Histoire de Gil Blas de Santillane/XII/13

Garnier (tome 2p. 425-429).
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Livre XII


CHAPITRE XIII

Du retour de Gil Blas dans son château. De la joie qu’il eut de trouver Séraphine, sa filleule, nubile ; et de quelle dame il devint amoureux.


J’employai quinze jours à me rendre à Lirias, rien ne m’obligeant d’y aller à grandes journées ; tout ce que je souhaitais, c’était d’y arriver heureusement, et mon souhait fut exaucé. La vue de mon château m’inspira d’abord quelques pensées tristes, en me rappelant le souvenir d’Antonia : mais je sus bientôt m’en distraire, ne voulant m’occuper que de ce qui pouvait me faire plaisir, outre que vingt-deux ans, qui s’étaient écoulés depuis sa mort, en avaient fort affaibli le sentiment.

Sitôt que je fus entré dans le château, Béatrix et sa fille vinrent me saluer d’un air empressé ; ensuite le père, la mère et la fille s’accablèrent d’accolades avec des transports de joie qui me charmèrent. Après tant d’embrassements, je dis, en regardant avec attention ma filleule, que je trouvai fort aimable : Est-il possible que ce soit là cette Séraphine que je laissai au berceau quand je partis de Lirias ? Je suis ravi de la revoir si grande et si jolie ; il faut que nous songions à l’établir. Comment donc, mon cher parrain ! s’écria ma filleule en rougissant un peu de mes dernières paroles, il n’y a qu’un instant que vous me voyez, et vous songez déjà à vous défaire de moi ! Non, ma fille, lui répliquai-je, nous ne prétendons point vous perdre en vous mariant ; nous voulons un mari qui vous possède sans qu’il vous enlève à vos parents et qui vive, pour ainsi dire, avec nous.

Il s’en présente un de cette espèce, dit alors Béatrix. Un gentilhomme de ce pays-ci a vu Séraphine un jour à la messe dans la chapelle de ce hameau, et en est devenu amoureux. Il m’est venu voir, m’a déclaré sa passion, et demandé mon aveu ; vous jugez bien quelle réponse je lui ai faite. Quand vous auriez mon agrément lui ai-je dit, vous n’en seriez pas plus avancé ; Séraphine dépend de son père et de son parrain, qui seuls peuvent disposer d’elle : tout ce que je puis pour vous, c’est de leur écrire pour les informer de votre recherche, qui fait honneur à ma fille. Effectivement, Messieurs, poursuivit-elle, c’est ce que j’allais incessamment vous mander ; mais vous voilà revenus, vous ferez ce que vous jugerez à propos.

Au reste, dit Scipion, de quel caractère est cet hidalgo[1] ? Ne ressemble-t-il pas à la plupart de ses pareils ? n’est-il pas fier de sa noblesse, et insolent avec les roturiers ? Oh ! pour cela non, répondit Béatrix, c’est un garçon d’une douceur et d’une politesse achevées, de bonne mine d’ailleurs, et qui n’a pas encore trente ans accomplis. Vous nous faites, dis-je à Béatrix, un assez beau portrait de ce cavalier ; comment s’appelle-t-il ? Don Juan de Jutella, repartit la femme de Scipion : il n’y a pas longtemps qu’il a recueilli la succession de son père, et il vit dans son château, éloigné d’ici d’une lieue, avec une sœur cadette qu’il a sous sa conduite. J’ai autrefois, repris-je, entendu parler de la famille de ce gentilhomme ; c’est une des plus nobles du royaume de Valence. J’estime moins la noblesse, s’écria Scipion, que les qualités du cœur et de l’esprit ; et ce don Juan nous conviendra si c’est un honnête homme. Il en a la réputation, dit Séraphine en se mêlant à l’entretien ; les habitants de Lirias qui le connaissent en disent tous les biens du monde. À ces paroles de ma filleule, je regardai avec un souris son père, qui, les ayant saisies aussi bien que moi, jugea que le galant ne déplaisait point à sa fille.

