Histoire de Jules César/Livre IV/Chapitre 7

Plon (Tome 2p. 437-459).

CHAPITRE SEPTIÈME.

ÉVÉNEMENTS DE L’AN 702.

Meurtre de Clodius.

I. Rome ne semblait livrée qu’à de mesquines luttes de personnes ; mais derrière les hommes en évidence s’agitaient de graves intérêts et de violentes passions. Le mal qui mine une société à son insu se révèle lorsque des faits, sans grande importance par eux-mêmes, viennent tout à coup produire une crise imprévue, dévoiler des dangers inaperçus et montrer à tous cette société au bord d’un abîme dont nul n’avait soupçonné la profondeur. Ainsi, par de simples accidents de sa vie, Clodius semble avoir été destiné à faire éclater les éléments de trouble que recélait dans son sein la République. On le surprend dans la maison de la femme de César pendant un sacrifice religieux, et cette violation des mystères de la Bonne Déesse amène une scission funeste dans les premiers corps de l’État. Sa mise en accusation irrite le parti populaire ; son acquittement met au grand jour la vénalité des juges, sépare l’ordre des chevaliers de celui du sénat. L’animosité avec laquelle on le poursuit en fait un chef de parti redoutable, qui envoie Cicéron en exil, fait trembler Pompée et accélère l’élévation de César. Sa mort va réveiller toutes les passions populaires, inspirer tant de craintes à la faction opposée, qu’elle oubliera ses rancunes et ses jalousies pour se jeter dans les bras de Pompée, et, d’un bout de l’Italie à l’autre, tout le peuple sera en armes.

Le 13 des calendes de février 702 (13 décembre 701), Milon était parti de Rome pour se rendre à Lanuvium, sa ville natale, dont il était le dictateur[1]. Vers la neuvième heure, il rencontra sur la voie Appienne, un peu au delà de Bovilles, Clodius, qui, de son côté, revenait à cheval d’Aricia à Rome, accompagné de trois amis et de trente esclaves, tous armés d’épées. Milon était dans un chariot avec sa femme Fausta, fille de Sylla, et M. Fufius, son familier. À sa suite marchait une escorte dix fois plus forte que celle de Clodius, et dans laquelle se trouvaient plusieurs gladiateurs renommés. Les deux troupes se croisèrent près d’un petit temple de la Bonne Déesse[2], sans échanger une seule parole, mais en se lançant des regards furieux. Elles étaient à peine éloignées l’une de l’autre que deux gladiateurs de Milon, restés en arrière, se prirent de querelle avec les esclaves de Clodius. Au bruit de la rixe ce dernier tourna bride, et s’avança proférant des menaces. Un des gladiateurs nommé Birria le frappa, d’un coup d’épée et l’atteignit grièvement à l’épaule[3] : on le transporta dans un cabaret voisin[4].

Milon, apprenant que Clodius était blessé, redouta les suites de cette agression, et crut qu’il serait moins dangereux pour lui d’achever son ennemi. Il envoya donc ses gens enfoncer le cabaret ; Clodius, arraché du lit sur lequel on l’avait placé, est percé de coups et jeté sur la grande route. Ses esclaves sont tués ou mis en fuite. Le cadavre resta étendu sur la voie Appienne jusqu’à ce qu’un sénateur, Sex. Tedius, qui passait, le fit relever, mettre dans une litière et transporter à Rome, où il arriva la nuit, et fut déposé sur un lit dans l’atrium de sa maison. Mais déjà la nouvelle de la rencontre fatale était répandue par toute la ville, et la foule accourut vers la demeure de Clodius, où sa femme, Fulvia, montrant les blessures dont il était criblé, excitait le peuple à la vengeance. Il y eut une telle affluence que plusieurs personnes de marque, entre autres C. Vibienus, sénateur, furent étouffées dans la foule. Le cadavre fut porté au Forum et exposé sur les rostres ; deux tribuns du peuple, T. Munatius Plancus et Q. Pompeius Rufus, haranguèrent la multitude et demandèrent justice.

Ensuite, à l’instigation d’un scribe nommé Sex. Clodius, on transporta le corps dans la curie pour faire outrage au sénat ; on fit un bûcher avec des bancs, des tables et des registres. Le feu prit à la curie Hostilia et gagna jusqu’à la basilique Porcia : les deux monuments furent réduits en cendres. Puis cette multitude, s’excitant de plus en plus, arracha les faisceaux qui entouraient le lit funèbre[5], et se rendit devant les maisons d’Hypsæus et de Q. Metellus Scipion, comme pour leur offrir le consulat ; enfin elle se présenta devant la demeure de Pompée ; les uns demandaient à grands cris qu’il fût consul ou dictateur, les autres faisaient entendre les mêmes vœux pour César[6].

Cependant, neuf jours après, lorsque la fumée sortait encore des décombres, le peuple, à l’occasion d’un banquet funèbre dans le Forum, voulut incendier la maison de Milon et celle de l’interroi M. Lepidus. Il fut repoussé à coups de flèches[7]. Milon, dans le premier moment, n’avait songé qu’à se cacher ; mais, en apprenant l’indignation et l’effroi causés par l’incendie de la curie, il se rassura. Persuadé d’ailleurs que, pour réprimer ces excès, le sénat sévirait contre le parti opposé[8], il rentra de nuit à Rome, poussa la hardiesse jusqu’à annoncer qu’il continuait à briguer le consulat, et commença de fait à acheter les suffrages. Cœlius, tribun du peuple, parla en sa faveur au Forum. Milon lui-même monta à la tribune et accusa Clodius de lui avoir tendu un guet-apens. Il fut interrompu par un nombre considérable d’hommes en armes qui se précipitèrent sur la place publique. Milon et Cœlius s’enveloppèrent de manteaux d’esclaves et prirent la fuite. On fit un grand carnage de leurs adhérents. Mais bientôt des séditieux, profitant de ce prétexte de trouble, égorgèrent tous ceux qui furent rencontrés, soit citoyens, soit étrangers, ceux surtout que leurs riches vêtements ou leurs anneaux d’or faisaient remarquer ; des esclaves en armes étaient les principaux instruments de ces désordres. Aucun crime ne fut épargné ; sous prétexte de rechercher les amis de Milon, un grand nombre de maisons furent pillées, et, pendant plusieurs jours, se commirent toutes sortes d’attentats[9].


