Histoire de Gil Blas de Santillane/X/12

Garnier (tome 2p. 307-325).
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Livre X


CHAPITRE XII

Fin de l’histoire de Scipion.


Le mauvais exemple produit quelquefois de très bons effets. La conduite que le jeune Velasquez avait tenue me fit faire de sérieuses réflexions sur la mienne. Je commençai à combattre mes inclinations furtives, et à vivre en garçon d’honneur. L’habitude que j’avais de me saisir de tout l’argent que je pouvais prendre était formée par tant d’actes réitérés, qu’elle n’était pas aisée à vaincre. Cependant, j’espérais en venir à bout, ayant souvent ouï dire que, pour devenir vertueux, il ne fallait que le vouloir véritablement. J’entrepris donc ce grand ouvrage, et le ciel sembla bénir mes efforts ; je cessai de regarder d’un œil de cupidité le coffre-fort du vieux marchand ; je crois même qu’il n’eût tenu qu’à moi d’en tirer des sacs, que je n’en aurais rien fait. J’avouerai pourtant qu’il y aurait eu de l’imprudence à mettre à cette épreuve mon intégrité naissante ; aussi Velasquez s’en garda bien.

Don Manrique de Medrana, jeune gentilhomme, et chevalier de l’ordre d’Alcantara, venait souvent au logis. Nous avions sa pratique qui était une de nos plus nobles, si elle n’était pas une de nos meilleures. J’eus le bonheur de plaire à ce cavalier, qui, toutes les fois qu’il me rencontrait, m’agaçait toujours pour me faire parler, et paraissait m’écouter avec plaisir. Scipion, me dit-il un jour, si j’avais un laquais de ton humeur, je croirais posséder un trésor ; et, si tu n’appartenais pas à un homme que je considère, je n’épargnerais rien pour te débaucher. Monsieur, lui répondis-je, vous auriez peu de peine à y réussir ; car j’aime d’inclination les personnes de qualité ; c’est mon faible : leurs manières aisées m’enlèvent. Cela étant, reprit don Manrique, je veux prier le seigneur Baltazar de consentir que tu passes de son service au mien : je ne crois pas qu’il me refuse cette grâce. Véritablement Velasquez la lui accorda d’autant plus facilement, qu’il ne croyait pas la perte d’un laquais fripon irréparable. De mon côté, je fus bien aise de ce changement, le valet d’un bourgeois ne me paraissait qu’un gredin en comparaison du valet d’un chevalier d’Alcantara.

Pour vous faire un portrait fidèle de mon nouveau patron, je vous dirai que c’était un cavalier doué de la plus aimable figure, et qui revenait à tout le monde par la douceur de ses mœurs et par son bon esprit. D’ailleurs, il avait beaucoup de valeur et de probité : il ne lui manquait que du bien ; mais, cadet d’une maison plus illustre que riche, il était obligé de vivre aux dépens d’une vieille tante qui demeurait à Tolède, et qui, l’aimant comme un fils, avait soin de lui faire tenir l’argent dont il avait besoin pour s’entretenir. Il était toujours vêtu proprement : on le recevait fort bien partout. Il voyait les principales dames de la ville, et entre autres la marquise d’Almenara. C’était une veuve de soixante-douze ans, qui, par ses manières engageantes et les agréments de son esprit, attirait chez elle toute la noblesse de Cordoue : les hommes ainsi que les femmes se plaisaient à son entretien, et l’on appelait sa maison la bonne compagnie.

Mon maître était un des plus assidus courtisans de cette dame. Un soir qu’il venait de la quitter, il me parut avoir un air animé qui ne lui était pas ordinaire. Seigneur, lui dis-je, vous paraissez bien agité ; votre fidèle serviteur peut-il vous en demander la cause ? Ne vous serait-il point arrivé quelque chose d’extraordinaire ? Le chevalier sourit à cette question, et m’avoua qu’effectivement il était occupé d’une conversation sérieuse qu’il venait d’avoir avec la marquise d’Almenara. Je voudrais bien, lui dis-je en souriant, que cette mignonne septuagénaire vous eût fait une déclaration d’amour. Ne pense pas te moquer, me répondit-il ; apprends, mon ami, que la marquise m’aime. Chevalier, m’a-t-elle dit, je connais votre peu de fortune comme votre noblesse ; j’ai de l’inclination pour vous, et j’ai résolu de vous épouser pour vous mettre à votre aise, ne pouvant honnêtement vous enrichir d’une autre manière. Je sais bien que ce mariage me donnera dans le monde un ridicule ; qu’on tiendra sur mon compte des discours médisants ; et qu’enfin je passerai pour une vieille folle qui veut se remarier. N’importe, je prétends mépriser les caquets pour vous faire un sort agréable : tout ce que je crains, a-t-elle ajouté, c’est que vous n’ayez de la répugnance à répondre à mes intentions.

