Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/2

Garnier (tome 2p. 392-394).
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Livre XII


CHAPITRE II.

Santillane rend compte de sa commission au ministre, qui le charge du soin de faire venir Lucrèce à Madrid. De l’arrivée de cette comédienne et de son début à la cour.


À mon retour à Madrid, je trouvai le comte-duc fort impatient d’apprendre le succès de mon voyage. Gil Blas, me dit-il, as-tu vu la comédienne en question ? vaut-elle la peine qu’on la fasse venir à la cour ? Monseigneur, lui répondis-je, la renommée, qui loue ordinairement plus qu’il ne faut les belles personnes, ne dit pas assez de bien de la jeune Lucrèce ; c’est un sujet admirable, tant pour sa beauté que pour ses talents.

Est-il possible, s’écria le ministre avec une satisfaction intérieure que je lus dans ses yeux, et qui me fit penser que c’était pour son propre compte qu’il m’avait envoyé à Tolède, est-il possible qu’elle soit aussi aimable que tu le dis ? Quand vous la verrez, lui repartis-je, vous avouerez qu’on ne peut faire son éloge qu’au rabais de ses charmes. Santillane, reprit Son Excellence, fais-moi une fidèle relation de ton voyage ; je serai bien aise de l’entendre. Alors, prenant la parole pour contenter mon maître, je lui contai jusqu’à l’histoire de Laure inclusivement. Je lui appris que cette actrice avait eu Lucrèce du marquis de Marialva, seigneur portugais, qui, s’étant arrêté à Grenade en voyageant, était devenu amoureux d’elle. Enfin, quand j’eus fait à monseigneur un détail de ce qui s’était passé entre ces comédiennes et moi, il me dit : Je suis ravi que Lucrèce soit fille d’un homme de qualité : cela m’intéresse pour elle encore davantage : il faut l’attirer ici. Mais, mon ami, je te recommande une chose ; continue, ajouta-t-il, comme tu as commencé ; ne me mêle point là-dedans : que tout roule sur Gil Blas de Santillane.

J’allai trouver Carnero, à qui je dis que Son Excellence voulait qu’il expédiât un ordre par lequel le roi recevait dans sa troupe Estelle et Lucrèce, actrices de la comédie de Tolède. Oui-da, seigneur de Santillane, répondit Carnero avec un souris malin, vous serez bientôt servi, puisque, selon toutes les apparences, vous vous intéressez pour ces deux dames. Au reste, j’espère qu’en faisant ce que vous souhaitez, le public y trouvera aussi son compte. En même temps ce secrétaire dressa l’ordre lui-même et m’en délivra l’expédition, que j’envoyai sur-le-champ à Estelle par le même laquais qui m’avait accompagné à Tolède. Huit jours après, la mère et la fille arrivèrent à Madrid. Elles allèrent loger dans un hôtel garni, à deux pas de la troupe du Prince, et leur premier soin fut de m’en donner avis par un billet. Je me rendis dans le moment à cet hôtel, où, après mille offres de service de ma part, et autant de remerciements de la leur, je les laissai se préparer à leur début, que je leur souhaitai heureux et brillant.

Elles se firent annoncer au public comme deux actrices nouvelles que la troupe du Prince venait de recevoir par ordre de la cour. Elles débutèrent dans une comédie qu’elles avaient coutume de jouer à Tolède avec applaudissement.

Dans quel endroit du monde n’aime-t-on pas la nouveauté en fait de spectacles ? Il se trouva ce jour-là, dans la salle des comédiens, un concours extraordinaire de spectateurs. On juge bien que je ne manquai pas cette représentation. Je souffris un peu avant que la pièce commençât. Tout prévenu que j’étais en faveur des talents de la mère et de la fille, je tremblais pour elles, tant j’étais dans leurs intérêts ! Mais à peine eurent-elles ouvert la bouche, qu’elles m’ôtèrent toute ma crainte par les applaudissements qu’elles reçurent. On regarda Estelle comme une actrice consommée dans le comique, et Lucrèce comme un prodige pour les rôles d’amoureuses. Cette dernière enleva tous les cœurs. Les uns admirèrent la beauté de ses yeux, les autres furent touchés de la douceur de sa voix, et tous, frappés de ses grâces et du vif éclat de sa jeunesse, sortirent enchantés de sa personne.

Le comte-duc, qui prenait encore plus de part que je ne croyais au début de cette actrice, était à la comédie ce soir-là. Je le vis sortir sur la fin de la pièce, fort satisfait, à ce qu’il me parut, de nos deux comédiennes. Curieux de savoir s’il en était véritablement bien affecté, je le suivis chez lui ; et m’introduisant dans son cabinet où il venait d’entrer : Eh bien ! Monseigneur, lui dis-je, Votre Excellence est-elle contente de la petite Marialva ? Mon Excellence, répondit-il en souriant, serait bien difficile, si elle refusait de joindre son suffrage à celui du public. Oui, mon enfant, ton voyage à Tolède a été heureux. Je suis charmé de ta Lucrèce et je ne doute pas que le roi ne prenne plaisir à la voir.