La République est déclarée en danger.

II. Sur ces entrefaites, le sénat déclara la République en danger, et chargea l’interroi, les tribuns du peuple et le proconsul Cn. Pompée, ayant l’imperium près de la ville, de veiller au salut public et de faire des levées dans toute l’Italie. Le soin de rebâtir la curie Hostilia fut confié au fils de Sylla ; on décida qu’elle porterait le nom de l’ancien dictateur, dont le sénat cherchait à remettre le souvenir en honneur[10].

Dès que Pompée eut réuni une force militaire assez imposante, les deux neveux de Clodius, nommés tous deux Appius, demandèrent l’arrestation des esclaves de Milon et de ceux de Fausta, sa femme. Mais le premier soin de Milon, une fois son ennemi mort, avait été d’affranchir ses esclaves, pour les récompenser de l’avoir défendu, et, une fois affranchis, ils ne pouvaient plus déposer contre leur patron.

Un mois environ après la mort de Clodius, Q. Metellus Scipion rappela l’affaire devant le sénat, et accusa Milon de mensonge dans les explications qu’il avait données. Il réunit habilement toutes les circonstances qui le signalaient comme l’agresseur : d’un côté, son escorte beaucoup plus nombreuse, les trois blessures de Clodius, les onze esclaves de ce dernier tués ; de l’autre, certains faits criminels qui se rattachaient à l’événement : un cabaretier égorgé, deux messagers massacrés, un esclave haché en morceaux pour n’avoir pas voulu livrer un fils de Clodius ; enfin la somme de mille as offerte par l’inculpé à quiconque voudrait le défendre. Alors Milon chercha à apaiser Pompée, en lui proposant de se désister de sa candidature au consulat. Pompée répondit qu’au peuple romain seul appartenait le droit de décider. Milon demeurait accusé non-seulement de meurtre, mais de brigue électorale et d’attentat contre la République. Il ne pouvait être jugé avant la nomination préalable du préteur urbain et avant la convocation des comices.


Pompée seul consul.

III. Cette fois la peur du désordre fit taire les oppositions, et tous les regards se tournèrent vers Pompée ; mais quel titre lui donner ? Celui de dictateur effrayait. M. Bibulus, quoique précédemment hostile, ouvrit l’avis de le nommer seul consul ; c’était un moyen d’écarter la dictature et d’empêcher que César ne devînt son collègue[11]. M. Caton appuya cette proposition, qui passa à l’unanimité. « Tout vaut mieux que l’anarchie, » disait-il[12]. On ajouta que, si Pompée croyait un second consul nécessaire, il le nommerait lui-même, mais pas avant deux mois[13]. Le 5 des calendes de mars (27 février) (c’était pendant un mois intercalaire), Pompée, quoique absent, fut déclaré consul par l’interroi Serv. Sulpicius, et rentra aussitôt à Rome. « Cette mesure extraordinaire, qui n’avait été encore adoptée pour personne, parut sage ; néanmoins, comme Pompée recherchait moins que César la faveur du peuple, le sénat se flatta de l’en détacher complètement et de le mettre dans ses intérêts. C’est ce qui arriva. Fier de cet honneur nouveau et tout à fait insolite, Pompée ne proposa plus aucune mesure en vue de plaire à la multitude, et fit scrupuleusement tout ce qui pouvait être agréable au sénat[14]. »

Trois jours après son installation, il provoqua deux sénatus-consultes l’un pour réprimer les attentats avec violence, nommément le meurtre commis sur la voie Appienne, l’incendie de la curie et l’attaque de la maison de l’interroi M. Lepidus ; l’autre pour prévenir la brigue électorale par une procédure plus rapide et une pénalité plus sévère. Dans tous les procès criminels, un délai de trois jours était fixé pour l’interrogatoire des témoins, un jour pour les débats contradictoires. L’accusateur avait deux heures pour parler, l’accusé trois pour se défendre[15].

M. Cœlius, tribun du peuple, protesta contre ces lois, alléguant qu’elles violaient les formes tutélaires de la justice et qu’elles n’étaient imaginées que pour accabler Milon. Pompée répondit d’un ton menaçant : « Qu’on ne m’oblige pas à défendre la République par les armes ! » Il prenait d’ailleurs toutes les mesures pour sa sûreté personnelle et se gardait militairement, comme s’il redoutait quelque attentat de la part de Milon.


Procès de Milon.

IV. Pompée voulut encore qu’on choisit parmi les consulaires un questeur pour présider à l’instruction du procès. On tint les comices, et L. Domitius Ahenobarbus fut nommé. Milon obtint de faire juger d’abord l’accusation de meurtre et ajourner celle de brigue.

Les accusateurs étaient l’aîné des Appius (neveu de Clodius), M. Antonius et P. Valerius Nepos. Cicéron, assisté de M. Claudius Marcellus, devait défendre l’accusé. Tout avait été mis en œuvre pour intimider Cicéron. Pompeius Rufus, C. Sallustius[16] et T. Munatius Plancus avaient cherché à exciter le peuple contre lui et à le rendre suspect à Pompée. Bien qu’il résistât aux menaces de ses adversaires, son courage était ébranlé.