Voilà, poursuivit le chevalier, ce que m’a dit la marquise ; j’en suis d’autant plus étonné, que c’est la femme de Cordoue la plus sage et la plus raisonnable ; aussi lui ai-je fait réponse que j’étais surpris qu’elle me fît l’honneur de me proposer sa main, elle qui avait toujours persisté dans la résolution de soutenir jusqu’au bout son veuvage. À quoi elle a reparti qu’ayant des biens considérables, elle était bien aise de son vivant d’en faire part à un honnête homme qu’elle chérissait. Vous êtes apparemment, repris-je, déterminé à sauter le fossé ? En peux-tu douter ? me répondit-il. La marquise a des biens immenses, avec les qualités du cœur et de l’esprit. Il faudrait que j’eusse perdu le jugement pour laisser échapper un établissement si avantageux pour moi.

J’approuvai fort le dessein où mon maître était de profiter d’une si belle occasion de faire sa fortune, et même je lui conseillai de brusquer les choses, tant je craignais de les voir changer ! Heureusement la dame avait encore plus que moi cette affaire à cœur ; et, bien loin de la négliger, elle donna de si bons ordres, que les préparatifs de son hyménée furent bientôt faits. Dès qu’on sut dans Cordoue que la vieille marquise d’Almenara se disposait à épouser le jeune don Manrique de Medrana, les railleurs commencèrent à s’égayer aux dépens de cette veuve ; mais ils eurent beau s’épuiser en mauvaises plaisanteries, ils ne la détournèrent point de son entreprise ; elle laissa parler toute la ville, et suivit son chevalier à l’autel. Leurs noces furent célébrées avec un éclat qui fournit une nouvelle matière à la médisance. La mariée, disait-on, aurait du moins dû, par pudeur et par bienséance, supprimer la pompe et le fracas, qui ne conviennent point du tout aux vieilles veuves qui prennent de jeunes époux.

La marquise, au lieu de se montrer honteuse d’être à son âge la femme du chevalier, se livrait sans contrainte à la joie qu’elle en ressentait. Il y eut chez elle un grand repas accompagné de symphonie, et la fête finit par un bal où se trouva toute la noblesse de Cordoue de l’un et de l’autre sexe. Sur la fin du bal, nos nouveaux mariés s’échappèrent pour gagner un appartement où ils s’enfermèrent avec une femme de chambre et moi ; ce qui fournit à la compagnie un nouveau sujet d’accuser la marquise d’avoir du tempérament ; mais cette dame était dans une disposition bien différente de celle où ils la croyaient tous. Aussitôt qu’elle se vit en particulier avec mon maître, elle lui adressa ces paroles. : Don Manrique, voici votre appartement ; le mien est dans un autre endroit de cette maison : nous passerons la nuit dans des chambres séparées, et le jour nous vivrons ensemble comme une mère et son fils. Le chevalier y fut trompé d’abord : il crut que la dame ne parlait ainsi que pour l’engager à lui faire une douce violence ; et, s’imaginant devoir par politesse paraître passionné, il s’approcha d’elle, et s’offrit avec empressement à lui servir de valet de chambre ; mais, bien loin de lui permettre de la déshabiller, elle le repoussa d’un air sérieux, et lui dit : Arrêtez, don Manrique ; si vous me prenez pour une de ces tendres vieilles qui se remarient par fragilité, vous êtes dans l’erreur : je ne vous ai point épousé pour vous faire acheter les avantages que je vous fais par notre contrat de mariage ; ce sont des dons purs de mon cœur, et je n’exige de votre reconnaissance que des sentiments d’amitié. À ces mots elle nous laissa, mon maître et moi, dans notre appartement, et se retira dans le sien avec sa suivante, en défendant absolument au chevalier de l’accompagner.

Après sa retraite, nous demeurâmes, don Manrique et moi, fort étourdis de ce que nous venions d’entendre. Scipion, me dit mon maître, te serais-tu attendu au discours que la marquise vient de me tenir ? Que penses-tu d’une pareille dame ? Je pense, Monsieur, que c’est une femme comme il n’y en a point. Quel bonheur pour vous de l’avoir ! C’est posséder un bénéfice, sans être tenu d’acquitter les charges. Pour moi, reprit don Manrique, j’admire une épouse d’un caractère si estimable, et je prétends compenser par toutes les attentions imaginables le sacrifice qu’elle fait à sa délicatesse. Nous continuâmes à nous entretenir de la dame, et nous allâmes ensuite nous reposer, moi, sur un grabat dans une garde-robe, et mon maître dans un beau lit qu’on lui avait préparé, et où je crois qu’au fond de son âme il ne fut pas fâché de coucher seul, quoiqu’il se sentît assez reconnaissant pour oublier l’âge d’une femme si généreuse.

