Histoire de Jonvelle/Préface


PRÉFACE


Jonvelle est situé à l’extrémité du département de la Haute-Saône, dans le canton de Jussey, et sur les limites de la Haute-Marne et des Vosges. Là, venaient se toucher autrefois la Grande Séquanaise, la Première Belgique et la Première Lyonnaise, et plus tard la Franche-Comté, la Lorraine, le Barrois et la Champagne. C’est ainsi, dit Pratbernon, que les petits États, différents des grands États, changent plus souvent de maîtres et de noms que de limites[1].

Chef-lieu d’une baronnie des plus célèbres au moyen âge, Jonvelle se rattache étroitement à l’histoire du comté de Bourgogne, dont il subit toutes les vicissitudes, sous les différents maîtres qui gouvernèrent cette province. Ce noble fief, un des plus riches du comté, fut tenu, jusque vers la fin du quatorzième siècle, par une maison de seigneurs indigènes et résidants, qui mêla son sang à celui des plus illustres familles de Bourgogne, de Lorraine et de Champagne. Les sires de Jonvelle comptèrent dans leurs alliances les maisons de Saissefontaine, de Neufchâteau, de Dampierre (sur Salon), de Novillars, de Chauvirey, de Chesnel, de Baon, de la Fauche, de Vienne, de Granson, de Charny, de Vergy, de Bauffremont, d’Apremont (Lorraine), de Granvelle, d’Oiselay, etc.

En 1378, quatre ans après la mort du dernier sire de Jonvelle, cette terre passe aux mains des la Trémouille, sous la suzeraineté des ducs de Bourgogne, et bientôt de la couronne de France. Vers la fin du siècle suivant, elle est englobée dans le domaine direct de nos souverains ; les duchesses et comtesses de Bourgogne, Isabelle de Portugal et Marguerite d’Angleterre, ne dédaignent pas d’ajouter à leurs titres pompeux celui de dame de Jonvelle.

Au seizième siècle, la seigneurie de Jonvelle, partageant les destinées du comté, retombe aux mains des rois d’Espagne, qui d’abord l’inféodent à quelques vassaux, comme les Ghénarraz et les d’Andelot, puis l’administrent directement, jusqu’au jour où notre province devient définitivement une conquête française.

Cet aperçu rapide peut donner une idée de l’importance de Jonvelle dans les siècles passés. Cette ville renfermait un château princier, avec le magnifique entourage de la noblesse, de la puissance et de la justice souveraine, gens d’armes, châtelains ou capitaines, baillis, prévôts, sergents, procureurs, notaires, fourches à quatre piliers, foires et marchés. Elle avait deux églises paroissiales, une chapelle seigneuriale, une familiarité, un prieuré et une maison de carmes, le tout richement doté. Sa communauté de bourgeois, affranchie du servage en 1854, était gouvernée par un maire, deux échevins et un conseil de prud’hommes élus par elle-même.

La place était défendue contre la violence du dehors par le lit profond de la Saône et par une ceinture de bonnes murailles. Une citadelle et des forts détachés protégeaient la partie septentrionale, qui n’était point couverte par la rivière. Placée comme une sentinelle avancée sur les frontières de France et de Lorraine, cette forteresse commandait les grandes routes de Comté en Lorraine et en Champagne ; elle était la clef du pays sur ce point, et par conséquent des plus exposées aux attaques de l’ennemi, comme aux charges que rendait nécessaires la défense nationale. C’était un poste d’honneur et de danger : vingt fois dans chaque siècle elle vit les armées étrangères se présenter devant ses remparts et y trouver une barrière infranchissable. Mais, après avoir été longtemps la terreur des ennemis de la patrie, Jonvelle succomba en 1641, livré à une armée française par son lâche gouverneur. La ville fut brûlée, ses murs, ses forts et son château rasés de fond en comble. Aujourd’hui Jonvelle n’est plus qu’un village ordinaire, où la curiosité, vivement intéressée par l’histoire, cherche en vain quelques débris de tant de force et de splendeur anéanties : Etiam periêre ruinœ. Autour du village moderne assis sur les ruines de la ville du moyen âge, il ne reste plus que les traces des fossés et des remparts. Par delà sont des collines et des plaines bien cultivées, où les souvenirs confus des habitants placent les camps et les stations des armées.

Ainsi, à l’histoire de Jonvelle et de sa seigneurie se rattache celle de tous les environs de cette ville, en Lorraine et en Bassigny comme en Comté. Nous la diviserons en trois époques principales : 1° les temps gallo-romains, 2° Le moyen âge, 3° Les siècles modernes.