Le procès commença la veille des nones d’avril, et dès le premier jour une vive agitation fit interrompre les débats. Le lendemain, l’interrogatoire des témoins eut lieu sous la protection d’une force militaire imposante. La plupart des témoignages furent accablants pour l’accusé et prouvèrent que Clodius avait été massacré de sang-froid. Lorsque parut Fulvia, la veuve de Clodius, l’émotion redoubla ; ses larmes et le spectacle de sa douleur touchèrent les assistants. La séance levée, le tribun du peuple T. Munatius Plancus harangua la foule, engagea les citoyens à venir le lendemain en grand nombre sur la place publique pour s’opposer à l’acquittement de Milon, et il leur recommanda de bien manifester aux juges leur opinion et leur douleur, lorsqu’il s’agirait de voter.

Le 6 des ides d’avril, les boutiques étaient fermées ; des postes gardaient les issues du Forum par ordre de Pompée, qui, lui-même, avec une réserve considérable, s’établit au Trésor. Après le tirage des juges, l’aîné des Appius, M. Antonius et P. Valerius Nepos, soutinrent l’accusation. Cicéron seul répondit. On lui avait conseillé de présenter le meurtre de Clodius comme un service rendu à la République ; mais il repoussa ce moyen, quoique Caton eût osé déclarer en plein sénat que Milon avait fait acte de bon citoyen[17]. Il préféra s’appuyer sur le droit de légitime défense. À peine avait-il pris la parole, que les cris, les interruptions des partisans de Clodius lui firent éprouver une émotion dont son discours se ressentit ; les soldats furent obligés de faire usage de leurs armes[18]. Les cris des blessés, la vue du sang, ôtaient à Cicéron sa présence d’esprit ; il tremblait et s’interrompait souvent. Son plaidoyer fut loin d’être à la hauteur de son talent. Milon, condamné, s’exila à Marseille. Dans la suite, Cicéron composa à loisir la magnifique harangue que nous connaissons, et l’envoya à son malheureux client, qui lui répondit : « Si tu avais dit autrefois ce que tu as écrit, je ne mangerais pas des mulets à Marseille[19]. »

Pendant les guerres de Grèce et d’Afrique, Milon, qui n’avait pas oublié son rôle de conspirateur, revint en Italie, appelé par Cœlius. Ils tentèrent tous deux d’organiser des mouvements séditieux ; mais ils échouèrent, et payèrent de leur vie leur téméraire entreprise[20].

Pompée, parvenu au faîte du pouvoir, crut, comme la plupart des hommes épris d’eux-mêmes, que tout était sauvé parce qu’on l’avait mis à la tête des affaires ; mais, au lieu de s’en occuper, sa première pensée fut de se remarier. Il épousa, malgré son âge avancé, Cornélie, fille de Scipion, la jeune veuve de Publius Crassus, qui venait de périr chez les Parthes. « On trouvait, dit Plutarque, qu’une femme si jeune, remarquable par les qualités de l’esprit et les grâces extérieures, aurait été plus convenablement mariée à son fils. Les plus honnêtes citoyens lui reprochaient d’avoir, dans cette occasion, sacrifié les intérêts de la République, qui, dans l’extrémité où elle était réduite, l’avait choisi pour son médecin et s’en était rapportée à lui seul de sa guérison. Au lieu de répondre à cette confiance, on le voyait, couronné de fleurs, faire des sacrifices et célébrer des noces, tandis qu’il aurait dû regarder comme une calamité publique ce consulat, qu’il n’aurait pas obtenu, selon les lois, seul et sans collègue, si Rome eût été plus heureuse[21]. »

Pompée avait néanmoins rendu de grands services en réprimant les émeutes et en protégeant l’exercice de la justice. Il avait délivré Rome des bandes de Clodius et de Milon, donné une organisation plus régulière aux tribunaux[22] et fait respecter leurs arrêts par la force armée. Toutefois, si l’on excepte ces actes, commandés par les circonstances, il avait usé de son pouvoir avec hésitation, comme un homme qui lutte entre sa conscience et ses intérêts. Devenu, peut-être à son insu, l’instrument du parti aristocratique, les liens qui l’attachaient à César l’avaient souvent retenu dans la voie où l’on voulait le pousser. Défenseur de l’ordre, il avait promulgué des lois pour le rétablir ; mais, homme de parti, il était sans cesse entraîné à les violer, pour satisfaire aux exigences de sa faction. Il fit adopter un sénatus-consulte autorisant des poursuites contre ceux qui avaient exercé des emplois publics depuis son premier consulat. L’effet rétroactif de cette loi, qui embrassait une période de vingt années, et par conséquent le consulat de César, indigna les partisans de ce dernier ; ils s’écrièrent que Pompée ferait bien mieux de s’occuper du présent que d’appeler l’investigation haineuse des partis sur la conduite passée des premiers magistrats de la République ; mais Pompée répondit que, puisque la loi permettait le contrôle de ses propres actes, il ne voyait pas pourquoi ceux de César en seraient affranchis, et que d’ailleurs le relâchement des mœurs depuis tant d’années rendait la mesure nécessaire[23].

On se plaignait de la faculté laissée aux orateurs de faire l’éloge des accusés dont ils présentaient la défense, parce que le prestige qui s’attachait à la parole d’hommes considérables amenait trop facilement l’acquittement des coupables. Un sénatus-consulte interdit cet usage. Au mépris de ces dispositions, qu’il avait proposées, Pompée n’eut pas honte de faire l’éloge de T. Munatius Plancus, accusé, avec Q. Pompeius Rufus, de l’incendie de la curie Hostilia[24]. Caton, qui était un des membres du tribunal, s’écria en se bouchant les oreilles : « Je n’en crois point ce louangeur qui parle contre ses propres lois. » Les prévenus n’en furent pas moins condamnés.