Les réjouissances commencèrent le jour suivant, et la nouvelle mariée parut de si belle humeur, qu’elle donna beau jeu aux mauvais plaisants. Elle riait toute la première de ce qu’ils disaient : elle excitait même les rieurs à s’égayer, en se prêtant de bonne grâce à leurs saillies. Le chevalier, de son côté, ne se montrait pas moins content de son épouse ; et l’on eût dit, à l’air tendre dont il la regardait et lui parlait, qu’il était dans le goût de la vieillesse. Les deux époux eurent le soir une nouvelle conversation, où il fut décidé que, sans se gêner l’un l’autre, ils vivraient de la même façon qu’ils avaient vécu avant leur mariage. Cependant il faut donner cette louange à don Manrique, qu’il fit, par considération pour sa femme, ce que peu de maris eussent fait à sa place ; il abandonna une petite bourgeoise qu’il aimait et dont il était aimé, ne voulant pas entretenir un commerce qui eût semblé insulter à la conduite délicate que son épouse tenait avec lui.

Tandis qu’il donnait de si fortes marques de reconnaissance à cette vieille dame, elle les payait avec usure, quoiqu’elle les ignorât. Elle le rendit maître de son coffre-fort, qui valait mieux que celui de Velasquez. Comme elle avait réformé sa maison pendant son veuvage, elle la remit sur le même pied où elle avait été du vivant de son premier époux ; elle grossit son domestique, remplit ses écuries de chevaux et de mules, en un mot, par ses généreuses bontés, le chevalier le plus gueux de l’ordre d’Alcantara en devint le plus riche. Vous me demanderez peut-être ce que je gagnai à tout cela : je reçus cinquante pistoles de ma maîtresse, et cent de mon maître, qui de plus me fit son secrétaire avec quatre cents écus d’appointements ; il eut même assez de confiance en moi pour vouloir que je fusse son trésorier.

Son trésorier ! m’écriai-je en interrompant Scipion dans cet endroit, et en faisant un éclat de rire. Oui, Monsieur, répliqua-t-il d’un air froid et sérieux, oui, son trésorier ; j’ose même dire que je me suis acquitté de cet emploi avec honneur. Il est vrai que je suis peut-être redevable de quelque chose à la caisse ; car, comme je prenais dedans mes gages d’avance, et que j’ai quitté brusquement le service du chevalier, il n’est pas impossible que le comptable soit en reste ; en tout cas, c’est le dernier reproche qu’on ait à me faire, puisque j’ai toujours été depuis ce temps-là plein de droiture et de probité.

J’étais donc, poursuivit le fils de la Coscolina, secrétaire et trésorier de don Manrique, qui paraissait aussi content de moi que j’étais satisfait de lui, lorsqu’il reçut de Tolède une lettre par laquelle on lui mandait que doña Theodora Muscoso, sa tante, était à l’extrémité. Il fut si sensible à cette nouvelle, qu’il partit sur-le-champ pour se rendre auprès de cette dame qui lui servait de mère depuis plusieurs années. Je l’accompagnai dans ce voyage avec un valet de chambre et un laquais seulement ; et tous quatre, montés sur les meilleurs chevaux de nos écuries, nous gagnâmes en diligence Tolède, où nous trouvâmes doña Theodora dans un état à nous faire espérer qu’elle ne mourrait point de sa maladie ; et véritablement nos pronostics, quoique contraires à celui d’un vieux médecin qui la gouvernait, ne furent pas démentis par l’événement.

Pendant que la santé de notre bonne tante se rétablissait à vue d’œil, moins peut-être par les remèdes qu’on lui faisait prendre que par la présence de son cher neveu, M. le trésorier passait son temps le plus agréablement qu’il lui était possible, avec des jeunes gens dont la connaissance était fort propre à lui procurer des occasions de dépenser son argent. Outre les fêtes galantes qu’ils m’obligeaient à donner aux dames dont ils me procuraient la connaissance, ils m’entraînaient quelquefois dans des tripots, où ils m’engageaient à jouer avec eux ; et, n’étant pas aussi habile joueur que mon maître don Abel, je perdais beaucoup plus souvent que je ne gagnais. Je prenais goût insensiblement au jeu, et, si je me fusse entièrement livré à cette passion, elle m’aurait réduit sans doute à tirer de la caisse quelques quartiers d’avance ; mais, heureusement, l’amour sauva la caisse et ma vertu. Un jour, comme je passais auprès de l’église de los Royés[1], j’aperçus au travers d’une jalousie, dont les rideaux étaient ouverts, une jeune fille qui me parut moins une mortelle qu’une divinité. Je me servirais d’un terme encore plus fort, s’il y en avait, pour mieux vous exprimer l’impression que sa vue fit sur moi. Je m’informai d’elle ; et à force de perquisitions, j’appris qu’elle se nommait Béatrix, et qu’elle était suivante de doña Julia, fille cadette du comte de Polan.

