sa destinée ? Pourquoi brave-t-elle le pouvoir dont elle est absolument dépendante ? Pourquoi souhaiter, devant moi, de n’avoir jamais quitté la maison de son père ? Pourquoi me refuser sa compagnie, jusqu’à me faire perdre patience, et me mettre dans le cas d’exciter son ressentiment ? Enfin pourquoi, lorsqu’elle est offensée, porte-t-elle son indignation au plus haut point où jamais une beauté méprisante, dans le fort de son pouvoir et de son orgueil, ait pu la porter ? Trouves-tu que, dans sa situation, il y ait de la prudence à me dire et à me répéter : " que d’heure en heure elle est plus mécontente et d’elle-même et de moi ; que je ne suis pas de ces hommes qui gagnent à être mieux connus ; (cette hardiesse, Belford, te plairait-elle dans la bouche d’une captive ?) qu’un mauvais sort l’a jetée dans ma compagnie ; que, si je la crois digne des chagrins que je lui donne, je dois m’applaudir des artifices par lesquels j’ai précipité une personne si extraordinaire dans le plus grand excès de folie ; qu’elle ne se pardonnera jamais à elle-même de s’être rendue à la porte du jardin, ni à moi de l’avoir forcée de me suivre (ce sont ses propres termes) ; qu’elle veut prendre soin d’elle-même ; que mon absence lui rendra la maison de Madame Sorlings plus agréable ; et que je puis aller à Berks, à Londres, ou dans tout autre lieu, au diable, je suppose, où elle m’envoie de tout son cœur " ? Qu’elle entend mal ses intérêts ! Tenir ce langage à un esprit aussi vindicatif que le mien ! à un libertin, tel qu’elle me croit ! Au pouvoir duquel elle est actuellement ! J’étais indéterminé, comme tu sais. La balance penchait tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Je voulais voir à quoi son penchant pourrait la conduire, et quelles seraient mes propres inclinations. Tu vois comment les siennes se déclarent. Douterais-tu qu’elles ne déterminent les miennes ? Ses fautes n’étoient-elles pas en assez grand nombre ? Pourquoi m’oblige-t-elle de regarder en arrière ? Je veux examiner cette grande affaire à tête reposée, et je t’informerai du résultat. Si tu savais, si tu pouvais voir quel vil esclave elle a fait de moi ! Elle m’a reproché d’avoir pris de grands airs . Mais c’étoient des airs qui lui prouvaient mon amour, qui lui faisaient connaître que je ne pouvais vivre hors de sa présence. Elle s’en est vengée néanmoins. Elle a pris plaisir à me mortifier. Elle m’a traité avec un dédain… par ma foi, Belford, à peine ai-je trouvé un mot pour ma défense. J’ai honte de te dire à quel sot elle m’a fait ressembler. Mais dans un autre lieu, où je ne désespère pas encore de la conduire, et dans d’autres circonstances, j’aurais pu sur le champ humilier son orgueil. C’est donc à ce tems, où je compte qu’elle ne sera plus libre de me fuir, que je remets les épreuves, et l’essai de mes grandes inventions ; tantôt humble, tantôt fier ; tantôt attendant ou demandant ; tantôt me réduisant à la complaisance et à la soumission, jusqu’à ce qu’elle soit fatiguée de la résistance. Je t’en dis assez. Je pourrai m’expliquer davantage, à mesure que je me confirmerai dans mes desseins. Si je la vois obstinée à faire revivre ses mécontentemens… si ses hauteurs… mais brisons. Ce n’est pas encore le temps des menaces.