Dans le but de réprimer la corruption électorale et de rechercher les coupables, il fut statué que tout condamné pour brigue qui parviendrait à convaincre un autre du même crime obtiendrait la rémission de sa peine. Memmius, condamné pour un fait semblable, voulant profiter du bénéfice de l’impunité légale, dénonça Scipion. Alors Pompée parut vêtu de deuil devant le tribunal auprès de son beau-père. À la vue de ce simulacre de tristesse et de la pression morale qui en résultait, Memmius se désista, en déplorant le malheur de la République. Quant aux juges, ils poussèrent la flatterie jusqu’à reconduire Scipion à sa demeure[25].

Pour arrêter dans les élections les menées d’une convoitise éhontée, il fut décrété que les consuls et les préteurs ne pourraient prendre le gouvernement d’une province que cinq ans après leur consulat ou leur préture[26]. On décourageait ainsi les ambitieux, qui se jetaient dans les plus folles dépenses afin d’arriver par l’une de ces magistratures au gouvernement des provinces. Et pourtant Pompée, quoique consul, non-seulement conservait le proconsulat d’Espagne, mais se faisait proroger son gouvernement pendant cinq années, gardait une partie de son armée en Italie, et recevait mille talents pour l’entretien de ses troupes. Dans l’intérêt de ses partisans, il ne reculait pas devant la violation de ses propres lois, ce qui a fait dire de lui par Tacite : suarum legum auctor idem ac subversor[27].

La loi précédente n’interdisait pas à César la possibilité d’arriver au consulat, mais le sénat remit en vigueur la loi qui défendait à un absent de se présenter comme candidat, sans songer qu’il venait de nommer Pompée seul consul, quoique absent de la ville de Rome. Les amis du proconsul des Gaules réclamèrent vivement : « César, disaient-ils, avait bien mérité de la patrie ; un second consulat ne serait que la juste récompense de ses immenses travaux ; ou bien, si l’on répugnait à lui conférer cette dignité, il fallait du moins ne pas lui donner un successeur ni le priver du bénéfice de la gloire qu’il avait acquise. » Pompée, qui ne voulait pas rompre avec César, eut recours à Cicéron[28] pour ajouter à la loi déjà gravée sur une table d’airain, ce qui en constituait alors la promulgation, que la défense ne s’appliquait pas à ceux qui auraient obtenu l’autorisation de produire leur candidature malgré leur absence. Tous les tribuns, qui avaient d’abord réclamé, acceptèrent cette rétractation, sur la proposition de Cœlius[29].

Néanmoins les amis de César allèrent en grand nombre lui démontrer que les lois de Pompée avaient été toutes proposées contre son intérêt et qu’il était essentiel qu’il se mît en garde contre lui. César, fier de son bon droit et fort des services qu’il avait rendus, ne doutant ni de son gendre ni de la destinée, les rassura, et loua fort la conduite de Pompée[30].


Pompée s’associe Cæcilius Metellus Pius Scipion.

V. Vers le 1er août, Pompée associa son beau-père Scipion à son consulat, pour les cinq derniers mois. Ce partage de pouvoir, purement nominal, et qui fut depuis imité par les empereurs, sembla satisfaire les hommes uniquement préoccupés des formes. Les sénateurs se vantaient d’avoir rétabli l’ordre sans nuire aux institutions de la République[31].

Scipion voulut signaler sa courte administration en abolissant la loi de Clodius qui ne permettait aux censeurs d’expulser du sénat que les hommes déjà frappés d’une condamnation. Il remit les choses sur l’ancien pied, en rendant le pouvoir des censeurs à peu près illimité. Ce changement ne fut point accueilli avec faveur, comme Scipion s’y était attendu. Les vieux consulaires, parmi lesquels on choisissait ordinairement les censeurs, trouvaient compromettante la responsabilité de pareilles fonctions dans un temps de trouble et d’anarchie. Au lieu d’être sollicitée comme un honneur, la censure fut évitée comme un poste périlleux[32].

Il était chaque jour plus évident, aux yeux de tous les hommes sensés, que les institutions de la République devenaient de plus en plus impuissantes à garantir l’ordre au dedans, peut-être même la paix au dehors. Le sénat ne pouvait plus s’assembler, les comices se tenir, les juges rendre un arrêt, que sous la protection d’une force militaire ; il fallait donc se mettre à la discrétion d’un général, et abdiquer toute autorité entre ses mains. Aussi, tandis que l’instinct populaire, qui se trompe rarement, voyait le salut de la République dans le pouvoir d’un seul, le parti aristocratique, au contraire, ne voyait de danger que dans cet entraînement général vers un homme. C’est pourquoi Caton se fit inscrire parmi les candidats au consulat pour l’année 703, signalant Pompée et César comme également dangereux, et déclarant n’aspirer à la première magistrature que pour réprimer leurs desseins ambitieux. Cette compétition, opposée à l’esprit de l’époque et aux instincts puissants qui étaient en jeu, n’avait pas de chance de réussite : la candidature de Caton fut écartée sans peine.


Insurrection de la Gaule et campagne de 702.

VI. Non-seulement le meurtre de Clodius avait profondément agité l’Italie, mais le contrecoup s’en était fait sentir au delà des Alpes, et les troubles de Rome avaient ranimé dans la Gaule le désir de secouer le joug des Romains. Les dissensions intestines, en faisant croire à l’affaiblissement de l’État, réveillent sans cesse les espérances des ennemis extérieurs, et, chose plus triste à constater, ces ennemis extérieurs trouvent toujours des complices parmi les traîtres prêts à livrer leur patrie[33].