Béatrix interrompit Scipion en riant à gorge déployée ; puis, adressant la parole à ma femme : Charmante Antonia, lui dit-elle, regardez-moi bien, je vous prie n’ai-je pas à votre avis l’air d’une divinité ? Vous l’aviez alors à mes yeux, lui dit Scipion ; et, depuis que votre fidélité ne m’est plus suspecte, vous me paraissez plus belle que jamais. Mon secrétaire, après une repartie si galante, poursuivit ainsi son histoire.

Cette découverte acheva de m’enflammer, non, à la vérité, d’une ardeur légitime. J’en fais un aveu sincère ; je m’imaginai que je triompherais facilement de sa vertu, si je la tentais par des présents, capables de l’ébranler ; mais je jugeais mal de la chaste Béatrix. J’eus beau lui faire proposer par des femmes mercenaires ma bourse et mes soins, elle rejeta fièrement mes propositions. Sa résistance, au lieu d’éteindre mes désirs, les irrita. J’eus recours au dernier expédient ; je lui fis offrir ma main, qu’elle accepta lorsqu’elle sut que j’étais secrétaire et trésorier de don Manrique. Comme nous trouvâmes à propos de cacher notre mariage pendant quelque temps, nous nous mariâmes secrètement en présence de la dame Laurença Sephora, gouvernante de Séraphine, et devant quelques autres domestiques du comte de Polan. Je n’eus pas plus tôt épousé Béatrix, qu’elle me facilita les moyens de la voir le jour, et de l’entretenir la nuit dans le jardin, où je m’introduisais par une petite porte dont elle me donna une clef. Jamais deux époux n’ont été plus contents que nous étions l’un de l’autre. Béatrix et moi, nous attendions avec une égale impatience l’heure du rendez-vous ; nous y courions avec le même empressement, et le temps que nous passions ensemble, quoiqu’il fût quelquefois assez long, nous semblait toujours trop court. Enfin, nous vivions plutôt en amants qu’en époux ; mais la fortune jalouse troubla bientôt notre félicité.

Une nuit, qui fut aussi cruelle pour moi que les précédentes avaient été douces, je fus surpris, en voulant entrer dans le jardin, de trouver la petite porte ouverte. Cette nouveauté m’alarma ; j’en tirai un mauvais augure ; je devins pâle et tremblant, comme si j’eusse pressenti ce qui m’allait arriver ; et, m’avançant dans l’obscurité vers un cabinet de verdure, où j’avais accoutumé de parler à mon épouse, j’entendis la voix d’un homme. Je m’arrêtai tout à coup pour mieux ouïr, et mon oreille fut aussitôt frappée de ces paroles : Ne me faites donc point languir, ma chère Béatrix, achevez mon bonheur : songez que votre fortune y est attachée. Au lieu d’avoir la patience d’écouter encore, je crus n’avoir pas besoin d’en entendre davantage ; une fureur jalouse s’empara de mon âme, et, ne respirant que vengeance, je tirai mon épée, et j’entrai brusquement dans le cabinet. Ah ! lâche suborneur, m’écriai-je, qui que tu sois, il faut que tu m’arraches la vie avant que tu m’ôtes l’honneur. En disant ces mots, je chargeai le cavalier qui s’entretenait avec Béatrix. Il se mit promptement en défense, et se battit en homme qui savait mieux faire des armes que moi, qui n’avais reçu que quelques leçons d’escrime à Cordoue. Cependant, tout grand spadassin qu’il était, il ne put parer un coup que je lui portai, ou plutôt il fit un faux pas ; je le vis tomber ; et, m’imaginant l’avoir mortellement blessé, je m’enfuis à toutes jambes, sans vouloir répondre à Béatrix qui m’appelait à haute voix.

Oui, vraiment, interrompit la femme de Scipion en nous adressant la parole, je l’appelais pour le tirer d’erreur. Le cavalier avec qui je m’entretenais dans le cabinet était don Fernand de Leyva. Ce seigneur, qui aimait Julie ma maîtresse, avait formé la résolution de l’enlever, croyant ne pouvoir l’obtenir que par ce moyen ; et je lui avais moi-même donné rendez-vous dans le jardin pour concerter avec lui cet enlèvement, dont il m’assurait que dépendait ma fortune ; mais j’eus beau crier pour rappeler mon époux, aveuglé par sa colère, il s’éloigna de moi comme d’une femme infidèle.

