Histoire de Gil Blas de Santillane/VII/10

Garnier (tome 2p. 56-59).
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Livre VII


CHAPITRE X

De la commission que le marquis de Marialva donna à Gil Blas, et comment ce fidèle secrétaire s’en acquitta.


Le marquis n’était pas encore revenu de chez sa comédienne, et je trouvai dans son appartement ses valets de chambre qui jouaient à la prime en attendant son retour. Je fis connaissance avec eux, et nous nous amusâmes à rire jusqu’à deux heures après minuit que notre maître arriva. Il fut un peu surpris de me voir, et me dit d’un air de bonté qui me fit juger qu’il revenait très satisfait de sa soirée : Comment donc, Gil Blas, vous n’êtes pas encore couché ? Je répondis que j’avais voulu savoir auparavant s’il n’avait rien à m’ordonner. J’aurai peut-être, reprit-il, une commission à vous donner demain matin ; mais il sera temps alors de vous apprendre mes volontés. Allez vous reposer, et souvenez-vous que je vous dispense de m’attendre le soir ; je n’ai besoin que de mes valets de chambre.

Après cet avertissement, qui dans le fond me faisait plaisir, puisqu’il m’épargnait la sujétion que j’aurais quelquefois désagréablement sentie, je laissai le marquis dans son appartement, et me retirai à mon galetas. Je me mis au lit. Mais ne pouvant dormir, je m’avisai de suivre le conseil que nous donne Pythagore, de rappeler le soir ce que nous avons fait dans la journée, pour nous applaudir de nos bonnes actions, ou nous blâmer de nos mauvaises.

Je ne me sentais pas la conscience assez nette pour être content de moi ; aussi je me reprochai d’avoir appuyé l’imposture de Laure. J’avais beau me dire, pour m’excuser, que je n’avais pu honnêtement donner un démenti à une fille qui n’avait en vue que de me faire plaisir, et qu’en quelque façon je m’étais trouvé dans la nécessité de me rendre complice de la supercherie ; peu satisfait de cette excuse, je répondais que je ne devais donc pas pousser les choses plus loin, et qu’il fallait que je fusse bien effronté pour vouloir demeurer auprès d’un seigneur dont je payais si mal la confiance. Enfin, après un sévère examen, je tombai d’accord avec moi-même que, si je n’étais pas un fripon, il ne s’en fallait guère.

De là, passant aux conséquences, je me représentai que je jouais gros jeu, en trompant un homme de condition qui, pour mes péchés, peut-être ne tarderait guère à découvrir la fourberie. Une si judicieuse réflexion jeta quelque terreur dans mon esprit ; mais des idées de plaisir et d’intérêt l’eurent bientôt dissipée. D’ailleurs, la prophétie de l’homme à l’élixir aurait suffi pour me rassurer. Je me livrai donc à des images tout agréables. Je me mis à faire des règles d’arithmétique, à compter en moi-même la somme que feraient mes gages au bout de dix années de service. J’ajoutais à cela les gratifications que je recevrais de mon maître ; et, les mesurant à son humeur libérale, ou plutôt à mes désirs, j’avais une intempérance d’imagination, si l’on peut parler ainsi, qui ne mettait point de bornes à ma fortune. Tant de bien peu à peu m’assoupit, et je m’endormis en bâtissant des châteaux en Espagne.

Je me levai le lendemain sur les huit heures pour aller recevoir les ordres de mon patron ; mais comme j’ouvrais ma porte pour sortir, je fus tout étonné de le voir paraître devant moi en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il était tout seul. Gil Blas, me dit-il, hier au soir, en quittant votre sœur, je lui promis de passer chez elle ce matin ; mais une affaire de conséquence ne me permet pas de lui tenir parole. Allez lui témoigner de ma part que je suis bien mortifié de ce contre-temps, et assurez-la que je souperai encore aujourd’hui avec elle. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il en me mettant entre les mains une bourse avec une petite boîte de chagrin enrichie de pierreries, portez-lui mon portrait, et gardez cette bourse où il y a cinquante pistoles que je vous donne pour marque de l’amitié que j’ai déjà pour vous. Je pris d’une main le portrait, et de l’autre la bourse que je méritais si peu. Je courus sur-le-champ chez Laure, en disant dans l’excès de la joie qui me transportait : Bon ! la prédiction s’accomplit à vue d’œil. Quel bonheur d’être frère d’une fille belle et galante ! C’est dommage qu’il n’y ait pas autant d’honneur à cela que de profit et d’agrément.

Laure, contre l’ordinaire des personnes de sa profession, avait coutume de se lever matin. Je la surpris à sa toilette, où, en attendant son Portugais, elle joignait à sa beauté naturelle tous les charmes auxiliaires que l’art des coquettes pouvait lui prêter. Aimable Estelle, lui dis-je en entrant, l’aimant des étrangers, je puis, à l’heure qu’il est, manger avec mon maître, puisqu’il m’a honoré d’une commission qui me donne cette prérogative, et dont je viens m’acquitter. Il n’aura pas le plaisir de vous entretenir ce matin, comme il se l’était proposé ; mais, pour vous en consoler, il soupera ce soir avec vous ; et il vous envoie son portrait, qui me paraît avoir quelque chose encore de plus consolant.

Je lui remis aussitôt la boîte, qui, par le vif éclat des brillants dont elle était garnie, lui réjouit infiniment la vue. Elle l’ouvrit ; et, l’ayant fermée, après avoir considéré la peinture par manière d’acquit, elle revint aux pierreries. Elle en vanta la beauté, et me dit en souriant : Voilà des copies que les femmes de théâtre aiment mieux que les originaux.

Je lui appris ensuite que le généreux Portugais, en me chargeant du portrait, m’avait gratifié d’une bourse de cinquante pistoles. Je t’en fais mon compliment, me dit-elle ; ce seigneur commence par où même il est rare que les autres finissent. C’est à vous, mon adorable, lui répondis-je, que je dois ce présent ; le marquis ne me l’a fait qu’à cause de la fraternité. Je voudrais, répliqua-t-elle, qu’il t’en fît de semblables chaque jour. Je ne puis te dire jusqu’à quel point tu m’es cher. Dès le premier instant que je t’ai vu, je me suis attachée à toi par un lien si fort, que le temps n’a pu le rompre. Lorsque je te perdis à Madrid, je ne désespérai pas de te retrouver et hier, en te revoyant, je te reçus comme un homme qui revenait à moi nécessairement. En un mot, mon ami, le ciel nous a destinés l’un pour l’autre. Tu seras mon mari, mais il faut nous enrichir auparavant. La prudence demande que nous commencions par là. Je veux avoir encore trois ou quatre galanteries pour te mettre à ton aise.

Je la remerciai poliment de la peine qu’elle voulait bien prendre pour moi, et nous nous engageâmes insensiblement dans un entretien qui dura jusqu’à midi. Alors je me retirai pour aller rendre compte à mon maître de la manière dont on avait reçu son présent. Quoique Laure ne m’eût point donné l’instruction là-dessus, je ne laissai pas de composer en chemin un beau compliment que je me proposais de faire de sa part ; mais ce fut autant de bien perdu. Car, lorsque j’arrivai à l’hôtel, on me dit que le marquis venait de sortir ; et il était décidé que je ne le reverrais plus, ainsi qu’on le peut lire dans le chapitre suivant.