Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/16

Garnier (tome 2p. 91-98).
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Livre VII


CHAPITRE XVI

De l’accident qui arriva au singe du comte Galiano ; du chagrin qu’en eut ce seigneur. Comment Gil Blas tomba malade, et quelle fut la suite de sa maladie.


Au bout de ce temps-là, le repos qui régnait à l’hôtel fut étrangement troublé par un accident qui ne paraîtra qu’une bagatelle au lecteur, et qui devint pourtant une chose fort sérieuse pour les domestiques et surtout pour moi. Cupidon, ce singe dont j’ai parlé, cet animal si chéri du patron, en voulant un jour sauter d’une fenêtre à une autre, s’en acquitta si mal, qu’il tomba dans la cour et se démit une jambe. Le comte ne sut pas sitôt ce malheur, qu’il poussa des cris comme une femme ; et, dans l’excès de sa douleur, s’en prenant à tous ses gens sans exception, peu s’en fallut qu’il ne fît maison nette. Il borna toutefois sa fureur à maudire notre négligence, et à nous apostropher sans ménager les termes. Il envoya chercher sur-le-champ les chirurgiens de Madrid les plus habiles pour les fractures et les dislocations des os. Ils visitèrent la jambe du blessé, la lui remirent et la bandèrent. Mais, quoiqu’ils assurassent tous ce que n’était rien, cela n’empêcha pas que mon maître ne retînt un d’entre eux pour demeurer auprès de l’animal jusqu’à parfaite guérison.

J’aurais tort de passer sous silence les peines et les inquiétudes qu’eut le seigneur sicilien pendant tout ce temps-là. Croira-t-on bien que le jour il ne quittait point son cher Cupidon ? Il était présent quand on le pansait, et la nuit il se levait deux ou trois fois pour le voir. Ce qu’il y avait de plus fâcheux, c’est qu’il fallait que tous les domestiques, et moi principalement, nous fussions toujours sur pied pour être prêts à courir où l’on jugerait à propos de nous envoyer pour le service du singe. En un mot, nous n’eûmes aucun repos dans l’hôtel, jusqu’à ce que la maudite bête, ne se ressentant plus de sa chute, se remît à faire ses bonds et ses culbutes ordinaires. Après cela, refuserons-nous d’ajouter foi au rapport de Suétone lorsqu’il dit que Caligula aimait tant son cheval qu’il lui donna une maison richement meublée avec des officiers pour le servir, et qu’il en voulait même faire un consul ? Mon patron n’était pas moins charmé de son singe ; il en aurait volontiers fait un corrégidor.

Ce qu’il y eut de plus malheureux pour moi, c’est que j’avais enchéri sur tous les valets pour mieux faire ma cour au seigneur, et je m’étais donné de si grands mouvements pour son Cupidon, que j’en tombai malade. La fièvre me prit violemment, et mon mal devint tel, que je perdis toute connaissance. J’ignore ce qu’on fit de moi pendant quinze jours que je fus entre la vie et la mort. Je sais seulement que ma jeunesse lutta si bien contre la fièvre, et peut-être contre les remèdes qu’on me donna, que je repris enfin mes sens. Le premier usage que j’en fis fut de m’apercevoir que j’étais dans une autre chambre que la mienne. Je voulus savoir pourquoi ; je le demandai à une vieille femme qui me gardait ; mais elle me répondit qu’il ne fallait pas que je parlasse, que le médecin l’avait expressément défendu. Quand on se porte bien, on se moque ordinairement de ces docteurs ; est-on malade, on se soumet docilement à leurs ordonnances.

Je pris donc le parti de me taire, quelque envie que j’eusse de m’entretenir avec ma garde. Je faisais des réflexions là-dessus, lorsqu’il entra deux manières de petits-maîtres fort lestes. Ils avaient des habits de velours, avec de très beau linge garni de dentelles. Je m’imaginai que c’étaient des seigneurs amis de mon maître, lesquels, par considération pour lui, me venaient voir. Dans cette pensée je fis un effort pour me mettre à mon séant, et j’ôtai par respect mon bonnet ; mais ma garde me recoucha tout de mon long, en me disant que ces seigneurs étaient mon médecin et mon apothicaire.

Le docteur s’approcha de moi, me tâta le pouls, observa mon visage, et, remarquant tous les signes d’une prochaine guérison, il prit un air de triomphe, comme s’il y eût mis beaucoup du sien, et dit qu’il ne fallait plus qu’une médecine pour achever son ouvrage ; qu’après cela il pourrait se vanter d’avoir fait une belle cure. Quand il eut parlé de cette sorte, il fit décrire par l’apothicaire une ordonnance qu’il lui dicta en se regardant dans un miroir, en rajustant ses cheveux, et en faisant des grimaces dont je ne pouvais m’empêcher de rire malgré l’état où j’étais. Ensuite il me salua de la tête fort cavalièrement, et sortit plus occupé de sa figure que des drogues qu’il avait ordonnées.