Dans l’état où je me trouvais, reprit Scipion, j’étais capable de tout. Ceux qui savent par expérience ce que c’est que la jalousie, et quelles extravagances elle fait faire aux meilleurs esprits, ne seront point étonnés du désordre qu’elle produisit dans mon faible cerveau ; je passai dans le moment d’une extrémité à l’autre : je sentis succéder des mouvements de haine aux sentiments de tendresse que j’avais un instant auparavant pour mon épouse. Je fis serment de l’abandonner, et de la bannir pour jamais de ma mémoire. D’ailleurs, je croyais avoir tué un cavalier ; et, dans cette opinion, craignant de tomber entre les mains de la justice, j’éprouvais ce trouble funeste qui suit partout, comme une furie, un homme qui vient de faire un mauvais coup. Dans cette horrible situation, ne songeant qu’à me sauver, je ne retournai point au logis, et je sortis à l’heure même de Tolède, n’ayant point d’autres hardes que l’habit dont j’étais revêtu. Il est vrai que j’avais dans mes poches une soixantaine de pistoles, ce qui ne laissait pas d’être une assez bonne ressource pour un jeune homme qui se résolvait à vivre toujours dans la servitude.

Je marchai toute la nuit, ou, pour mieux dire, je courus ; car l’image des alguazils, toujours présente à mon esprit, me donnait sans cesse une nouvelle vigueur. L’aurore me découvrit entre Rodillas et Maqueda. Lorsque je fus à ce dernier bourg, me trouvant un peu fatigué, j’entrai dans l’église qu’on venait d’ouvrir, et, après y avoir fait une prière, je m’assis sur un banc pour me reposer. Je me mis à rêver à l’état de mes affaires, qui n’avaient que trop de quoi m’occuper, mais je n’eus pas le temps de faire des réflexions. J’entendis retentir l’église de trois ou quatre coups de fouet, qui me firent juger qu’il passait par là quelque muletier. Je me levai aussitôt pour aller voir si je ne me trompais pas ; et, quand je fus à la porte, j’en aperçus un qui, monté sur une mule, en menait deux autres à vide. Arrêtez, mon ami, lui dis-je, où vont ces mules ? À Madrid, me répondit-il. J’ai amené de là ici deux bons religieux de Saint-Dominique, et je m’en retourne.

L’occasion qui se présentait de faire le voyage de Madrid m’en inspira l’envie ; je fis marché avec le muletier ; je montai sur une de ses mules, et nous poussâmes vers Illescas, où nous devions aller coucher. À peine fûmes-nous hors de Maqueda, que le muletier, homme de trente-cinq à quarante ans, commença d’entonner des chants d’église à pleine tête. Il débuta par les prières que les chanoines disent à matines ; ensuite il chanta le Credo, comme on le chante aux grandes messes ; puis, passant aux vêpres, il les dit sans me faire grâce du Magnificat. Quoique le faquin m’étourdît les oreilles, je ne pouvais m’empêcher de rire ; je l’excitais même à continuer quand il était obligé de s’arrêter pour reprendre haleine. Courage, l’ami, lui disais-je, poursuivez. Si le ciel vous a donné de bons poumons, vous n’en faites pas un mauvais usage. Oh ! pour cela, non, s’écria-t-il ; je ne ressemble pas, Dieu merci, à la plupart des voituriers qui ne chantent que des chansons infâmes ou impies ; je ne chante même jamais de romances sur nos guerres contre les Maures ; car, si ces choses-là ne sont pas déshonnêtes, vous conviendrez du moins qu’elles sont frivoles, et qu’un bon chrétien ne doit pas s’en occuper. Vous avez, lui répliquai-je, une pureté de cœur que les muletiers ont rarement ; mais dites-moi, mon ami, avec votre extrême délicatesse sur le choix de vos chants, avez-vous aussi fait vœu de chasteté dans les hôtelleries où il y a de jeunes servantes ? Assurément, me repartit-il, la continence est encore une chose dont je me pique dans ces sortes de lieux ; je n’y songe qu’au soin que je dois avoir de mes mules. Je ne fus pas peu étonné d’entendre parler de cette sorte ce phénix des muletiers ; et, le tenant pour un homme de bien et d’esprit, je liai avec lui conversation après qu’il eut chanté tout son soûl.

