Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/8

Garnier (tome 2p. 49-52).
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CHAPITRE VIII

De l’accueil que les comédiens de Grenade firent à Gil Blas, et d’une nouvelle reconnaissance qui se fit dans les foyers de la comédie.


Dans le moment que Laure achevait de raconter son histoire, il arriva une vieille comédienne de ses voisines, qui venait la prendre en passant pour aller à la comédie. Cette vénérable héroïne de théâtre eût été propre à jouer le personnage de la déesse Cotys[1]. Ma sœur ne manqua pas de présenter son frère à cette figure surannée, et là-dessus grands compliments de part et d’autre.

Je les laissai toutes deux, en disant à la veuve de l’économe que je la rejoindrais au théâtre, aussitôt que j’aurais fait porter mes hardes chez le marquis de Marialva, dont elle m’enseigna la demeure. J’allai d’abord à la chambre que j’avais louée, d’où, après avoir satisfait mon hôtesse, je me rendis avec un homme chargé de ma valise à un grand hôtel garni où mon nouveau maître était logé. Je rencontrai à la porte son intendant qui me demanda si je n’étais point le frère de la dame Estelle. Je répondis qu’oui. Soyez donc le bienvenu, reprit-il, seigneur cavalier. Le marquis de Marialva, dont j’ai l’honneur d’être intendant, m’a ordonné de vous bien recevoir. On vous a préparé une chambre ; je vais, s’il vous plaît, vous y conduire pour vous en apprendre le chemin. Il me fit monter tout au haut de la maison, et entrer dans une chambre si petite, qu’un lit assez étroit, une armoire et deux chaises la remplissaient. C’était là mon appartement. Vous ne serez pas ici fort au large, me dit mon conducteur ; mais en récompense je vous promets qu’à Lisbonne vous serez superbement logé. J’enfermai ma valise dans l’armoire dont j’emportai la clef, et je demandai à quelle heure on soupait. Il me fut répondu que le seigneur portugais ne faisait pas d’ordinaire chez lui, et qu’il donnait à chaque domestique une certaine somme par mois pour se nourrir. Je fis encore d’autres questions, et j’appris que les gens du marquis étaient d’heureux fainéants. Après un entretien assez court, je quittai l’intendant pour aller retrouver Laure, en m’occupant agréablement du présage que je concevais de ma nouvelle condition.

Sitôt que j’arrivai à la porte de la comédie, et que je me dis frère d’Estelle, tout me fut ouvert. Vous eussiez vu les gardes s’empresser à me faire un passage, comme si j’eusse été un des plus considérables seigneurs de Grenade. Tous les gagistes, receveurs de marques et de contre-marques, que je rencontrai sur mon chemin, me firent de profondes révérences. Mais ce que je voudrais pouvoir bien peindre au lecteur, c’est la réception sérieuse que l’on me fit comiquement dans les foyers, où je trouvai la troupe tout habillée et prête à commencer. Les comédiens et comédiennes à qui Laure me présenta vinrent fondre sur moi. Les hommes m’accablèrent d’embrassades ; et les femmes à leur tour, appliquant leur visage enluminé sur le mien, le couvrirent de rouge et de blanc. Aucun ne voulant être le dernier à me faire compliment, ils se mirent tous ensemble à me parler. Je ne pouvais suffire à leur répondre ; mais ma sœur vint à mon secours, et sa langue exercée ne me laissa en reste avec personne.

Je n’en fus pas quitte pour les accolades des acteurs et des actrices. Il me fallut essuyer les civilités du décorateur, des violons, du souffleur, du moucheur et du sous-moucheur de chandelles, enfin de tous les valets de théâtre, qui, sur le bruit de mon arrivée, accoururent pour me considérer. Il semblait que tous ces gens-là fussent des enfants trouvés qui n’avaient jamais vu de frère.

Cependant on commença la pièce. Alors quelques gentilshommes qui étaient dans les foyers coururent se placer pour l’entendre ; et moi, en enfant de la balle, je continuai de m’entretenir avec ceux des acteurs qui n’étaient pas sur la scène. Il y en avait un parmi ces derniers qu’on appela devant moi Melchior. Ce nom me frappa. Je considérai avec attention le personnage qui le portait, et il me sembla que je l’avais vu quelque part. Je me le remis enfin, et le reconnus pour ce Melchior Zapata, ce pauvre comédien de campagne, qui, comme je l’ai dit dans le premier volume de mon histoire, trempait des croûtes de pain dans une fontaine.

Je le pris aussitôt en particulier, et je lui dis : Je suis bien trompé, si vous n’êtes pas ce seigneur Melchior avec qui j’ai eu l’honneur de déjeuner un jour au bord d’une claire fontaine, entre Valladolid et Ségovie. J’étais avec un garçon barbier. Nous portions quelques provisions que nous joignîmes aux vôtres, et nous fîmes tous trois un petit repas qui fut assaisonné de mille agréables discours. Zapata se mit à rêver quelques moments, ensuite il me répondit : Vous me parlez d’une chose que j’ai peu de peine à me rappeler. Je revenais alors de débuter à Madrid, et je retournais à Zamora. Je me souviens même que j’étais fort mal dans mes affaires. Je m’en souviens bien aussi, lui répliquai-je ; à telles enseignes que vous portiez un pourpoint doublé d’affiches de comédie. Je n’ai pas oublié non plus que vous vous plaigniez dans ce temps-là d’avoir une femme trop sage. Oh ! je ne m’en plains plus à présent, dit avec précipitation Zapata. Vive Dieu ! la commère s’est bien corrigée de cela ; aussi en ai-je le pourpoint mieux doublé.

J’allais le féliciter sur ce que sa femme était devenue raisonnable, lorsqu’il fut obligé de me quitter pour paraître sur la scène. Curieux de connaître sa femme, je m’approchai d’un comédien pour le prier de me la montrer ; ce qu’il fit en me disant : vous la voyez ; c’est Narcissa ; la plus jolie de nos dames après votre sœur. Je jugeai que cette actrice devait être celle en faveur de qui le marquis de Marialva s’était déclaré avant que d’avoir vu son Estelle, et ma conjecture ne fut que trop vraie. À la fin de la pièce je conduisis Laure à son domicile, où j’aperçus en arrivant plusieurs cuisiniers qui préparaient un grand repas. Tu peux souper ici, me dit-elle. Je n’en ferai rien, lui répondis-je ; le marquis sera peut-être bien aise d’être seul avec vous. Oh ! que non, reprit-elle ; il va venir avec deux de ses amis et un de nos messieurs ; il ne tiendra qu’à toi de faire le sixième. Tu sais bien que chez les comédiennes les secrétaires ont le privilège de manger avec leurs maîtres. Il est vrai, lui dis-je ; mais ce serait de trop bonne heure me mettre sur le pied de ces secrétaires favoris. Il faut auparavant que je fasse quelque commission de confident pour mériter ce droit honorifique. En parlant ainsi, je sortis de chez Laure, et gagnai mon auberge où je comptais d’aller tous les jours, puisque mon maître n’avait point de ménage.

  1. Cotys ou Cotytto fut, chez les anciens, la déesse de la débauche. Ses mystères infâmes se célébraient la nuit.