Histoire de Gil Blas de Santillane/VIII/7

Garnier (tome 2p. 126-128).
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Livre VIII


CHAPITRE VII.

Du bon usage qu’il fit de ses quinze cents ducats ; de la première affaire dont il se mêle, et quel profit il lui en revint.


Le roi, comme s’il eût voulu servir mon impatience, retourna dès le lendemain à Madrid. Je volai d’abord au trésor royal où je touchai sur-le-champ la somme contenue dans mon ordonnance. Il est rare que la tête ne tourne pas à un gueux qui passe subitement de la misère à l’opulence. Je changeai tout à coup avec la fortune. Je n’écoutai plus que mon ambition et ma vanité. J’abandonnai ma misérable chambre garnie aux secrétaires qui ne savaient pas encore la langue des oiseaux, et je louai pour la seconde fois mon bel appartement, qui par bonheur ne se trouvait point occupé. J’envoyai chercher un fameux tailleur qui habillait presque tous les petits-maîtres. Il prit ma mesure, et me mena chez un marchand, où il leva cinq aunes de drap qu’il fallait, disait-il, pour me faire un habit. Cinq aunes pour un habit à l’espagnole ! juste ciel !… Mais n’épiloguons pas là-dessus ; les tailleurs qui sont en réputation en prennent toujours plus que les autres. J’achetai ensuite du linge dont j’avais grand besoin, des bas de soie, avec un castor brodé d’un point d’Espagne.

Après cela, ne pouvant honnêtement me passer de laquais, je priai Vincent Forero, mon hôte, de m’en donner un de sa main. La plupart des étrangers qui venaient loger chez lui avaient coutume, en arrivant à Madrid, de prendre à leur service des valets espagnols, ce qui ne manquait pas d’attirer dans cet hôtel tous les laquais qui se trouvaient hors de condition. Le premier qui se présenta était un garçon d’une mine si douce et si dévote, que je n’en voulus point ; je crus voir Ambroise de Lamela. Je n’aime pas, dis-je à Forero, les valets qui ont un air si vertueux : j’y ai été attrapé.

À peine eus-je éconduit ce laquais, que j’en vis arriver un autre. Celui-ci paraissait fort éveillé, plus hardi qu’un page de cour, et avec cela un peu fripon. Il me plut. Je lui fis des questions : il y répondit avec esprit ; il me parut même né pour l’intrigue. Je le regardai comme un sujet qui me convenait ; je l’arrêtai. Je n’eus pas lieu de m’en repentir : je m’aperçus bientôt que j’avais fait une admirable acquisition. Comme le duc m’avait permis de lui parler en faveur des personnes à qui je voulais rendre service, et que j’étais dans le dessein de ne pas négliger cette permission, il me fallait un chien de chasse pour découvrir le gibier, c’est-à-dire un drôle qui eût de l’industrie, et fût propre à déterrer et à m’amener des gens qui auraient des grâces à demander au premier ministre. C’était justement le fort de Scipion : ainsi se nommait mon laquais. Il sortait de chez dona Anna de Guevara, nourrice du prince d’Espagne, où il avait bien exercé ce talent-là, cette dame étant de celles qui, se voyant du crédit à la cour, aiment à le mettre à profit.

Aussitôt que je fis savoir à Scipion que je pouvais obtenir des grâces du roi, il se mit en campagne, et, dès le même jour, il me dit : Seigneur, j’ai fait une assez bonne découverte. Il vient d’arriver à Madrid un jeune gentilhomme grenadin, appelé don Roger de Rada. Il a eu une affaire d’honneur qui l’oblige à rechercher la protection du duc de Lerme, et il est disposé à bien payer le plaisir qu’on lui fera. Je lui ai parlé. Il avait envie de s’adresser à don Rodrigue de Calderone, dont on lui a vanté le pouvoir ; mais je l’en ai détourné, en lui faisant entendre que ce secrétaire vendait ses bons offices au poids de l’or, au lieu que vous vous contentiez pour les vôtres d’une honnête marque de reconnaissance ; que vous feriez même les choses pour rien, si vous étiez dans une situation qui vous permît de suivre votre inclination généreuse et désintéressée. Enfin, je lui ai parlé de manière que vous verrez demain matin ce gentilhomme à votre lever. Comment donc, lui dis-je, monsieur Scipion, vous avez déjà fait bien de la besogne ! Je m’aperçois que vous n’êtes pas neuf en matière d’intrigues. Je m’étonne que vous n’en soyez pas plus riche. C’est ce qui ne doit pas vous surprendre, me répondit-il ; j’aime à faire circuler les espèces, je ne thésaurise point.

Don Roger de Rada vint effectivement chez moi. Je le reçus avec une politesse mêlée de fierté. Seigneur cavalier, lui dis-je, avant que je m’engage à vous servir, je veux savoir l’affaire d’honneur qui vous amène à la cour ; car elle pourrait être telle, que je n’oserais parler pour vous au premier ministre. Faites-m’en donc, s’il vous plaît, un rapport fidèle, et soyez persuadé que j’entrerai vivement dans vos intérêts, si un galant homme peut les épouser. Très volontiers, me répondit le jeune Grenadin, je vais vous conter sincèrement mon histoire. En même temps, il m’en fit le récit de cette sorte.