Ce cavalier apprit bientôt notre arrivée à Lirias, puisque deux jours après nous le vîmes paraître au château ; il nous aborda de bonne grâce ; et, bien loin de démentir par sa présence ce que Béatrix nous avait dit de lui, il nous fit concevoir une haute opinion de son mérite. Il nous dit qu’en qualité de voisin il venait nous féliciter sur notre heureux retour. Nous le reçûmes le plus gracieusement qu’il nous fut possible : mais cette visite ne fut que de pure civilité ; elle se passa tout en compliments de part et d’autre ; et don Juan, sans nous dire un mot de son amour pour Séraphine, se retira en nous priant seulement de lui permettre de nous revenir voir, et de profiter d’un voisinage qu’il prévoyait lui devoir être d’un grand agrément. Lorsqu’il nous eut quittés, Béatrix nous demanda ce que nous pensions de ce gentilhomme. Nous lui répondîmes qu’il nous avait prévenus en sa faveur, et qu’il nous semblait que la fortune ne pouvait offrir à Séraphine un meilleur parti.

Dès le jour suivant, je sortis après le dîner avec le fils de la Coscolina pour aller rendre la visite que nous devions à don Juan. Nous prîmes la route de son château, conduits par un guide, qui nous dit, après trois quarts d’heure de chemin : Voici le château du seigneur don Juan de Jutella. Nous eûmes beau regarder de tous nos yeux dans la campagne, nous fûmes longtemps sans l’apercevoir ; nous ne le découvrîmes qu’en y arrivant, attendu qu’il était situé au pied d’une montagne, au milieu d’un bois dont les arbres élevés le dérobaient à notre vue. Il avait un air antique et délabré, qui prouvait moins l’opulence de son maître que sa noblesse. Néanmoins, quand nous y fûmes entrés, nous trouvâmes la caducité du bâtiment compensée par la propreté des meubles.

Don Juan nous reçut dans une salle bien ornée, où il nous présenta une dame qu’il appela devant nous sa sœur Dorothée, et qui pouvait avoir dix-neuf à vingt ans. Elle était fort parée, comme une personne qui, s’étant attendue à notre visite, avait envie de nous paraître aimable ; et, s’offrant à ma vue avec tous ses charmes, elle fit sur moi la même impression qu’Antonia, c’est-à-dire que je fus troublé ; mais je cachai si bien mon trouble, que Scipion même ne le remarqua pas. Notre conversation roula, Comme celle du jour précédent, sur le plaisir mutuel que nous nous faisions de nous voir quelquefois, et de vivre ensemble en bons voisins. Il ne nous parla point encore de Séraphine, et nous ne lui dîmes rien qui pût l’engager à nous déclarer son amour ; nous étions bien aises de le voir venir là-dessus. Pendant notre entretien je jetais souvent la vue sur Dorothée, quoique j’affectasse de l’envisager le moins qu’il m’était possible ; et, toutes les fois que mes regards rencontraient les siens, c’étaient autant de traits nouveaux qu’elle me lançait dans le cœur. Je dirai pourtant, pour rendre une exacte justice à l’objet aimé, que ce n’était point une beauté parfaite : si elle avait la peau d’une blancheur éblouissante et la bouche plus vermeille que la rose, son nez était un peu trop long et ses yeux trop petits : cependant le tout ensemble m’enchantait.

Enfin, je ne sortis point du château de Jutella comme j’y étais entré ; et, m’en retournant à Lirias l’esprit rempli de Dorothée, je ne voyais qu’elle, je ne parlais que d’elle. Comment donc, mon maître ! me dit Scipion en me considérant d’un air étonné, vous êtes bien occupé de la sœur de don Juan ! vous aurait-elle inspiré de l’amour ? Oui, mon ami, lui répondis-je, et j’en rougis de honte. Ô ciel ! moi qui, depuis la mort d’Antonia, ai regardé mille jolies personnes avec indifférence, faut-il que j’en rencontre une qui m’enflamme à mon âge, sans que je puisse m’en défendre ? Eh bien ! monsieur, reprit le fils de la Coscolina, vous devez vous applaudir de l’aventure, au lieu de vous en plaindre ; vous êtes encore dans un âge où il n’y a point de ridicule à brûler d’une amoureuse ardeur, et le temps n’a point assez flétri votre front pour vous ôter l’espérance de plaire. Croyez-moi, quand vous reverrez don Juan, demandez-lui hardiment sa sœur : il ne peut la refuser à un homme comme vous ; et d’ailleurs, s’il faut absolument être gentilhomme pour épouser Dorothée, ne l’êtes-vous pas ? Vous avez des lettres de noblesse, cela suffit pour votre postérité : lorsque le temps aura mis sur ces lettres le voile épais dont il couvre l’origine de toutes les maisons, après quatre ou cinq générations la race des Santillane sera des plus illustres.



  1. Hidalgo veut dire fils de quelque chose.