Histoire de Jonvelle/Troisième époque/Chapitre VI


CHAPITRE VI

JONVELLE APRÈS SA RUINE


Nouvelle reconnaissante des droits féodaux - La Franche-Comté passe à la France - Jonvelle au dix-huitième et au dix-neuvième siècle.

(1659-1863.)

La véritable importance de Jonvelle était dans son état de place forte, boulevard de frontière ; et par conséquent le véritable intérêt de son histoire s’arrête à la date fatale de 1644. Une fois démantelée, cette place tomba dans une telle décadence, qu’un siècle après on lui dénia jusqu’à son titre de ville. Achevons cette histoire en quelques pages. Le traité des Pyrénées (1659), entre la France et l’Espagne, avait rendu la paix à l’Europe occidentale. Le vieux roi Philippe IV en profita pour faire renouveler en Franche-Comté les reconnaissances des droits seigneuriaux de ses domaines ; car le fracas des armes et les malheurs des temps précédents les avaient bien fait oublier. La chambre des comptes dirigea ce travail. Par ordonnance royale du 24 janvier 1665, à la requête de Claude-Nicolas Grosjean, procureur de Sa Majesté en la terre de Jonvelle, les sieurs Henri Jolyet, Joseph Cornevaux et Nicolas Daguet, notaires du chef lieu, avec Nicolas Brandy, notaire de Voisey, furent commis à l’opération. La procédure commença par Jonvelle, le 5 mars suivant. La communauté, duement convoquée, s’assembla sous le cloître, présidée par ses deux échevins, François Gibert et François Cornevaux. Les anciens du pays[1] étaient là pour attester, par les souvenirs d’un long passé, les droits des sujets aussi bien que leurs devoirs. Après la solennité du serment prêté sur les saints Évangiles, les membres de l’assemblée avouèrent à peu près les mêmes droits féodaux que leurs ancêtres de 1539, en obligeant tous leurs biens communaux, présents et avenir, pour garantie d’un fidèle accomplissement. Mais ils firent constater que les murailles de la ville, de la halle et du château, dont le premier entretien se trouvait à la charge du souverain, étaient tristement couchées sur le sol. Le procès-verbal, omettant plusieurs clauses des anciennes reconnaissances, indique un nouveau progrès dans les libertés publiques. Il contient les détails suivants, qui ne sont pas sans intérêt pour l’étude des mœurs féodales. Les habitants ont le droit d’élire annuellement deux échevins ou bourgmestres, pour administrer leur ville et communauté. Mais ces magistrats n’entrent en charge qu’après avoir juré fidélité au seigneur et à leur devoir municipal, entre les mains du capitaine pu d’un autre officier de Sa Majesté. La cérémonie se fait le premier dimanche après l’élection, avant la messe paroissiale, devant l’image de Notre-Dame qui est sur le pont.

Les échevins tiennent les clefs de la ville, nomment les portiers, donnent le mot du guet et dressent les rôles annuels des cens et corvées, pour feux et charrues. En présentant ces rôles aux officiers du roi, ils font serment qu’ils les ont consciencieusement établis. Mais ils sont exempts de ces redevances, de même le prieur et les meix nobles, qui paient seulement huit engrognes, ou neuf deniers, au lieu de dix sous, pour le droit de feu et ménage.

La corvée de bras se rachète par douze niquets (un demi-denier).

Le droit d’éminage, qui s’exerce sur toutes les céréales vendues aux foires et marchés de la ville, est d’une coupe par penal. Mais les gens de noblesse et d’église en sont exempts.

Les fermiers du taillage ont un blanc pour ajuster et marquer chaque mesure. Ils poinçonnent celles des meuniers de la seigneurie, moyennant une quarte de froment comble et une quarte de mouture pleine, payables à la Saint-Martin.

Le contrôleur des poids aux balances et celui de la marque des cuirs se font payer un blanc (3 deniers 4/3), sur un quintal de marchandises vendues ou achetées par les forains ou étrangers.

Dans les transactions de bétail passées avec un forain, sur les foires et marchés de la ville, le vendeur et l’acheteur doivent chacun au fermier de la vente deux blancs. Pour un cheval ou un bœuf, un blanc pour une vache ou une jument.