La campagne de 702 est sans contredit la plus intéressante, sous le double point de vue politique et militaire. À l’historien, elle offre la scène émouvante de peuplades, jusqu’alors divisées, s’unissant dans une même pensée nationale et s’armant afin de reconquérir leur indépendance. Au philosophe, elle présente, comme résultat consolant pour les progrès de l’humanité, le triomphe de la civilisation contre les efforts les mieux combinés et les plus héroïques de la barbarie. Enfin, aux yeux du soldat, c’est le magnifique exemple de ce que peuvent l’énergie et la science de la guerre chez un petit nombre en lutte avec des masses sans organisation et sans discipline.

Les événements survenus à Rome donnaient à penser aux Gaulois que César serait retenu en Italie ; une formidable insurrection s’organise alors parmi eux. Tous les différents peuples se concertent et se coalisent. Les provinces occupées militairement par les légions, ou intimidées par leur voisinage, restent seules étrangères à l’agitation générale. L’Orléanais, le premier, donne le signal : les citoyens romains sont égorgés à Gien ; le Berry et l’Auvergne se joignent à la ligue, et bientôt, depuis la Seine jusqu’à la Gironde, depuis les Cévennes jusqu’à l’Océan, tout le pays est en armes. Comme un chef ne manque jamais de se révéler lorsque éclate un grand mouvement national, Vercingetorix apparaît, se met à la tête d’une guerre d’indépendance, et, pour la première fois, proclame cette vérité, empreinte de grandeur et de patriotisme : Si la Gaule sait être unie et devenir une nation, elle peut défier l’univers. Tous répondent à son appel.

Les peuples divisés naguère par les rivalités, les coutumes, la tradition, oublient leurs griefs réciproques et se réunissent à lui. L’oppression étrangère forme les nationalités bien plus que la communauté d’idées et d’intérêts. Vercingetorix avait-il autrefois, comme tant d’autres, courbé le front sous la domination romaine ? Dion-Cassius est le seul historien qui le dise. Quoi qu’il en soit, il se montre, dès l’année 702, le ferme et intrépide adversaire des envahisseurs. Son plan est aussi hardi que bien combiné : créer au cœur de la Gaule un grand centre d’insurrection protégé par les montagnes des Cévennes et de l’Auvergne ; de cette forteresse naturelle jeter ses lieutenants sur la Narbonnaise, d’où César ne pourra plus tirer ni secours ni ravitaillement ; empêcher même le retour du général romain à son armée ; attaquer séparément les légions privées de leur chef, insurger le centre de la Gaule et détruire l’oppidum des Boïens, de ce petit peuple, débris de la défaite des Helvètes, placé par César au confluent de l’Allier et de la Loire comme une sentinelle avancée.

Informé de ces événements, César quitte l’Italie en toute hâte, suivi d’un petit nombre de troupes levées dans la Cisalpine. En descendant des Alpes, il se trouve presque seul en présence d’alliés chancelants et de la plus grande partie de la Gaule insurgée, tandis que ses légions sont dispersées au loin sur la Moselle, la Marne et l’Yonne. Tant de périls excitent son ardeur au lieu de l’abattre, et sa résolution est bientôt prise.

Il va attirer ses ennemis, par des diversions heureuses et multipliées, sur les points où il ne veut pas frapper de coups décisifs ; et en envoyant son infanterie dans le Vivarais, sa cavalerie à Vienne, en se rendant lui-même à Narbonne, il divise l’attention de ses adversaires pour cacher ses projets.

Sa présence dans la Province romaine vaut une armée. Il encourage les hommes restés fidèles, intimide les autres, double, avec les ressources locales, toutes les garnisons des villes de la Province jusqu’à Toulouse, et, après avoir ainsi élevé au midi une barrière contre tout envahissement, il retourne sur ses pas et arrive au pied des Cévennes, dans le Vivarais, où il retrouve les troupes envoyées d’avance. Il franchit alors les montagnes couvertes de neige, pénètre en Auvergne, et oblige Vercingetorix à abandonner le Berry pour venir défendre son propre pays menacé. Satisfait de ce résultat, il part à l’improviste, et, presque seul, il accourt à Vienne. Il prend l’escorte de cavalerie qui l’avait précédé, atteint le pays de Langres et se rend ensuite à Sens, où il réunit ses dix légions.

Ainsi, en peu de temps, il a mis la Province romaine à l’abri de toute attaque, forcé Vercingetorix de voler à la défense de l’Auvergne, rejoint et concentré son armée.

Quoique la rigueur de la saison ajoute à la difficulté des marches et des approvisionnements (c’était au mois de mars), il se décide à commencer immédiatement la campagne. Vercingetorix est venu mettre le siège devant Gorgobina, oppidum des Boïens. Ces 20 000 Germains, vaincus de la veille, gardent la reconnaissance sincère d’un peuple primitif envers celui qui leur a donné des terres au lieu de les vendre comme esclaves : ils demeurent fidèles aux Romains et affrontent les colères de Vercingetorix et les attaques de la Gaule soulevée. César, ne voulant pas qu’un peuple qui donne l’exemple de la fidélité devienne victime de son dévouement, se porte à son secours. Il pouvait aller directement à Gorgobina et traverser la Loire à Nevers ; mais alors Vercingetorix, informé de son approche, aurait eu le temps de venir lui disputer le passage. Le tenter de vive force était une opération dangereuse. Il laisse à Sens deux légions et ses bagages, part à la tête des huit autres, et se hâte, par la voie la plus courte, de traverser la Loire à Gien. Il remonte la rive gauche du fleuve ; cependant Vercingétorix ne l’attend pas et lève le siège de Gorgobina. Il se porte au-devant de César, qui le bat à Sancerre dans une rencontre de cavalerie, et marche ensuite sur Bourges, sans s’inquiéter d’un ennemi incapable de l’arrêter en rase campagne. La prise de cette ville importante doit le rendre maître de toute la contrée. Le général gaulois se borne à le suivre à petites journées, incendiant tout le pays d’alentour, afin d’affamer l’armée romaine.