Nous arrivâmes à Illescas sur la fin de la journée. Lorsque nous fûmes à l’hôtellerie, je laissai à mon compagnon le soin des mules, et j’entrai dans la cuisine, où j’ordonnai à l’hôte de nous préparer un bon souper ; ce qu’il promit de faire si bien, que je me souviendrais, dit-il, toute ma vie d’avoir logé chez lui. Demandez, ajouta-t-il, demandez à votre muletier quel homme je suis. Vive Dieu ! je défierais tous les cuisiniers de Madrid et de Tolède de faire une olla podrida comparable aux miennes. Je veux vous régaler ce soir d’un civet de lapereau de ma façon ; vous verrez si j’ai tort de vanter mon savoir-faire. Là-dessus, me montrant une casserole où il y avait, à ce qu’il disait, un lapin déjà tout haché : Voilà, continua-t-il, ce que je prétends vous donner pour votre souper avec une épaule de mouton rôtie. Quand j’aurai mis là-dedans du poivre, du sel, du vin, un paquet de fines herbes et quelques autres ingrédients que j’emploie dans mes sauces, j’espère que je vous servirai un ragoût digne d’un contador mayor.

L’hôte, après avoir ainsi fait son éloge, commença d’apprêter le souper. Pendant qu’il y travaillait, j’entrai dans une salle où m’étant couché sur un grabat que j’y trouvai, je m’endormis de fatigue, n’ayant pris aucun repos la nuit précédente. Au bout de deux heures, le muletier vint me réveiller : Mon gentilhomme, me dit-il, votre souper est prêt ; venez, s’il vous plaît, vous mettre à table. Il y en avait, dans la salle, une sur laquelle étaient deux couverts. Nous nous y assîmes, le muletier et moi, et l’on nous apporta le civet. Je me jetai dessus avidement ; je le trouvai d’un goût exquis, soit que la faim m’en fît juger trop favorablement, soit que ce fût véritablement un effet des ingrédients du cuisinier. On nous servit ensuite un morceau de mouton rôti, et, remarquant que le muletier ne faisait honneur qu’à ce dernier plat, je lui demandai pourquoi il ne touchait point à l’autre. Il me répondit en souriant qu’il n’aimait pas les ragoûts. Cette réponse, ou plutôt le souris dont il l’avait accompagnée, me parut mystérieux. Vous me cachez lui dis-je, la véritable raison qui vous empêche de manger de ce civet ; faites-moi le plaisir de me l’apprendre. Puisque vous êtes si curieux de le savoir, reprit-il je vous dirai que j’ai de la répugnance à me bourrer l’estomac de ces sortes de ragoûts, depuis qu’en allant de Tolède à Cuença, on me servit un soir dans une hôtellerie, pour un lapin de garenne un matou en hachis : cela m’a dégoûté des fricassées.

Le muletier ne m’eut pas sitôt dit ces paroles, que, malgré la faim qui me dévorait, l’appétit me manqua tout à coup. Je me mis en tête que je venais de manger d’un lapin supposé, et je ne regardai plus le ragoût qu’en faisant la grimace. Mon compagnon ne me guérit pas l’esprit là-dessus, en me disant que les maîtres d’hôtellerie en Espagne faisaient assez souvent ce quiproquo de même que les pâtissiers. Ce discours, comme vous voyez était fort consolant ; aussi je n’eus plus aucune envie de retourner au civet, pas même de toucher au plat de rôti, de peur que le mouton ne fût pas mieux vérifié que le lapin. Je me levai de table en maudissant le ragoût, l’hôte et l’hôtellerie ; et, m’étant recouché sur le grabat, j’y passai la nuit plus tranquillement que je ne m’y étais attendu. Le jour suivant, de grand matin, après avoir payé mon hôte aussi grassement que s’il m’eût fort bien traité, je m’éloignai d’Illescas, l’imagination encore si remplie du civet, que je prenais pour des chats tous les animaux que j’apercevais.

J’arrivai de bonne heure à Madrid, où, sitôt que j’eus satisfait mon muletier, je louai une chambre garnie auprès de la porte du Soleil. Mes yeux, quoique accoutumés au grand monde, ne laissèrent pas d’être éblouis du concours de seigneurs qu’on voit ordinairement dans le quartier de la cour. J’admirai la prodigieuse quantité de carrosses, et le nombre infini de gentilshommes, de pages et de laquais qui étaient à la suite des grands. Mon admiration redoubla, lorsque, étant allé au lever du roi, j’aperçus ce monarque environné de ses courtisans. Je fus charmé de ce spectacle, et je dis en moi-même : Quel éclat ! quelle grandeur ! je ne m’étonne plus d’avoir ouï dire qu’il faut voir la cour de Madrid pour en concevoir toute la magnificence ; je suis ravi d’y être venu ; j’ai un pressentiment que j’y ferai quelque chose. Je n’y fis pourtant rien que quelques connaissances infructueuses. Je dépensai peu à peu mon argent, et je fus trop heureux de me donner avec tout mon mérite à un pédant de Salamanque, qu’une affaire de famille avait attiré à Madrid, où il était né, et que le hasard me fit connaître. Je devins son factotum et je le suivis à son université lorsqu’il y retourna.