Les amodiataires du rouage (roulage) perçoivent des étrangers qui passent à Jonvelle avec leurs marchandises, deux blancs pour un chariot ferré des quatre roues, et la moitié s’il ne l’est pas. La charrette ferrée doit un blanc ; celle qui ne l’est pas, un demi-blanc.

Pendant le temps du banvin, qui se compte du jeudi après Pâques à la veille de la Pentecôte, et de la veille de la Saint-Martin à celle de Noël, les habitants de Jonvelle ne peuvent vendre ni vin ni bétail, sans l’autorisation des fermiers du seigneur, qui possède alors le monopole de cette vente.

La maîtrise des cordonniers lui appartient également.

L’amodiataire du banc aux bouchers prend deux gros par grosse bête abattue, et deux blancs pour les veaux, porcs et moutons, Si l’animal a été nourri par le boucher ; sinon, il n’est rien dû. Le seigneur a de plus le droit de langue et d’onglet, c’est-à-dire que ses gens peuvent, avant tous autres, prendre en payant la langue des grosses bêtes et les pieds des petites.

Le fermier de l’abattue de sel perçoit ordinairement sur les étrangers venus aux foires et marchés, deux solignons par voiture de sel, et la moitié pour une charrette.

Les habitants sont obligés de cuire leur pain dans les fours banaux[2], sous peine de trois sous d’amende. Il est dû au fournier une miche sur treize, s’il fait lui-même le portaige et le rapportaige, sinon une miche sur vingt-quatre.

Même assujettissement envers le moulin sous le château, et envers le pressoir, qui se trouvait près de l’église.

Les habitants ont droit de pêcher en toute saison, dans {{noir|[[w:Saône (rivière) |la Saône, avec petites troubles, lignes et astiquets. Mais quand ils prennent un poisson de cinq sous estevenants ou plus, ils doivent le présenter au château, avant de le mettre en vente, pour sçavoir Si le sieur capitaine en aura affaire et le veut achepter desdits pescheurs.

Le péage du pont appartient à Sa Majesté. Il est perçu un denier par tête de tout bétail qui passe.

Toutes les épaves ou choses trouvées lui appartiennent également. Les inventeurs doivent les révéler dans les vingt-quatre heures, moyennant salaire, au receveur de la seigneurie, sous peine d’une amende de soixante sous. Cependant, Si dans quarante jours les épaves sont répétées par le propriétaire, on les lui rendra, en tenant compte du salaire donné à celui qui les a trouvées.

Après l’énumération des principales propriétés du domaine[3], vient le détail des cens particuliers, rédigé en soixante-dix- neuf articles, dont trente-huit pour maisons, six pour jardins et vergers, onze pour les près de Jourdain, et vingt-quatre pour les vignes de Thaon ou sur Cunel.

Les communautés dépendantes de la seigneurie et faisant à leur tour la reconnaissance des droits féodaux, étaient Godoncourt, ayant 97 tenanciers ; Raincourt, 26 ; Voisey, 118 ; Bousseraucourt en partie, 19 ; Ormoy, 74 ; Corre, 64 ; Ranzevelle, 12 ; Selles, 54 ; Villars-Saint Marcellin, 18 ; Montdoré, 10. Le manuel des reconnaissances de 1665 se contente de nommer les autres villages de la terre, sans dénombrer leurs sujets. Ces villages sont Anchenoncourt, Polaincourt, Plainemont, Saponcourt, Bourbévelle, Montcourt, Fignévelle, et en partie Vougécourt, Ameuvelle, Grignoncourt et Lironcourt. Les habitants de Bourbévelle étaient tenus, en temps d’éminent péril, de faire le guet et garde à la porte Sainte-Croix. La communauté de Raincourt devait annuellement neuf livres estevenantes de tailles et deux gros pour le pressoir. Corre payait alternativement huit et sept francs de tailles, et Godoncourt vingt-quatre francs six gros quatre engrognes, plus cent quarante-sept francs pour l’acensement du bois de Burevau, et vingt sous pour un canton de chènevières appelé le Pargie[4].