Le siège de Bourges est un des plus réguliers et des plus intéressants de la guerre des Gaules. César ouvre la tranchée, c’est-à-dire qu’il établit des galeries couvertes qui lui permettent d’approcher de la place, de combler le fossé et de construire une terrasse, véritable batterie de brèche surmontée de chaque côté par une tour. Quand, à l’aide de ses machines de jet, il a éclairci les rangs des défenseurs, il réunit ses légions à l’abri derrière des parallèles composées de galeries couvertes, et, au moyen de la terrasse qui atteint la hauteur du mur, il donne l’assaut et emporte la place.

Après la prise de Bourges, il se rend à Nevers, où il installe ses dépôts, puis à Decize, pour apaiser les contestations nées, parmi les Bourguignons, de la compétition de deux prétendants au pouvoir. Il divise alors son armée, envoie Labienus, avec deux légions, contre les Parisiens et leurs alliés, lui ordonne de prendre les deux légions laissées à Sens, et lui-même, avec les six autres, se dirige vers l’Auvergne, foyer principal de l’insurrection. Par un stratagème, il traverse l’Allier à Varennes sans coup férir, et oblige Vercingetorix à se retirer dans Gergovia avec toutes ses forces.

Placés sur des hauteurs presque inaccessibles, ces vastes oppidums gaulois, qui renfermaient une grande partie de la population d’une province, ne pouvaient être réduits que par la famine. César en était persuadé, il voulait se borner à bloquer Gergovia ; mais un jour l’occasion lui semble favorable, et il hasarde un assaut. Repoussé avec perte, il ne songe plus qu’à la retraite, lorsque déjà l’insurrection l’enveloppe de toute part. Les Bourguignons eux-mêmes, qui doivent tout à César, ont suivi l’impulsion générale : par leur défection, les communications de l’armée romaine se trouvent interceptées et ses derrières menacés. Nevers est incendié, les ponts sur la Loire sont détruits ; les Gaulois, dans leur présomptueux espoir, voient déjà César humilié et forcé de passer avec ses soldats sous de nouvelles Fourches caudines ; mais de vieilles troupes aguerries, commandées par un grand capitaine, ne reculent pas après un premier revers, et ces six légions, renfermées dans leur camp, isolées au milieu d’un pays insurgé, séparées de tout secours par des fleuves et des montagnes, immobiles cependant et inébranlables en face d’un ennemi victorieux qui n’ose pas poursuivre sa victoire, ressemblent à ces rochers battus par les vagues de l’Océan qui défient les tempêtes, et dont l’approche est si périlleuse que nul n’ose les braver.

En cette extrémité, César n’a pas perdu l’espoir. Loin de lui la pensée de franchir de nouveau les Cévennes et de rentrer dans la Narbonnaise ! Cette retraite ressemblerait trop à une fuite. Il craint d’ailleurs pour les quatre légions confiées à Labienus, dont il n’a pas de nouvelles depuis qu’elles sont allées combattre les Parisiens ; il a hâte de les rejoindre à travers tous les hasards ; il marche donc dans la direction de Sens, traverse la Loire à gué, près de Bourbon-Lancy, et, arrivé vers Joigny, il rallie Labienus, qui, après avoir défait l’armée de Camulogène sous les murs de Paris, était retourné à Sens et s’était porté à sa rencontre.

Quelle joie ne dut pas éprouver César en retrouvant sur les bords de l’Yonne son lieutenant, alors encore fidèle ! car cette jonction doublait ses forces et rétablissait en sa faveur les chances de la lutte. Pendant qu’il refaisait son armée, appelait à lui un renfort de cavaliers germains et se préparait à se rapprocher de la province romaine, Vercingetorix n’avait pas perdu un instant pour ameuter toute la Gaule contre les Romains. Les habitants de la Savoie, comme ceux du Vivarais, sont excités à la révolte ; tout s’agite depuis les côtes de l’Océan jusqu’au Rhône. Il communique à tous les cœurs le feu sacré qui l’enflamme, et du mont Beuvray, comme centre, son action rayonne jusqu’aux extrémités de la Gaule.

Mais il n’est donné ni à l’homme le plus éminent de créer en un jour une armée, ni à l’insurrection populaire la plus générale de former tout à coup une nation. L’étranger n’a pas encore quitté le territoire de la patrie, que déjà les chefs se jalousent, et qu’entre les différents États éclatent les rivalités. Les Bourguignons obéissent à regret aux Auvergnats ; le peuple du Beauvaisis refuse son contingent, alléguant qu’il ne veut faire la guerre qu’à son heure et à sa guise. Les habitants de la Savoie, au lieu de répondre à l’appel fait à leur ancienne indépendance, repoussent énergiquement les attaques des Gaulois, et le Vivarais ne montre pas moins de dévouement pour la cause romaine.

Quant à l’armée gauloise, sa force consistait surtout en cavalerie ; les hommes de pied, malgré les efforts de Vercingetorix, ne composaient qu’une masse indisciplinée ; car l’organisation militaire reflète toujours l’état de la société, et là où il n’y a pas de peuple, il n’y a pas d’infanterie. En Gaule, comme le dit César, deux classes seules dominaient, les prêtres et les nobles[34]. Rien d’étonnant que, alors comme au moyen âge, la noblesse à cheval fût le véritable nerf des armées. Aussi les Gaulois ne hasardaient-ils jamais de résister aux Romains en rase campagne, ou plutôt tout se bornait à un combat de cavalerie, et, lorsque la leur avait eu le dessous, l’armée se retirait sans que l’infanterie en vînt aux mains. C’est ce qui était arrivé devant Sancerre : la défaite de sa cavalerie avait forcé Vercingetorix à battre en retraite ; il avait laissé César continuer tranquillement son chemin vers Bourges, et prendre cette ville, sans jamais oser l’attaquer, ni pendant la marche ni pendant le siège.

