Histoire de Gil Blas de Santillane/X/3

Garnier (tome 2p. 235-241).
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Livre X


CHAPITRE III

Gil Blas prend la route du royaume de Valence, et arrive enfin à Lirias ; description de son château, comment il y fut reçu et quelles gens il y trouva.


Nous prîmes le chemin de Léon, ensuite celui de Palencia ; et, continuant notre voyage à petites journées, nous arrivâmes, au bout de la dixième, à la ville de Ségorbe, d’où le lendemain dans la matinée nous nous rendîmes à ma terre, qui n’en est éloignée que de trois lieues. À mesure que nous nous en approchions, je prenais plaisir à voir mon secrétaire observer avec beaucoup d’attention tous les châteaux qui s’offraient à sa vue, à droite et à gauche, dans la campagne. Lorsqu’il en apercevait un de grande apparence, il ne manquait de me dire, en me le montrant du doigt : Je voudrais bien que ce fût là notre retraite.

Je ne sais, lui dis-je, mon ami, quelle idée tu as de notre habitation ; mais si tu t’imagines que c’est une maison magnifique, une terre de grand seigneur, je t’avertis que tu te trompes furieusement.

Si tu veux n’être pas la dupe de ton imagination, représente-toi la petite maison qu’Horace avait dans le pays des Sabins près de Tibur, et qui lui fut donnée par Mécénas. Don Alphonse m’a fait à peu près le même présent. Tant pis, s’écria Scipion ; je ne dois donc m’attendre qu’à voir une chaumière. Ce n’en est pas tout à fait une, lui répondis-je ; mais souviens-toi que je t’en ai toujours fait une description très modeste ; et, dès ce moment, tu peux juger par toi-même si j’en ai fait une belle peinture. Jette les yeux du côté de Guadalaviar, et regarde sur ses bords, auprès de ce hameau de neuf à dix feux, cette maison qui a quatre petits pavillons ; c’est mon château.

Comment diable ! dit alors mon secrétaire d’un ton de voix admiratif, c’est un bijou que cette maison ! Outre l’air de noblesse que lui donnent ses pavillons, on peut dire qu’elle est bien située, bien bâtie, et entourée de pays plus charmants que les environs même de Séville, appelés par excellence le paradis terrestre. Quand nous aurions choisi ce séjour, il ne serait pas plus de mon goût ; en vérité, je le trouve charmant : une rivière l’arrose de ses eaux ; un bois épais prête son ombrage quand on veut se promener au milieu du jour. L’aimable solitude ! Ah ! mon cher maître, nous avons bien la mine de demeurer ici longtemps ! Je suis ravi, lui dis-je, que tu sois content de notre asile, dont tu ne connais pas encore tous les agréments.

En nous entretenant de cette sorte, nous nous avançâmes vers la maison, dont la porte nous fut ouverte, aussitôt que Scipion eut dit que c’était le seigneur Gil Blas de Santillane qui venait prendre possession de son château. À ce nom, si respecté des personnes qui l’entendirent prononcer, on laissa entrer ma chaise dans une grande cour où je mis pied à terre ; puis, m’appuyant pesamment sur Scipion, et faisant le gros dos, je gagnai une salle où je fus à peine arrivé, que sept à huit domestiques parurent. Ils me dirent qu’ils venaient me présenter leurs hommages comme à leur nouveau patron : que don César et don Alphonse de Leyva les avaient choisis pour me servir, l’un en qualité de cuisinier, l’autre d’aide de cuisine, un autre de marmiton, celui-ci de portier, et ceux-là de laquais, avec défense de recevoir de moi aucun argent, ces deux seigneurs prétendant faire tous les frais de mon ménage. Le cuisinier, nommé maître Joachim, était le principal de ces domestiques, et portait la parole, il faisait l’agréable : il me dit qu’il avait fait une ample provision de toutes sortes d’excellents vins ; et que, pour la bonne chère, il espérait qu’un garçon comme lui qui avait été six ans cuisinier de monseigneur l’archevêque de Valence, saurait composer des ragoûts qui piqueraient ma sensualité. Je vais, ajouta-t-il, me préparer à vous donner un échantillon de mon savoir-faire. Promenez-vous, Seigneur, en attendant le dîner ; visitez votre château ; voyez si vous le trouvez en état d’être habité par Votre Seigneurie.

