Histoire de Gil Blas de Santillane/Jugements et témoignages

Garnier (tome 1p. i-xiv).


JUGEMENTS ET TÉMOIGNAGES
SUR LE SAGE ET SUR GIL BLAS[1]


Il est à remarquer combien les ouvrages qui plaisent et qui réussissent le mieux dans des genres non classés sont lents quelquefois à obtenir une juste estime ; j’entends parler de l’estime écrite et consignée dans des livres sérieux. La réputation de Le Sage était faite auprès du public depuis un quart de siècle, et les éloges auxquels il avait droit et qui étaient dans toutes les bouches, lui étaient encore mesurés avec une sorte de parcimonie par les principaux auteurs du temps. Il semblait que, dans leur dignité, ils y regardassent à deux fois avant de dire tout le bien qu’ils pensaient du meilleur de nos romans. L’abbé Des Fontaines, il — est vrai, en bon journaliste, avait loué Le Sage pour tant de romans ingénieux :


« Vous n’y trouverez, disait-il en appliquant à l’une de ses productions ce qui peut se dire de presque toutes, vous n’y trouverez pas un amas de réflexions subtiles qui suffoquent le lecteur et de tristes analyses de sentiments ; c’est une suite de faits nécessaires, ornés de courtes réflexions nées du sujet : ce sont partout des peintures vraies et des caractères qu’on retrouve parmi les hommes : M. Le Sage ne transporte pas ses lecteurs dans un monde idéal ; il les divertit enfin pour les instruire. »


Voltaire, dans la liste d’écrivains qu’il mit en tête de son Siècle de Louis XIV, se borna, pour l’article Le Sage, aux quelques lignes suivantes :


« Le Sage, né à Vannes, en Basse-Bretagne, en 1667 (lisez 1668). Son roman de Gil Blas est demeuré, parce qu’il y a du naturel ; il est entièrement pris du roman espagnol intitulé : La Vida del escudero don Marcos de Obrego. Mort en 1747. »


L’assertion de Voltaire est inexacte, et l’éloge est réduit au minimum. On s’expliquerait peu cette sévérité et cette malveillance, si l’on n’avait lu le chapitre où Gil Blas, pendant son séjour à Valence, voit jouer une tragédie nouvelle du poète à la mode, don Gabriel Triaquero. Ce chapitre de Le Sage est tout satirique et à l’adresse de Voltaire, qui est évidemment don Gabriel. Le Sage était un classique du dix-septième siècle, peu favorable aux nouveautés et probablement il avait, un jour ou l’autre, rencontré le jeune auteur d’Œdipe, dans la première ivresse de son succès ; lui, le plus simple des gens d’esprit, il l’avait trouvé un peu fat et pas assez bon enfant. Voltaire, à son tour, retrouvant Le Sage sur son chemin, prit sa revanche de la satire par un éloge épigrammatique et une assertion mensongère.

Autour de Voltaire, on devait peu louer Le Sage. Marmontel, dans son Essai sur les Romans, ne parle de lui qu’avec une sorte de regret et comme incidemment ; le passage est remarquable par son insuffisance :


« Le roman satirique, tel que je le conçois, dit Marmontel, demanderait tantôt la plume de Lucien, de La Bruyère ou d’Hamilton, tantôt celle de Juvénal, je n’ose dire le pinceau de Molière : celui de Le Sage y suffirait avec une étude plus savante des mœurs et une connaissance plus familière et plus intime d’une certaine classe de la société que l’auteur de Gil Blas n’avait pas assez observée ou qu’il ne voyait que de loin. Mais, du côté sérieux et grave, nul homme n’eût excellé dans ce genre comme Rousseau, l’auteur d’Émile, si sa mélancolie lui avait permis de voir le monde tel qu’il est, et qu’il lui eût été possible d’en faire la censure avec une équité rigide, sans prévention et sans humeur. »


Il en résulte qu’avec sa phrase à double tranchant, et sans plus de façon, Marmontel retranche d’un côté l’auteur de Gil Blas, et de l’autre celui de la Nouvelle Héloïse : c’est se montrer bien rigoureux. On aura remarqué, pourtant, cette sorte de reproche qui est fait à Le Sage de n’avoir pas assez vu la bonne compagnie. De loin, le reproche pour nous disparaît. Est-ce donc que les romans de Duclos, de Marivaux, de Crébillon fils, témoignent mieux de ce commerce avec la bonne compagnie ? Gil Blas, à nos yeux, n’est pas l’homme du monde, c’est l’homme même.