Après son départ, l’apothicaire, qui n’était pas venu chez moi pour rien, se prépara, on juge bien à quoi faire. Soit qu’il craignît que la vieille ne s’en acquittât pas adroitement, soit pour mieux faire valoir la marchandise, il voulut opérer lui-même ; mais, avec toute son adresse, je ne sais comment cela se fit, l’opération fut à peine achevée, que, rendant à l’opérant ce qu’il m’avait donné, je mis son habit de velours dans un bel état. Il regarda cet accident comme un malheur attaché à la pharmacie. Il prit une serviette, s’essuya sans dire un mot, et s’en alla bien résolu de me faire payer le dégraisseur, à qui sans doute il fut obligé d’envoyer son habit.

Il revint le lendemain matin vêtu plus modestement, quoiqu’il n’eût rien à risquer ce jour-là, m’apporter la médecine que le docteur avait ordonnée la veille. Outre que je me sentais mieux de moment en moment, j’avais tant d’aversion, depuis le jour précédent, pour les médecins et les apothicaires, que je maudissais jusqu’aux universités où ces messieurs reçoivent le pouvoir de tuer les hommes impunément. Dans cette disposition, je déclarai en jurant que je ne voulais plus de remèdes, et que je donnais au diable Hippocrate et sa séquelle. L’apothicaire, qui ne se souciait nullement de ce que je ferais de sa composition, pourvu qu’elle lui fût payée, la laissa sur la table, et se retira sans me dire une syllabe.

Je fis jeter sur-le-champ par les fenêtres cette chienne de médecine, contre laquelle je m’étais si fort prévenu, que j’aurais cru être empoisonné si je l’eusse avalée. À ce trait de désobéissance j’en ajoutai un autre ; je rompis le silence, et dis d’un ton ferme à ma garde que je prétendais absolument qu’elle m’apprît des nouvelles de mon maître. La vieille, qui appréhendait d’exciter en moi une émotion dangereuse en me satisfaisant, ou qui peut-être aussi ne m’obstinait que pour irriter mon mal, hésitait à me parler ; mais je la pressai si vivement de m’obéir, qu’elle me répondit enfin : Seigneur cavalier, vous n’avez plus d’autre maître que vous-même, Le comte Galiano s’en est retourné en Sicile.

Je ne pouvais croire ce que j’entendais ; il n’y avait pourtant rien de plus véritable. Ce seigneur, dès le second jour de ma maladie, craignant que je ne mourusse chez lui, avait eu la bonté de me faire transporter avec mes petits effets dans une chambre garnie, où il m’avait abandonné sans façon à la Providence et aux soins d’une garde. Sur ces entrefaites, ayant reçu un ordre de la cour qui l’obligeait à repasser en Sicile, il était parti avec tant de précipitation, qu’il n’avait plus songé à moi, soit qu’il me comptât déjà parmi les morts, soit que les personnes de qualité soient sujettes à ces fautes de mémoire.

Ma garde me fit ce détail, et m’apprit que c’était elle qui avait été chercher un médecin et un apothicaire, afin que je ne périsse pas sans leur assistance. Je tombai dans une profonde rêverie à ces belles nouvelles. Adieu mon établissement avantageux en Sicile ! adieu mes plus douces espérances ! Quand il vous arrivera quelque grand malheur, dit un pape, examinez-vous bien, et vous verrez qu’il y aura toujours de votre faute. N’en déplaise à ce saint-père, je ne vois pas comment dans cette occasion je contribuai à mon infortune.

Lorsque je vis évanouir les flatteuses chimères dont je m’étais rempli la tête, la première chose dont je m’embarrassai l’esprit fut ma valise que je fis apporter sur mon lit pour la visiter. Je soupirai en m’apercevant qu’elle était ouverte. Hélas ! ma chère valise, m’écriai-je, mon unique consolation ! vous avez été, à ce que je vois, à la merci des mains étrangères. Non, non, seigneur Gil Blas, me dit alors la vieille, rassurez-vous, on ne vous a rien volé. J’ai conservé votre malle comme mon honneur.

J’y trouvai l’habit que j’avais en entrant au service du comte ; mais j’y cherchai vainement celui que le Messinois m’avait fait faire. Mon maître n’avait pas jugé à propos de me le laisser, ou bien quelqu’un se l’était approprié. Toutes mes autres hardes y étaient, et même une grande bourse de cuir qui renfermait mes espèces ; je les comptai deux fois, ne pouvant croire, la première, qu’il n’y eût que cinquante pistoles de reste de deux cent soixante qu’il y avait dedans avant ma maladie. Que signifie ceci, ma bonne mère ? dis-je à ma garde. Voilà mes finances bien diminuées. Personne pourtant n’y a touché que moi, répondit la vieille, et je les ai ménagées autant qu’il m’a été possible. Mais les maladies coûtent beaucoup ; il faut toujours avoir l’argent à la main. Voici, ajouta cette bonne ménagère, en tirant de sa poche un paquet de papiers, voici un état de dépense qui est juste comme l’or, et qui vous fera voir que je n’ai pas employé un denier mal à propos.