Il en sera de même à la bataille de la Vingeanne. César se dirigeait de Joigny vers la Franche-Comté, à travers le pays de Langres. Son but était d’atteindre Besançon, place d’armes importante, d’où il pouvait à la fois reprendre l’offensive et protéger la Province romaine ; mais, arrivée à l’extrémité orientale du territoire de Langres, dans la vallée de la Vingeanne, à environ 65 kilomètres d’Alésia, son armée, en marche, est arrêtée par celle de Vercingetorix, dont la nombreuse cavalerie a juré de passer trois fois à travers les lignes romaines ; cette cavalerie est repoussée par celle des Germains à la solde de César, et Vercingetorix se réfugie en toute hâte à Alesia, sans que son infanterie ait opposé la moindre résistance.

La croyance des Gaulois est que la Gaule ne peut être défendue que dans les forteresses, et l’exemple de Gergovia les anime d’un généreux espoir ; mais César ne tentera plus d’imprudents assauts. 80 000 hommes d’infanterie s’enferment dans les murs d’Alesia, et la cavalerie est envoyée dans la Gaule entière pour appeler aux armes, et amener au secours de la ville investie les contingents de tous les États. Environ quarante ou cinquante jours après le blocus de la place, 250 000 hommes, dont 8 000 de cavalerie, apparaissent sur les coteaux qui limitent à l’ouest la plaine des Laumes. Les assiégés tressaillent d’allégresse. Comment les Romains pourront-ils soutenir la double attaque du dedans et du dehors ? César a obvié à tous les périls par l’art de la fortification qu’il a perfectionné. Une ligne de contrevallation contre la place, une autre de circonvallation contre l’armée de secours, sont rendues presque imprenables au moyen d’ouvrages adaptés au terrain, et où la science a accumulé tous les obstacles en usage dans la guerre de siège. Ces deux lignes concentriques sont très-rapprochées l’une de l’autre, afin de faciliter la défense. Les troupes ne sont pas disséminées sur le pourtour si étendu des retranchements, mais réparties dans vingt-trois redoutes et huit camps, d’où elles peuvent se porter, suivant les circonstances, aux endroits menacés. Les redoutes sont des postes avancés. Les camps d’infanterie, placés sur les hauteurs, forment autant de réserves. Les camps de cavalerie sont établis au bord des ruisseaux.

Dans la plaine surtout, où les attaques peuvent être plus dangereuses, on a ajouté aux fossés, aux remparts et aux tours ordinaires, des abatis, des trous de loup, des espèces de chausse-trapes, moyens employés encore dans la fortification moderne. Grâce à tant de travaux, mais grâce aussi à l’insuffisance des armes de jet de l’époque, nous voyons une armée assiégeante, égale en nombre à l’armée assiégée, trois fois moins forte que l’armée de secours, résister à trois attaques simultanées et finir par vaincre tant d’ennemis assemblés contre elle. Chose remarquable ! César, au jour suprême de la lutte, renfermé dans ses lignes, est devenu pour ainsi dire l’assiégé, et, comme tous les assiégés victorieux, c’est par une sortie qu’il triomphe. Les Gaulois ont presque forcé les retranchements sur un point ; mais Labienus, par ordre de César, débouche hors de ses lignes, attaque l’ennemi à l’épée et le met en fuite : la cavalerie achève la victoire.

Ce siège, si mémorable sous le point de vue militaire, l’est bien plus encore sous le point de vue historique. Auprès du coteau, si aride aujourd’hui, du mont Auxois, se sont décidées les destinées du monde. Dans ces plaines fertiles, sur ces collines maintenant silencieuses, près de 400 000 hommes se sont entre-choqués, les uns par esprit de conquête, les autres par esprit d’indépendance ; mais aucun d’eux n’avait la conscience de l’œuvre que le destin lui faisait accomplir. La cause de la civilisation tout entière était en jeu.

La défaite de César eût arrêté pour longtemps la marche de la domination romaine, de cette domination qui, à travers des flots de sang, il est vrai conduisait les peuples à un meilleur avenir. Les Gaulois, ivres de leur succès, auraient appelé à leur aide tous ces peuples nomades qui cherchaient le soleil pour se créer une patrie, et tous ensemble se seraient précipités sur l’Italie ; ce foyer des lumières, destiné à éclairer les peuples, aurait alors été détruit avant d’avoir pu développer sa force d’expansion. Rome, de son côté, eût perdu le seul chef capable d’arrêter sa décadence, de reconstituer la République, et de lui léguer, en mourant, trois siècles d’existence.

Aussi, tout en honorant la mémoire de Vercingetorix, il ne nous est pas permis de déplorer sa défaite. Admirons l’ardent et sincère amour de ce chef gaulois pour l’indépendance de son pays, mais n’oublions pas que c’est au triomphe des armées romaines qu’est due notre civilisation ; institutions, mœurs, langage, tout nous vient de la conquête. Aussi sommes-nous bien plus les fils des vainqueurs que ceux des vaincus, car, pendant de longues années, les premiers ont été nos maîtres pour tout ce qui élève l’âme et embellit la vie, et, lorsque enfin l’invasion des barbares vint renverser l’ancien édifice romain, elle ne put pas en détruire les bases. Ces hordes sauvages ne firent que ravager le territoire, sans pouvoir anéantir les principes de droit, de justice, de liberté, qui, profondément enracinés, survécurent par leur propre vitalité, comme ces moissons qui, courbées momentanément sous les pas des soldats, se relèvent bientôt d’elles-mêmes et reprennent une nouvelle vie. Sur ce terrain ainsi préparé par la civilisation romaine, l’idée chrétienne put facilement s’implanter et régénérer le monde.

