Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/8

Garnier (tome 2p. 411-413).
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Livre XII


CHAPITRE VIII

Comment Gil Blas apprit que l’avis de Fabrice n’était point faux. Du voyage que le roi fit à Saragosse


Cependant ce que le poète des Asturies m’avait dit n’était pas sans fondement. Il y avait au palais une confédération furtive contre le comte-duc, de laquelle on prétendait que la reine était le chef ; et toutefois il ne transpirait rien dans le public des mesures que les confédérés prenaient pour déplacer ce ministre. Il s’écoula même depuis ce temps-là plus d’une année, sans que je m’aperçusse que sa faveur eût reçu la moindre atteinte.

Mais la révolte des Catalans soutenus par la France et les mauvais succès de la guerre contre ces rebelles excitèrent les murmures du peuple, qui se plaignait du gouvernement. Ces plaintes donnèrent lieu à la tenue d’un conseil en présence du roi, qui voulut que le marquis de Grana, ambassadeur de l’Empereur à la cour d’Espagne, s’y trouvât. Il y fut mis en délibération s’il était plus à propos que le roi demeurât en Castille, ou qu’il passât en Aragon pour se faire voir à ses troupes. Le comte-duc, qui avait envie que ce prince ne partît point pour l’armée, parla le premier. Il représenta qu’il était plus convenable à la majesté royale de ne pas sortir du centre de ses États, et il appuya son sentiment de toutes les raisons que son éloquence put lui fournir Il n’eut pas plus tôt achevé son discours, que son avis fut généralement suivi de toutes les personnes du conseil, à la réserve du marquis de Grana, qui, n’écoutant que son zèle pour la maison d’Autriche, et se laissant aller à la franchise de sa nation, combattit le sentiment du premier ministre, et soutint l’avis contraire avec tant de force, que le roi, frappé de la solidité de ses raisonnements, embrassa son opinion, quoiqu’elle fût opposée à toutes les voix du conseil, et marqua le jour de son départ pour l’armée.

C’était pour la première fois de sa vie que ce monarque avait osé penser autrement que son favori, qui, regardant cette nouveauté comme un sanglant affront, en fut très mortifié. Dans le temps que ce ministre allait se retirer dans son cabinet pour y ronger en liberté son frein, il m’aperçut, m’appela, et, m’ayant fait entrer avec lui, il me raconta d’un air agité ce qui s’était passé au conseil ; ensuite, comme un homme qui ne pouvait revenir de sa surprise : Oui, Santillane, continua-t-il, le roi, qui depuis plus de vingt ans ne parle que par ma bouche et ne voit que par mes yeux, a préféré l’avis de Grana au mien : et de quelle manière encore ? en comblant d’éloges cet ambassadeur, et surtout en louant son zèle pour la maison d’Autriche, comme si cet Allemand en avait plus que moi !

Il est aisé de juger par là, poursuivit le ministre, qu’il y a un parti formé contre moi, et j’ai tout lieu de penser que la reine est à la tête. Eh ! Monseigneur, lui dis-je, de quoi vous inquiétez-vous ? Pouvez-vous craindre la reine ? Cette princesse, depuis plus de douze ans, n’est-elle pas accoutumée à vous voir maître des affaires, et n’avez-vous pas mis le roi dans l’habitude de ne la pas consulter ? À l’égard du marquis de Grana, le monarque peut s’être rangé de son sentiment par l’envie qu’il a de voir son armée et de faire une campagne. Tu n’y es pas, interrompit le comte-duc ; dis plutôt que mes ennemis espèrent que le roi, étant parmi ses troupes, sera toujours environné des grands qui l’auront suivi, et qu’il s’en trouvera plus d’un assez mécontent de moi pour oser lui tenir des discours injurieux à mon ministère. Mais ils se trompent, poursuivit-il ; je saurai bien, pendant le voyage, rendre ce prince inaccessible à tous les grands ; ce qu’il fit en effet d’une manière qui mérite bien d’être détaillée.

Le jour du départ du roi étant venu, ce monarque, après avoir chargé la reine du soin du gouvernement en son absence, se mit en chemin pour Saragosse ; mais, avant que d’y arriver, il passa par Aranjuez, dont il trouva le séjour si délicieux, qu’il s’y arrêta près de trois semaines. D’Aranjuez, le ministre le fit aller à Cuença, où il l’amusa encore plus longtemps par les divertissements qu’il lui donna. Ensuite les plaisirs de la chasse occupèrent ce prince à Molina d’Aragon ; après quoi il fut conduit à Saragosse. Son armée n’était pas loin de là, et il se préparait à s’y rendre ; mais le comte-duc lui en ôta l’envie, en lui faisant accroire qu’il se mettrait en danger d’être pris par les Français qui étaient maîtres de la plaine de Monçon ; de sorte que le roi, épouvanté d’un péril qu’il n’avait nullement à craindre, prit le parti de demeurer enfermé chez lui comme dans une prison. Le ministre, profitant de sa terreur, et sous prétexte de veiller à sa sûreté, le garda pour ainsi dire à vue ; si bien que les grands, qui avaient fait une excessive dépense pour se mettre en état de suivre leur souverain, n’eurent pas même la satisfaction d’obtenir de lui une audience particulière. Philippe enfin, s’ennuyant d’être mal logé à Saragosse, d’y passer encore plus mal son temps, ou, si vous voulez, d’être prisonnier, s’en retourna bientôt à Madrid. Ce monarque finit ainsi sa campagne, laissant au marquis de los Velez, général de ses troupes, le soin de soutenir l’honneur des armes d’Espagne.