Je parcourus des yeux le mémoire, qui contenait bien quinze ou vingt pages. Miséricorde ! que de volaille achetée pendant que j’étais sans connaissance ! Il fallait qu’en bouillons seulement il y eût pour le moins douze pistoles. Les autres articles répondaient à celui-là. On ne saurait dire combien elle avait dépensé en bois, en chandelle, en eau, en balais, et cætera. Cependant, quelque enflé que fût son mémoire, toute la somme allait à peine à trente pistoles, et par conséquent il devait y en avoir encore cent quatre-vingts de reste. Je lui représentai cela ; mais la vieille, d’un air ingénu, commença d’attester tous les saints qu’il n’y avait dans la bourse que quatre-vingts pistoles, lorsque le maître d’hôtel du comte lui avait confié ma valise. Que dites-vous, ma bonne ? interrompis-je avec précipitation. C’est le maître d’hôtel qui vous a remis mes hardes entre les mains ? Sans doute, répondit-elle, c’est lui ; à telles enseignes qu’en me les donnant il me dit : Tenez, bonne mère, quand le seigneur Gil Blas sera frit à l’huile ; ne manquez pas de le régaler d’un bel enterrement ; il y a dans cette valise de quoi en faire les frais.

Ah ! maudit Napolitain ! m’écriai-je alors. Je ne suis plus en peine de savoir ce qu’est devenu l’argent qui me manque. Vous l’avez raflé, pour récompenser une partie des vols que je vous ai empêché de faire. Après cette apostrophe, je rendis grâce au ciel de ce que le fripon ne m’avait pas tout emporté. Quelque sujet pourtant que j’eusse d’accuser le maître d’hôtel de m’avoir volé, je ne laissai pas de penser que ma garde pouvait fort bien être la voleuse. Mes soupçons tombaient tantôt sur l’un et tantôt sur l’autre ; mais c’était toujours la même chose pour moi. Je n’en témoignai rien à la vieille ; je ne la chicanai pas même sur les articles de son beau mémoire. Je n’aurais rien gagné à cela ; il faut bien que chacun fasse son métier. Je bornai mon ressentiment à la payer et à la renvoyer trois jours après.

Je m’imagine qu’en sortant de chez moi elle alla donner avis à l’apothicaire qu’elle venait de me quitter, et que je me portais assez bien pour prendre la clef des champs sans compter avec lui ; car un moment après je le vis arriver tout essoufflé. Il me présenta son mémoire, dans lequel, sous des noms qui m’étaient inconnus, quoique j’eusse été médecin, il avait écrit tous les prétendus remèdes qu’il m’avait fournis dans le temps que j’étais sans sentiment. On pouvait appeler ce mémoire-là de vraies parties d’apothicaire. Aussi nous eûmes une dispute lorsqu’il fut question de payement. Je prétendais qu’il rabattît la moitié de la somme qu’il demandait. Il jura qu’il n’en rabattrait pas même une obole. Considérant toutefois qu’il avait affaire à un jeune homme qui dès ce jour-là pouvait s’éloigner de Madrid, il aima mieux se contenter de ce que je lui offrais, c’est-à-dire de trois fois au delà de ce que valaient ses drogues, que de s’exposer à perdre tout. Je lui lâchai des espèces à mon grand regret, et il se retira bien vengé du petit chagrin que je lui avais causé le jour du lavement.

Le médecin parut presque aussitôt : car ces animaux-là sont presque toujours à la queue l’un de l’autre. J’escomptai ses visites, qui avaient été très fréquentes, et je le renvoyai content. Mais, avant que de me quitter, pour me prouver qu’il avait bien gagné son argent, il me détailla les inconvénients mortels qu’il avait prévenus dans ma maladie. Ce qu’il fit en fort beaux termes et d’un air agréable ; mais je n’y compris rien du tout. Lorsque je me fus défait de lui, je me crus débarrassé de tous les ministres des Parques. Je me trompais ; il entra un chirurgien que je n’avais vu de ma vie. Il me salua fort civilement, et me témoigna de la joie de me voir échappé du danger que j’avais couru ; ce qu’il attribuait, disait-il, à deux saignées abondantes qu’il m’avait faites, et aux ventouses qu’il avait eu l’honneur de m’appliquer. Autre plume qu’on me tira de l’aile. Il me fallut aussi cracher au bassin du chirurgien. Après tant d’évacuations, ma bourse se trouva si débile, qu’on pouvait dire que c’était un corps confisqué, tant il y restait peu d’humide radical.

Je commençai à perdre courage en me voyant retombé dans une situation misérable. Je m’étais, chez mes derniers maîtres, trop affectionné aux commodités de la vie ; je ne pouvais plus, comme autrefois, envisager l’indigence en philosophe cynique. J’avouerai pourtant que j’avais tort de me laisser aller à la tristesse. Après avoir tant de fois éprouvé que la fortune ne m’avait pas plus tôt renversé qu’elle me relevait, je n’aurais dû regarder l’état fâcheux où j’étais que comme une occasion prochaine de prospérité.