En 1674, la terre de Jonvelle, partageant le sort de la Franche-Comté, entra définitivement sous la domination de Louis XIV, qui en prit possession non comme vainqueur, mais à titre de comte palatin, du chef de sa femme, {{noir|__PAGESEPARATOR__Marie-Thérèse d’Espagne}}. Aussi déféra-t-il à l’antique usage de Bourgogne, par lequel les nouveaux souverains juraient, à leur avènement, de maintenir les droits, franchises, immunités, privilèges et libertés du pays. De plus, il se fit investir, comme successeur naturel des comtes de Bourgogne, de tous les droits qui avaient appartenu dans la province au roi Catholique[5]. Cette politique était aussi habile que nécessaire pour gagner l’affection des Comtois, vaincus mais non soumis ; car, malgré la conquête, ils demeuraient d’autant plus attachés par le cœur à la dynastie espagnole, que cette fidélité leur avait coûté plus de malheurs depuis deux siècles, surtout depuis quarante ans ; et pour cela même ils se roidissaient avec toute l’énergie de la rancune, contre la domination de la France, auteur de tant de désastres. La châtellenie de Jonvelle entra donc dans le domaine du roi Très Chrétien, et fut administrée comme auparavant, sans autre changement que celui de maître et de couronne. En effet, la reconnaissance faite en 1684, au nom de Louis XIV, est la même que celle de 1665[6]. La ville conserva son bailliage, qui était un bailliage royal inférieur, ressortissant de celui de Vesoul ; et, quoique démantelée, elle continua quelque temps d’avoir son capitaine. Après Jean-Baptiste Tivol, en 1654, elle eut entre autres commandants Jacques de Bichin de Cendrecourt et Jean-François de Poinctçs de Gevigney (1666-1694)[7].

En 1765, parut l’édit de Marly, qui fixait les droits en vertu desquels une communauté pouvait prendre ou conserver le titre de ville ou de bourg, avec l’administration et les faveurs compétentes. Jonvelle, qui prétendait bien avoir tous les droits à la conservation de ce titre, élut le 13 octobre son corps d’officiers municipaux7 comprenant six notables, deux échevins, trois conseillers de ville, un syndic receveur et un greffier. Mais l’intendant de la province, qui ne connaissait de cette communauté que son humiliation actuelle, repoussa ses prétentions. Les municipaux lui rappelèrent dans un mémoire les glorieux souvenirs de leur pays, les privilèges qu’il avait reçus des souverains, en reconnaissance de ses services, la succession de ses baillis et procureurs depuis 1460, et les principaux titres qui attestaient son nom de ville ancienne du comté de Bourgogne. " Toujours, disaient les suppliants, la ville de Jonvelle a servi de bouclier à la province sur cette frontière. Naguère encore, en 1712, ses bourgeois empêchèrent les partisans d’y pénétrer, en fortifiant de nouveau leur faubourg de Sainte-Croix, dans lequel ils montèrent la garde près de deux années, avec une compagnie franche de cent dragons, et en marchant avec eux par détachements contre les pillards, toutes les fois qu’ils osèrent se montrer… Aujourd’hui Jonvelle est composé de deux cent cinquante feux, renfermés dans ses anciennes murailles, tant de la ville que du faubourg, avec beaucoup de places à bâtir. Il est encore pavé partout, avec une grande place, qui forme un carré long régulier, orné d’une fontaine à quatre jets d’eau, devant laquelle est l’auditoire du bailliage. Il a encore une maison de ville, composée de quatre chambres hautes, de quatre basses, avec écuries et caves, le tout demandant, il est vrai, bien des réparations. La ville est séparée du faubourg par un pont sur la Saône, auprès duquel sont les usines du roi magnifiquement bâties à neuf. Détruit en 1734, par les inondations générales de la province, ce pont a été réédifié depuis aux seuls frais des bourgeois. Jonvelle avait autrefois deux paroisses. Il possède un prieuré considérable et une familiarité, qui a environ douze ou treize cents livres de rente. Son église paroissiale, qui peut contenir environ trois mille personnes, apparaît être du huitième ou du neuvième siècle. Une inscription du portail atteste qu’il fut reconstruit en 1232. Nous avons eu, dans les derniers siècles, un magistrat et un conseil de ville, qui a duré jusqu’en 1726… Enfin, nous avons foires et marchés, un bureau des fermes du roi et les divers contrôles des actes, de la marque des cuirs, de la poste aux lettres, du sel de Roziére, de la poudre à tirer, des cartes et du tabac[8] ".

