Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/6

Garnier (tome 2p. 405-408).
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Livre XII


CHAPITRE VI

Scipion revient de la Nouvelle-Espagne. Gil Blas le place auprès de don Henri. Des études de ce jeune seigneur. Des honneurs qu’on lui fit, et à quelle dame le comte-duc le maria. Comment Gil Blas fut fait noble malgré lui.


Je n’avais point encore fait la moitié de la maison de don Henri, lorsque Scipion revint du Mexique. Je lui demandai s’il était satisfait de son voyage. Je dois l’être, me répondit-il, puisque avec trois mille ducats en espèces j’ai apporté pour deux fois autant en marchandises de défaite en ce pays-ci. Je t’en félicite, repris-je, mon enfant ; voilà ta fortune commencée ; il ne tiendra qu’à toi de l’achever, en retournant aux Indes l’année prochaine ; ou bien, si tu préfères à la peine d’aller si loin amasser du bien un poste agréable à Madrid, tu n’as qu’à parler ; j’en ai un à te donner. Oh ! parbleu, dit le fils de la Coscolina, il n’y a point à balancer ; j’aime mieux remplir un bon emploi auprès de Votre Seigneurie que de m’exposer de nouveau aux périls d’une longue navigation, quelques avantages qu’il m’en pût revenir. Expliquez-vous à votre serviteur.

Pour mieux le mettre au fait, je lui contai l’histoire du petit seigneur que le comte-duc venait d’introduire dans la maison de Guzman. Après lui avoir fait ce détail curieux, et lui avoir appris que ce ministre m’avait nommé gouverneur de don Henri, je lui dis que je voulais le faire valet de chambre de ce fils adopté. Scipion, qui ne demandait pas mieux, accepta volontiers ce poste, et le remplit si bien, qu’en moins de trois ou quatre jours il s’attira la confiance et l’amitié de son nouveau maître.

Je m’étais imaginé que les pédagogues dont j’avais fait choix pour endoctriner le fils de la Génoise y perdraient leur latin, le croyant à son âge un sujet peu disciplinable ; néanmoins je me trompai. Il comprenait et retenait aisément tout ce qu’on lui enseignait ; ses maîtres en étaient très contents. J’allai avec empressement annoncer cette nouvelle au comte-duc, qui la reçut avec une joie excessive. Santillane, s’écria-t-il avec transport, tu me ravis en m’apprenant que don Henri a beaucoup de mémoire et de pénétration : je reconnais en lui mon sang ; et ce qui achève de me persuader qu’il est mon fils, c’est que je me sens autant de tendresse pour lui que si je l’eusse eu de Mme d’Olivarès. Tu vois par là, mon ami, que la nature se déclare. Je n’eus garde de dire à monseigneur ce que je pensais là-dessus ; et, respectant sa faiblesse, je le laissai jouir du plaisir de se croire père de don Henri.

Quoique tous les Guzmans eussent une haine mortelle pour ce jeune seigneur de fraîche date, ils la dissimulèrent par politique ; il y en eut même qui affectèrent de rechercher son amitié ; les ambassadeurs et les grands qui étaient alors à Madrid le visitèrent, et lui firent tous les honneurs qu’ils auraient rendus à un enfant légitime du comte-duc. Ce ministre, ravi de voir encenser son idole, ne tarda guère à la parer de dignités. Il commença par demander au roi pour don Henri la croix d’Alcantara, avec une commanderie de dix mille écus. Peu de temps après, il le fit recevoir gentilhomme de la chambre ; ensuite, ayant pris la résolution de le marier, et voulant lui donner une dame de la plus noble maison d’Espagne, il jeta les yeux sur doña Juana de Velasco, fille du duc de Castille, et il eut assez d’autorité pour la lui faire épouser en dépit de ce duc et de ses parents.

Quelques jours avant ce mariage, monseigneur m’ayant envoyé chercher, me dit, en me mettant des papiers entre les mains : Tiens, Gil Blas, j’ai un nouveau présent à te faire. Je crois qu’il ne te sera pas désagréable ; voici des lettres de noblesse que j’ai fait expédier pour toi. Monseigneur, lui répondis-je assez surpris de ces paroles, Votre Excellence sait que je suis fils d’une duègne et d’un écuyer : ce serait, ce me semble, profaner la noblesse que de m’y agréger ; et c’est de toutes les grâces que Sa Majesté me peut faire, celle que je mérite et que je désire le moins. Ta naissance, reprit le ministre, est un obstacle facile à lever. Tu as été occupé des affaires de l’État sous le ministère du duc de Lerme et sous le mien ; d’ailleurs, ajouta-t-il avec un souris, n’as-tu pas rendu au monarque des services qui méritent une récompense ? En un mot, Santillane, tu n’es pas indigne de l’honneur que j’ai voulu te faire : de plus, et cette raison est sans réplique, le rang que tu tiens auprès de mon fils demande que tu sois noble ; je t’avouerai même que c’est à cause de cela que je t’ai donné des lettres de noblesse. Je me rends, Monseigneur, lui répliquai-je, puisque Votre Excellence le veut absolument. En achevant ces mots, je sortis avec mes patentes, que je serrai dans ma poche.

Je suis donc présentement gentilhomme ! dis-je en moi-même lorsque je fus dans la rue ; me voilà noble sans que j’en aie l’obligation à mes parents : je pourrai, quand il me plaira, me faire appeler don Gil Blas ; et si quelqu’un de ma connaissance s’avise de me rire au nez en me nommant ainsi, je lui ferai signifier mes lettres. Mais lisons-les, continuai-je en les tirant de ma poche ; voyons un peu de quelle façon on y décrasse le vilain. Je lus donc mes patentes, qui portaient en substance ; que le roi, pour reconnaître le zèle que j’avais fait paraître en plus d’une occasion pour son service et pour le bien de l’État, avait jugé à propos de me gratifier de lettres de noblesse. J’ose dire, à ma louange, qu’elles ne m’inspirèrent aucun orgueil. Ayant toujours devant les yeux la bassesse de mon origine, cet honneur m’humiliait au lieu de me donner de la vanité : aussi je me promis bien de renfermer mes patentes dans un tiroir, sans me vanter d’en être pourvu.