Mon nouveau patron se nommait don Ignacio de Ipigna. Il prenait du don pour avoir été précepteur d’un duc qui lui faisait par reconnaissance une pension à vie ; ce n’est pas tout ; il en avait une autre comme professeur émérite de collège ; et, de plus, il avait tous les ans du public un revenu de deux ou trois cents pistoles par les livres de morale dogmatique qu’il avait coutume de faire imprimer. La manière dont il composait ses ouvrages mérite bien qu’on en fasse mention. L’illustre don Ignacio passait presque toute la journée à lire les auteurs hébreux, grecs et latins, et à mettre sur un petit carré de papier chaque apophtegme ou pensée brillante qu’il y trouvait. À mesure qu’il remplissait des carrés, il m’employait à les enfiler dans un fil de fer en forme de guirlande, et chaque guirlande formait un tome. Que nous faisions de mauvais livres ! il ne se passait guère de mois que nous ne fissions pour le moins deux volumes, et aussitôt la presse en gémissait : ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que ces compilations se donnaient pour des nouveautés ; et, si les critiques s’avisaient de reprocher à l’auteur qu’il pillait les anciens, il leur répondait avec une orgueilleuse effronterie : Furto lætamur in ipso[2].

Il était aussi grand commentateur, et il y avait tant d’érudition dans ses commentaires, qu’il faisait souvent des remarques sur des choses qui n’étaient pas dignes d’être remarquées, comme sur ses carrés de papier il écrivait quelquefois très mal à propos des passages d’Hésiode et d’autres auteurs ; néanmoins, avec tout cela, je ne laissai pas de profiter chez ce savant ; il y aurait de l’ingratitude à n’en pas convenir. J’y perfectionnai mon écriture à force de copier ses ouvrages ; et si, me traitant en élève plutôt qu’en valet, il eut soin de me former l’esprit, il ne négligea point mes mœurs. Scipion, me disait-il quand par hasard il entendait dire que quelque domestique avait fait une friponnerie, prends bien garde, mon enfant, de suivre le mauvais exemple de ce fripon. Il faut qu’un valet serve son maître avec autant de fidélité que de zèle, et s’efforce de devenir vertueux par le travail, s’il a le malheur de ne l’être point par nature. En un mot, don Ignacio ne perdait aucune occasion de me porter à la vertu ; et ses exhortations faisaient sur moi un si bon effet, que je n’eus pas la moindre tentation de lui jouer quelque tour pendant quinze mois que je demeurai chez lui.

J’ai déjà dit que le docteur Ipigna était originaire de Madrid ; il y avait une parente appelée Catalina, qui était femme de chambre de Mme  la nourrice. Cette soubrette, qui est la même dont je me suis servi depuis pour tirer de la tour de Ségovie le seigneur de Santillane, ayant envie de rendre service à don Ignacio, engagea sa maîtresse à demander pour lui un bénéfice au duc de Lerme. Ce ministre le fit nommer à l’archidiaconat de Grenade, lequel, étant en pays conquis, est à la nomination du roi. Nous partîmes pour Madrid sitôt que nous eûmes appris cette nouvelle, le docteur voulant remercier ses bienfaitrices avant que d’aller à Grenade. J’eus plus d’une occasion de voir Catalina et de lui parler. Mon humeur enjouée et mon air aisé lui plurent ; de mon côté, je la trouvai si fort à mon gré, que je ne pus me détendre de répondre aux petites marques d’amitié qu’elle me donna ; enfin nous nous attachâmes l’un à l’autre. Pardonnez-moi cet aveu, ma chère Béatrix ; comme je vous croyais infidèle, cette erreur doit me sauver de vos reproches.

Cependant le docteur don Ignacio se préparait à partir pour Grenade. Sa parente et moi, effrayés de la prochaine séparation qui nous menaçait, nous eûmes recours à un expédient qui nous en préserva : je feignis d’être malade, je me plaignis de la tête, je me plaignis de la poitrine, et je fis toutes les démonstrations d’un homme accablé de tous les maux du monde. Mon maître appela un médecin, ce qui me fit trembler, m’imaginant que cet Hippocrate allait s’apercevoir que je n’étais point malade, mais heureusement, et comme s’il eût été d’accord avec moi, il me dit bonnement, après m’avoir bien observé, que ma maladie était plus sérieuse qu’on ne pensait, et que, selon les apparences, je garderais longtemps la chambre. Le docteur, impatient de se rendre à sa cathédrale, ne jugea point à propos de retarder son départ : il aima mieux prendre un autre garçon pour le servir ; il se contenta de m’abandonner aux soins d’une garde, à laquelle il laissa une somme d’argent pour m’enterrer si je mourais, ou pour récompenser mes services si je revenais de ma maladie.