Tel fut l’exposé des habitants de Jonvelle ; mais leurs réclamations furent inutiles, et ils se virent réduits au rang de simple communauté. C’est ainsi que cette vieille cité expia sa gloire passée et son héroïque fidélité à l’Espagne et à l’empire.

Quant aux anciennes fortifications, il n’en restait plus que quelques vestiges. Déjà leur emplacement avait été vendu en grande partie. Vainement les échevins réclamèrent-ils le château et ses dépendances comme terrain communal, puisqu’on déniait à Jonvelle tout souvenir de son ancien état de ville de guerre : ils perdirent encore ce procès, et l’emplacement de ce château, ainsi que les murs et les fossés de la place, au midi, furent définitivement adjugés au fermier du domaine, le sieur Bigot, receveur du grenier à sel (1779)[9]. Cette propriété a passé par héritage à la famille Degenne, qui l’a fouillée presque tout entière pour la cultiver. Partout la pioche a mis au jour les ferrements des édifices, mêlés aux débris de l’incendie, et les tuileaux romains enfouis dans les fondations. On a aussi découvert deux cent cinquante balles de plomb, avec leurs moules, une grande quantité de boulets en fonte et en zinc, et trente hectolitres environ de blé noirci et brûlé. Il reste du château une colonne monolithe, deux chapiteaux ioniens, deux caves et un angle du premier mur d’enceinte, de sept mètres environ au-dessus du sol actuel, sur trois mètres d’épaisseur. L’œil suit encore partout le tracé des murs et des fossés qui enveloppaient Jonvelle. Au midi, on voit une porte ; au nord, dans les champs, sont les lieux dits la Citadelle et le Carlinfort, ou fort Carlin. Ces souvenirs, ces ruines, un simple village de sept cents âmes, une église assez intéressante pour l’art, quelques maisons gothiques, voilà tout ce qui reste d’une cité qui fut l’opulent chef-lieu d’une vaste châtellenie ; voilà tout ce qui reste d’une ville de guerre qui fut, pendant quatre ou cinq siècles, un des boulevards de notre province.

  1. L’échevin Cornevaux. le sergent Claude Bonnefoy, Pierre Daguet, Autoine Burenelle, Claude Joly, Claude Barret, Etienne Mollot, Nicolas Antoine Maréchal. fermier du pressoir, Claude Simonin, Nicolas Martin, Simon Pernet, Jean Aubertin Nicolas Guillaume, Sébastien, Jean et Claude Jolyet.
  2. Ils avaient été détruits on 1641. L’un d’eux ne fut relevé qu’en 1672, au prix de 49 francs. (Archives du Doubs, B, 115.)
  3. " Sa Majesté possède un étang sur Ameuvelle, un autre sur Bousseraucourt ; le pré du Breuil ou du château, de douze fauchées ; le pré Mollot, de six fauchées ; le pré du Colombier, de trois le pré du Corroy et le pré au Tuilier, de deux ; le pré des Anglais, de douze ; le moulin de la Minelle, avec trois fauchées ; la corvée du meix Bessot, acensé aux habitants de Jonvelle pour six livres estevenantes ; le canton de la Tuilerie,composé de terres, friches et broussailles, acensé pour douze francs ; huit journaux en Billonvaux, cinquante en Veuillon, acensés avant les guerres, pour cinquante ans, aujourd’hui sans culture ; enfin les bois Mornant, Rouveroy et Fourché, celui-ci distrait de la gruerie depuis 1611 et acensé pour huit francs "
  4. Archives du Doubs, J, 24.
  5. Droz, Mémoires pour servir à l’histoire du droit public de la Franche-Comté ; pages 20 et suivantes.
  6. Archives du Doubs, 3, 26.
  7. Voir aux Preuves les notices sur ces deux familles.
  8. Archives du Doubs, Intendance, carton 65, cote J, 4
  9. Voir aux Preuves