La victoire remportée à Alesia fut donc un de ces événements suprêmes qui décident de la destinée des peuples.

C’est vers la fin de ce troisième consulat de Pompée que durent arriver à Rome les licteurs portant, suivant la coutume, avec les faisceaux couronnés de lauriers, les lettres annonçant la reddition d’Alise. L’aristocratie dégénérée, qui mettait ses rancunes au-dessus des intérêts de la patrie, eût mieux aimé sans doute recevoir la nouvelle de la perte des armées romaines que de voir César grandir encore par de nouveaux succès ; mais l’opinion publique força le sénat de célébrer les victoires remportées au mont Auxois ; il ordonna des sacrifices pendant vingt jours ; bien plus, le peuple, pour témoigner son allégresse, en tripla la durée[35].

  1. Tout ce qui suit est presque en totalité extrait d’Asconius, le plus ancien commentateur de Cicéron, et tiré, à ce qu’on croit, des Acta diurna. (Voyez Argument du discours de Cicéron pour Milon, édit. Orelli, p. 31.)
  2. Neuf ans après le sacrilège commis le jour de la fête de la Bonne Déesse, Clodius fut tué par Milon devant la porte du temple de la Bonne Déesse, près Bovilles (Cicéron, Discours pour Milon, xxxi.)
  3. Rhomphæa (Asconius, Argument du discours de Cicéron pour Milon, p. 32, édit. Orelli.)
  4. Cicéron, Discours pour Milon, x. — Dion-Cassius, XL, xlviii. — Appien, Guerres civiles, II, xxi. — Asconius, Argument du discours de Cicéron pour Milon, p. 31 et suiv.
  5. Lectus Libitinæ. (Asconius, p. 34.) Le sens de ce mot est donné par Acron, un scholiaste d’Horace (voy. Scholia Horatiana, éd. Pauly, t. 1, p. 360) ; il correspond à notre mot corbillard, catafalque. On sait l’usage des Romains de porter aux enterrements les images des ancêtres avec les insignes de leurs dignités. Les faisceaux devaient être nombreux dans la famille Clodia.
  6. Dion-Cassius, XL, l.
  7. Dion-Cassius, XL, xlix.
  8. Dion-Cassius, XL, xlix.
  9. Appien, Guerres civiles, II, xxii.
  10. Dion-Cassius, XL, l.
  11. « Le sénat et Bibulus, qui devait le premier donner son avis, prévinrent les résolutions irréfléchies de la multitude en déférant le consulat à Pompée, pour qu’il ne fût pas proclamé dictateur, et en le déférant à lui seul, afin qu’il n’eût point César pour collègue. » (Dion-Cassius, XL, ii.)
  12. Plutarque, Caton, xlvii.
  13. Plutarque, Pompée, lvii.
  14. Dion-Cassius, XL, l.
  15. Dion-Cassius, XL, xii. — Cicéron, Brutus, xciv ; — Lettres à Atticus, XIII, xlix. — Tacite, Dialogue des orateurs, xxxviii.
  16. C’est l’historien. Il avait été l’amant de la femme de Milon. Surpris par lui en flagrant délit, il avait été cruellement battu et impitoyablement rançonné.
  17. Velleius Paterculus, II, xlvii.
  18. Tout ce récit est extrait de l’argument d’Asconius servant d’introduction à son Commentaire sur le Discours pour Milon. (Voy. édition Orelli, p. 41, 42.) – Dion-Cassius, XL, liii.
  19. Dion-Cassius, XL, liv.
  20. Velleius Paterculus, II, lxviii.
  21. Plutarque, Pompée, lviii.
  22. Dion-Cassius, XL, liii.
  23. Appien, Guerres civiles, II, xxiv.
  24. Dion-Cassius, XL, lii.
  25. Plutarque, Pompée, lix.
  26. Dion-Cassius, XL, lvi ; comp. xxx.
  27. Tacite, Annales, III, xxviii.
  28. « Me prononcerai-je contre César ? Mais que devient alors cette foi jurée, quand, pour ce même privilège qu’il réclame, j’ai, moi, sur sa prière à Ravenne, été solliciter Cœlius, tribun du peuple ? Que dis je, sur sa prière ! à la prière de Pompée lui-même, alors investi de son troisième consulat, d’éternelle mémoire. » (Cicéron, Lettres à Atticus, VII, i.)
  29. « C’est lui, Pompée, qui a voulu absolument que les dix tribuns proposassent le décret qui permettait à César de demander le consulat sans venir à Rome. » (Cicéron, Lettres à Atticus, VIII, iii. — Dion-Cassius, XL, lvi. — Suétone, César, xxviii.)
  30. Appien, Guerres civiles, II, xxv.
  31. Plutarque, Pompée, lv. — Valère Maxime, IX, v. — Appien, Guerres civiles, II, xxiii, xxiv.
  32. Dion-Cassius, XL, lvii.
  33. «… Il (Vercingetorix) pensait à faire prendre subitement les armes à toute la Gaule pendant qu’à Rome on préparait un soulèvement contre César. Si le chef des Gaulois eût différé son entreprise jusqu’à ce que César eût eu sur les bras la Guerre civile, il n’eût pas causé à l’Italie entière moins de terreur qu’autrefois les Cimbres et les Teutons. » (Plutarque, César, xxviii.)
  34. « Dans toute la Gaule il n’y a que deux classes d’hommes qui comptent et qui soient considérées (les druides et les chevaliers), car le peuple n’a guère que le rang des esclaves. » (Guerre des Gaules, VI, xiii.)
  35. Dion-Cassius, XI, l.