Je laisse à penser si je négligeai cette visite, et Scipion, encore plus curieux que moi de la faire, m’entraîna de chambre en chambre. Nous parcourûmes toute la maison, depuis le haut jusqu’en bas ; il n’échappa pas, du moins à ce que nous crûmes, le moindre endroit à notre curiosité intéressée ; et j’eus partout occasion d’admirer la bonté que don César et son fils avaient pour moi. Je fus frappé, entre autres choses, de deux appartements qui étaient aussi bien meublés qu’ils pouvaient l’être sans magnificence. Dans l’un, il y avait une tapisserie des Pays-Bas, avec un lit et des chaises de velours, le tout propre encore, quoique fait du temps que les Maures occupaient le royaume de Valence. Les meubles de l’autre appartement étaient dans le même goût ; c’était une vieille tenture de damas de Gênes jaune, avec un lit et des fauteuils de la même étoffe, garnis de franges de soie bleue. Tous ces effets, qui dans un inventaire auraient été peu prisés, paraissaient là très considérables.

Après avoir bien examiné toutes ces choses, nous revînmes, mon secrétaire et moi, dans la salle où était dressée une table sur laquelle étaient deux couverts ; nous nous y assîmes, et dans le moment on nous servit une olla podrida si délicieuse, que nous plaignîmes l’archevêque de Valence de n’avoir plus le cuisinier qui l’avait faite. Nous avions à la vérité beaucoup d’appétit, ce qui nous ne la faisait pas trouver plus mauvaise. À chaque morceau que nous mangions, mes laquais de nouvelle date nous présentaient de grands verres, qu’ils remplissaient jusqu’aux bords d’un vin de la Manche exquis. Scipion en était charmé ; mais, n’osant devant eux faire éclater la satisfaction intérieure qu’il ressentait, il me la témoignait par des regards parlants, et je lui faisais connaître par les miens que j’étais aussi content que lui. Un plat de rôti, composé de deux cailles grasses, qui flanquaient un petit levraut d’un fumet admirable, nous fit quitter le pot-pourri, et acheva de nous rassasier. Lorsque nous eûmes mangé comme deux affamés, et bu à proportion, nous nous levâmes de table pour aller au jardin faire voluptueusement la sieste dans quelque endroit frais et agréable.

Si mon secrétaire avait paru jusque-là fort satisfait de ce qu’il avait vu, il le fut encore davantage quand il vit le jardin. Il le trouva comparable à celui de l’Escurial. Il ne pouvait se lasser de le parcourir des yeux. Il est vrai que don César, qui venait de temps en temps à Lirias, prenait plaisir à le faire cultiver et embellir. Toutes les allées bien sablées et bordées d’orangers, un grand bassin de marbre blanc, au milieu duquel un lion de bronze vomissait de l’eau à gros bouillons, la beauté des fleurs, la diversité des fruits, tous ces objets ravirent Scipion : mais il fut particulièrement enchanté d’une longue allée qui conduisait, en descendant toujours, au logement du fermier, et que des arbres touffus couvraient de leur épais feuillage. En faisant l’éloge d’un lieu si propre à servir d’asile contre la chaleur, nous nous y arrêtâmes, et nous nous assîmes au pied d’un ormeau, où le sommeil eut peu de peine à surprendre deux gaillards qui venaient de bien dîner.