Sitôt que je sus don Ignacio parti pour Grenade, je fus guéri de tous mes prétendus maux. Je me levai, je congédiai mon médecin qui avait tant de pénétration, et je me défis de ma garde, qui me vola plus de la moitié des espèces qu’elle devait me remettre. Tandis que je faisais ce personnage, Catalina en jouait un autre auprès de doña Anna de Guevara, sa maîtresse, à laquelle, faisant entendre que j’étais admirable pour l’intrigue, elle mit dans l’esprit de me choisir pour un de ses bons agents. Mme  la nourrice, à qui l’amour des richesses faisait souvent former des entreprises lucratives, ayant besoin de pareils sujets, me reçut parmi ses domestiques, et ne tarda guère à m’éprouver. Elle me donna des commissions qui demandaient un peu d’adresse, et sans vanité je ne m’en acquittai point mal ; aussi fut-elle autant satisfaite de moi que j’eus lieu d’être mécontent d’elle. La dame était si avare, qu’elle ne me faisait pas la moindre part des fruits qu’elle recueillait de mon industrie, et de mes peines. Elle s’imaginait qu’en me payant exactement mes gages, elle en usait avec moi assez généreusement. Cet excès d’avarice me déplut et m’aurait bientôt fait sortir de chez cette dame, si je n’eusse été retenu par les bontés de Catalina, qui, s’enflammant de plus en plus tous les jours, me proposa formellement de l’épouser.

Doucement, lui dis-je, mon adorable, cette cérémonie ne se peut faire entre nous si promptement ; il faut auparavant que j’apprenne la mort d’une jeune personne qui vous a prévenue, et dont je suis devenu l’époux pour mes péchés. À d’autres, me répondit Catalina ; je ne suis point assez crédule pour ajouter foi à ce que vous dites ; vous voulez me faire accroire que vous êtes marié ; et pourquoi ? pour me cacher poliment la répugnance que vous avez à me prendre pour votre épouse. Je lui protestai vainement que je lui disais la vérité ; mon aveu sincère, lui parut une défaite, et, s’en trouvant offensée, elle changea de manières à mon égard. Nous ne nous brouillâmes point ; mais notre commerce se refroidit à vue d’œil, et nous n’eûmes plus l’un pour l’autre que des égards de bienséance et d’honnêteté.

Dans cette conjoncture, j’appris qu’il fallait un laquais au seigneur Gil Blas de Santillane, secrétaire du premier ministre de la couronne d’Espagne ; et ce poste me flatta d’autant plus, qu’on m’en parla comme du plus gracieux que je pusse occuper. Le seigneur de Santillane, me dit-on, est un cavalier plein de mérite, un garçon chéri du duc de Lerme, et qui, par conséquent, ne saurait manquer de pousser loin sa fortune : d’ailleurs il a le cœur généreux ; en faisant ses affaires, vous ferez fort bien les vôtres. Je ne négligeai point cette occasion ; j’allai me présenter au seigneur Gil Blas, pour qui d’abord je me sentis naître de l’inclination, et qui m’arrêta sur ma physionomie. Je ne balançai point à quitter pour lui Mme  la nourrice ; et il sera, s’il plaît au ciel, le dernier de mes maîtres.

Scipion finit son histoire en cet endroit. Puis, m’adressant la parole : Seigneur de Santillane, continua-t-il, c’est à vous que je m’adresse à présent ; faites-moi la grâce de témoigner à ces dames que vous m’avez toujours connu pour un serviteur aussi fidèle que zélé. J’ai besoin de votre témoignage pour leur persuader que le fils de la Coscolina a purgé ses mœurs, et fait succéder de vertueux sentiments à ses mauvaises inclinations.

Oui, Mesdames, dis-je alors, c’est de quoi je puis vous répondre. Si dans son enfance Scipion a été un vrai Picaro, il s’est depuis si bien corrigé, qu’il est devenu le modèle d’un parfait domestique. Bien loin d’avoir quelques reproches à lui faire sur la conduite qu’il a tenue avec moi, je dois plutôt avouer que je lui ai de grandes obligations. La nuit qu’on m’enleva pour me conduire à la tour de Ségovie, il sauva du pillage et mit en sûreté une partie de mes effets, qu’il pouvait impunément s’approprier ; il ne se contenta pas même de songer à conserver mon bien : il vint par pure amitié s’enfermer avec moi dans ma prison, préférant aux charmes de la liberté le triste plaisir de partager mes peines.



  1. Des pères noirs. On distinguait souvent les divers ordres monastiques par 1a couleur de leurs habits.
  2. Nous sommes fiers du larcin même. Ce passage latin est un hémistiche de Santeuil, dans les vers adressés à l’Académie des belles-lettres, pour démontrer la nécessité de faire en latin les inscriptions des monuments français.