La Harpe, si bon critique quand il parle de ce qu’il sait et qu’il ne se laisse pas troubler par la passion, est le premier qui ait convenablement apprécié Gil Blas ; la page qu’il lui consacre est digne, par l’aisance et la légèreté, de Le Sage lui-même :


« Gil Blas, dit-il, est un chef-d’œuvre : il est du petit nombre des romans qu’on relit toujours avec plaisir ; c’est un tableau moral et animé de la vie humaine ; toutes les conditions y paraissent pour recevoir ou pour donner une leçon. C’est là que l’instruction n’est jamais sans agrément. Utile dulci devait être la devise de cet excellent livre, que la bonne plaisanterie assaisonne partout. Plusieurs traits ont passé en proverbes, comme par exemple, les homélies de l’archevêque de Grenade. l’interrogatoire des domestiques de Samuel Simon est digne de Molière ; et quelle sanglante satire de l’Inquisition ! Ailleurs, quelle peinture de l’audience d’un premier commis, de l’impertinence des comédiens, de la vanité d’un parvenu, de la folie d’un poète, de la mollesse des chanoines, de l’intérieur d’une grande maison, du caractère des grands, des mœurs de leurs domestiques ! C’est l’école du monde que Gil Blas. On reproche à l’auteur de n’avoir peint presque jamais que des fripons. Qu’importe, si les portraits sont reconnaissables. Il a fait d’ailleurs son métier, car le roman et la comédie sont un genre de satire. On lui reproche trop de détails subalternes ; mais ils sont tous vrais, et aucun n’est indifférent. Il n’est point tombé dans cette profusion gratuite de circonstances minutieuses qu’on prend aujourd’hui pour de la vérité et qui ne signifie rien. On connaît les personnages de Gil Blas ; on a vécu avec eux ; on les retrouve à tout moment. Pourquoi ? Parce que, dans la peinture qu’il en fait, il n’y a pas un trait sans dessein et sans effets. Le Sage avait bien de l’esprit, mais il met tant de talent à le cacher, il aime tant à se cacher derrière ses personnages, il s’occupe si peu de lui, qu’il faut avoir de bons yeux pour voir l’auteur dans l’ouvrage et apprécier à la fois l’un et l’autre. »


Justice enfin était rendue à Le Sage. On ne se contentait pas de dire de lui avec l’abbé de Voisenon et avec le public : « Il fit Gil Blas, roman qui, par la légèreté et la pureté du style et la finesse de la morale, sera toujours un monument précieux dans la littérature française » ; on expliquait pourquoi Gil Blas était un monument et un chef-d’œuvre. Tous les goûts sans doute n’étaient pas d’accord ; ils ne le sont jamais. Les enthousiastes de la nature comme Diderot s’échauffaient pour Clarisse ; les exaltés et les passionnés tenaient pour les romans à la Jean-Jacques ou à la Staël. M. Joubert, un platonicien délicat, et subtil, avait écrit pour lui seul ce mot déjà cité : « On peut dire des romans de Le Sage qu’ils ont l’air d’avoir été écrits dans un café par un joueur de dominos, en sortant de la comédie ». Ce n’était là qu’une saillie et une boutade, l’expression d’une extrême délicatesse individuelle poussée jusqu’au raffinement. La majorité des bons esprits n’était pas si dégoûtée. L’Académie française, qui devait des réparations à Le Sage pour n’avoir pas eu l’honneur de le posséder, proposa son Éloge et partagea le prix, en 1822, entre deux discours diversement remarquables, l’un de M. Patin, l’autre de M. Malitourne. Nous extrayons du premier et du plus solide, selon nous, de ces discours, de celui de M. Patin, la page suivante dans laquelle Gil Blas est parfaitement caractérisée ; la critique a fait un pas depuis La Harpe, et l’on est venu au fin détail en fait d’analyse et d’anatomie littéraire :


« Au Diable boiteux, succéda bientôt Gil Blas, qui lui est fort supérieur. Il y a, entre ces deux ouvrages, presque toute la distance qui sépare les peintures des moralistes et celles des romanciers. Le sujet est le même dans tous les deux, mais il est autrement présenté : l’observation se revêt dans l’un d’une expression vive et spirituelle ; elle se montre dans l’autre sous une forme toute dramatique : le premier nous offre une galerie de portraits, le second une scène et des acteurs.

« C’est là surtout que Le Sage a fait voir le talent d’animer ses figures, et de leur prêter l’apparence de la vie… Je ne sais s’il est arrivé à Le Sage d’être lui-même abusé par son art ; mais est-il un seul de ses lecteurs qui n’ait pris quelquefois pour la réalité le tableau qu’il nous en fait dans Gil Blas ? Ses personnages nous étaient connus avant qu’il nous les eût montrés, et depuis, nous les avons bien souvent rencontrés dans le monde. On serait tenté de lui dire ce que disait un poète comique à un critique de l’antiquité : Ô vie, et toi, Ménandre, qui de vous deux a imité l’autre ?