La première époque fera connaître le nom et les premiers temps de Jonvelle, les antiquités du pays voisin, le tracé des voies romaines qui le sillonnaient, la double voie nautique de la Saône et du Coney, les castella ou points fortifiés qui servaient à protéger la contrée, enfin les monuments curieux de Corre et de Bourbonne. Mais dans cette excursion archéologique à travers la contrée que nous étudions, nous devons une attention toute spéciale à Corre, l’ancienne Colra, qui fut, avant Port-Abucin, la capitale du canton des Portusiens, selon Perreciot, et qui, en s’abîmant sous le flot terrible des premières invasions barbares, légua toute son illustration et son importance à Jonvelle.

La seconde époque comprendra trois siècles ; c’est l’époque féodale. Cette période n’offre pour l’histoire de la province qu’un petit nombre de faits intéressants, perdus dans une série de chartes arides, qui se bornent le plus souvent à constater les fondations pieuses faites par les familles nobles, les transactions des seigneurs entre eux ou avec les maisons religieuses, les mouvances de fiefs, etc. Ces chartes, rédigées par des moines, sauvées ensuite, comme par miracle, de leurs monastères dévalisés par le vandalisme révolutionnaire, et laborieusement exhumées des archives départementales, sont à peu près les seuls témoins qui nous parlent de cette époque, et les seuls matériaux qui nous restent sous la main pour reconstruire les premiers âges de notre histoire féodale. À ce titre, ces documents sont encore précieux pour nous ; car ils nous font connaître les mœurs de nos aïeux, les noms et les rapports mutuels des principaux personnages qui ont bâti ces châteaux, dont les ruines attestent la force et la splendeur d’autrefois. Ces documents nous rappellent ceux qui ont possédé, en qualité de maîtres, de vassaux ou d’arrière-vassaux, le sol que nous cultivons aujourd’hui, ou qui l’ont défriché de leurs mains, en qualité de moines, serfs et manants. Au milieu de ces détails intéressants, on voit dominer, avec une certaine majesté, les nobles figures des sires de Jonvelle, à qui l’importance de leur fief accordait naturellement le rôle principal.

L’affranchissement de Jonvelle, octroyé par Philippe, le dernier de sa race et des seigneurs indigènes, termine la seconde époque. Cette charte importante intéressera vivement les amateurs d’histoire nationale.

La troisième époque commence à l’avènement des seigneurs étrangers au pays (1378). Bientôt, avec le quinzième siècle, l’intérêt grandit. L’histoire, mieux renseignée, nous montre le nom et les sires de Jonvelle mêlés à toutes les guerres, à toutes les négociations, à tous les traités, à tous les malheurs de notre province. À la fin du quinzième siècle, les terribles invasions de Charles d’Amboise et de Craon la Trémouille, lieutenant de Louis XI ; au seizième, les passages non moins funèbres de Wolfgang et de Tremblecourt ; au dix-septième, la lutte héroïque de la Franche-Comté contre la France, contre les partisans, contre la peste et la famine, ennemis plus cruels encore ; les ravages des Suédois, de Gallass, notre allié, et du comte de Grancey, en un mot, les désastres inouïs de la guerre de dix ans : tels sont les graves événements dont la petite ville de Jonvelle a été le premier théâtre, et qui ont amené par degrés sa décadence et sa ruine.

Encouragés par les suffrages de l’Académie de Besançon, nous offrons au public cet essai d’histoire, comme le fruit de longues et patientes recherches, faites à la Bibliothèque impériale, dans les archives de la province et des départements voisins. Plusieurs personnes, qui s’intéressent à l’histoire de notre pays, nous ont prêté leur concours avec autant de zèle que de bienveillance, soit en nous communiquant des documents précieux, soit en nous traçant les cartes et dessins nécessaires à notre ouvrage. Nous leur en témoignons ici notre vive reconnaissance, et nous nous sommes fait un devoir, dans le cours du récit, de citer leurs noms et d’indiquer les documents qu’ils nous ont procurés. Nous devons également remercier nos honorables souscripteurs, dont l’adhésion sympathique et généreuse nous a fourni les moyens de publier notre travail. Puisse-t-il répondre à leur attente ! C’est notre désir, et ce serait notre plus douce récompense.

Parmi les nombreuses chartes inédites que nous avons étudiées, nous avons fait un choix des plus importantes, et nous les publions aux Pièces justificatives. Les autres seront suffisamment connues par les analyses et les extraits que nous en donnons dans le corps de l’ouvrage.

  1. Mémoire manuscrit sur les antiquités des cantons de Jussey, Vitrey et Combeaufontaine