Nous nous réveillâmes en sursaut deux heures après, au bruit de plusieurs coups d’escopette, lesquels se firent entendre si près de nous, que nous en fûmes effrayés. Nous nous levâmes brusquement ; et, pour nous informer de la cause de ce bruit, nous nous rendîmes à la maison du fermier. Nous y trouvâmes huit ou dix villageois, tous habitants du hameau, qui, s’étant assemblés là, tiraient et dérouillaient leurs armes à feu pour célébrer mon arrivée, dont ils venaient d’être avertis. Ils me connaissaient la plupart, pour m’avoir vu plus d’une fois dans le château exercer l’emploi d’intendant. Ils ne m’aperçurent pas plus tôt, qu’ils crièrent tous ensemble : Vive notre nouveau seigneur, qu’il soit le bienvenu à Lirias ! Ensuite, ils rechargèrent leurs escopettes, et me régalèrent d’une décharge générale. Je leur fis l’accueil le plus gracieux qu’il me fut possible, avec gravité pourtant, ne jugeant pas devoir trop me familiariser avec eux. Je les assurai de ma protection : je leur lâchai même une vingtaine de pistoles, et ce ne fut pas, je crois, celle de mes manières qui leur plut le moins. Après cela, je leur laissai la liberté de jeter encore de la poudre au vent, et je me retirai avec mon secrétaire dans le bois, où nous nous promenâmes jusqu’à la nuit, sans nous lasser de voir des arbres : tant la possession d’un bien nouvellement acquis a d’abord de charmes pour nous !

Le cuisinier, l’aide de cuisine et le marmiton n’étaient pas oisifs pendant ce temps-là ; ils travaillaient à nous préparer un repas supérieur à celui que nous avions fait, et nous fûmes dans le dernier étonnement, lorsque, étant entrés dans la même salle où nous avions dîné, nous vîmes mettre sur la table un plat de quatre perdreaux rôtis, avec un civet de lapin d’un côté, et un chapon en ragoût de l’autre. Ils nous servirent ensuite pour entremets des oreilles de cochon, des poulets marinés et du chocolat à la crème. Nous bûmes copieusement du vin de Lucène, et plusieurs autres sortes de vins délicieux ; et, quand nous sentîmes que nous ne pouvions boire davantage sans exposer notre santé, nous songeâmes à nous aller coucher. Alors mes laquais, prenant des flambeaux, me conduisirent au plus bel appartement, où ils s’empressèrent à me déshabiller ; mais quand ils m’eurent donné ma robe de chambre et mon bonnet de nuit, je les renvoyai en leur disant d’un air de maître : Retirez-vous, messieurs, je n’ai pas besoin de vous pour le reste.

Je les fis sortir tous, et, retenant Scipion pour m’entretenir un peu avec lui, nous commençâmes par nous réjouir de l’heureux état où nous nous trouvions. On ne peut exprimer la joie que mon secrétaire fit éclater. Eh bien ! lui dis-je, mon ami, que penses-tu du traitement qu’on me fait par ordre des seigneurs de Leyva ? Ma foi, répondit-il, je pense qu’on ne peut vous en faire un meilleur ; je souhaite seulement que cela soit de longue durée. Je ne le souhaite pas, moi, lui répliquai-je, il ne me convient pas de souffrir que mes bienfaiteurs fassent pour moi tant de dépense ; ce serait abuser de leur générosité. De plus, je ne m’accommoderais point de valets aux gages d’autrui : je croirais n’être pas dans ma maison. D’ailleurs, je ne suis point venu ici pour vivre avec tant de fracas. Quelle folie ! Avons-nous besoin d’un si grand nombre de domestiques ? Non, il ne nous faut, avec Bertrand, qu’un cuisinier, un marmiton et un laquais ; cela nous suffira. Quoique mon secrétaire n’eût pas été fâché de subsister toujours aux dépens du gouverneur de Valence, il ne combattit point ma délicatesse là-dessus ; et, se conformant à mes sentiments, il approuva la réforme que je voulais faire. Cela étant décidé, il sortit de mon appartement, et se retira dans le sien.