« Chacun des acteurs qui jouent un rôle dans cette ample comédie est chargé de nous représenter une classe particulière de la société ; mais le héros de la pièce peut être considéré comme le représentant de l’humanité tout entière. Il ne ressemble guère aux héros de roman, choisis pour la plupart hors de l’ordre commun, et qui s’en distinguent par la nature de leurs sentiments et de leurs aventures. C’est dans la foule et comme au hasard que Le Sage a pris son Gil Blas ; il cherche sans cesse à l’y confondre ; il rassemble dans ce personnage les caractères les plus généraux, je dirais presque les plus vulgaires de l’humanité ; il en compose un idéal de faiblesse, d’inconséquence et d’égoïsme, auquel chacun pourrait croire qu’il a fourni quelque trait. Né pour le bien, mais facilement entraîné vers le mal, soit qu’il s’abandonne malgré lui aux penchants vicieux de la nature, soit qu’il imite des travers qu’il condamne le premier chez autrui ; ne se proposant dans ses actions que son avantage personnel, et mêlant ainsi aux meilleurs mouvements les calculs de l’intérêt ; profitant de l’expérience qu’il acquiert à ses depens pour tromper à son tour les hommes qui l’ont trompé ; se livrant sans trop de scrupule à cette espèce de représailles et quittant volontiers le parti des dupes pour celui des fripons ; capable cependant de repentir et de retour, conservant jusqu’au bout le goût de la probité, en se promettant bien de redevenir honnête homme à la première occasion favorable ; tels sont, en abrégé, les sentiments que montre Gil Blas dans les différentes situations où il se trouve placé, et qui ne sont pas plus romanesques que ne l’est son caractère. Nous le voyons qui s’arrête à l’entrée de la vie, incertain de ce qu’il doit faire ; mais le hasard en décide bien plus que la réflexion. Des circonstances fortuites l’engagent dans des routes diverses qu’il abandonne le plus souvent par lassitude et par caprice. Il passe successivement par toutes les épreuves de la vie humaine, par toutes les conditions de la société civile, jusqu’à ce qu’une rencontre heureuse le porte enfin à la fortune, et lui fasse obtenir sans peine et contre son attente ce qu’il a longtemps poursuivi sans succès, ce qui se refuse presque toujours à la persévérance des efforts et à l’éclat du mérite. La prospérité le corrompt, mais la disgrâce l’éclaire et le corrige, désabusé du monde et de ses faux biens, il comprend par expérience que le bonheur est dans une retraite agréable, dans une honnête médiocrité. C’est au milieu des jouissances paisibles de la vie domestique qu’il achève doucement ses jours, plus heureux que la plupart des hommes, qui ne savent pas toujours tirer cette instruction de leur infortune et gagner le port après le naufrage. Voilà l’histoire de Gil Blas : n’est-ce pas la nôtre et celle du grand nombre ? N’est-ce pas la vie elle-même, telle que la font, en dépit de la raison, le sort et les passions humaines ? »


L’émule de M. Patin, M. Malitourne, nous offrirait dans son Éloge de Le Sage des points de vue analogues, et la page qu’il a donnée sur Gil Blas n’ajouterait guère à la précédente.

M. Saint-Marc Girardin qui, dans un concours de 1822, n’eut que l’accessit, a publié aussi son Éloge de Le Sage, un peu mince, mais où il y a des aperçus. Il dit, à un endroit, du style de l’auteur :


« Son expression est comme sa pensée, simple et sans affectation ; rapide et spirituelle, elle se prête avec souplesse à la gaieté dans les récits, à la satire dans les portraits ; toujours exempt de mauvais goût, quoiqu’il fasse souvent parler des Espagnols beaux esprits, Le Sage ne cherche pas les saillies, il les rencontre ; enfin, il semble en quelque sorte avoir voulu peindre lui-même son style, lorsque le comte d’Olivarès, après avoir lu un mémoire rédigé par Gil Blas, lui dit : « Santillane, ton style est concis et même élégant : il n’est qu’un peu trop naturel ». Cette simplicité qui pouvait déplaire au comte d’Olivarès, a plu au public qui dans un roman veut que le style, toujours rapide et facile, se prête à l’impatience de sa curiosité. »


Mais le plus autorisé des jugements, celui qui devait compter le plus et rester, est tout naturellement celui de Walter Scott, le rénovateur du genre. Cet aimable génie si ouvert, si bienveillant, si exempt d’envie, ayant à parler de Le Sage dans sa Biographie des Romanciers célèbres, l’a fait avec une abondance de cœur, une richesse de vues, une sympathie d’intelligence telle qu’on ne peut l’attendre que d’une âme fraternelle :


« De tous ceux qui connaissent ce charmant ouvrage dit-il au sujet de Gil Blas en particulier, et qui aiment à se rappeler, comme une des occupations les plus agréables de leur vie, le temps où ils l’ont dévoré pour la première fois, il est peu de lecteurs qui ne reviennent de temps en temps à ce livre immortel avec toute l’ardeur et la vive émotion qu’éveille le souvenir d’un premier amour. Peu importe l’époque où nous nous sommes trouvés pour la première fois sous le charme, que ce soit dans l’enfance, où nous étions surtout amusés par la caverne des voleurs et les autres aventures romanesques de Gil Blas, que ce soit plus tard dans l’adolescence, alors que notre ignorance du monde nous empêchait encore de sentir la satire fine et amère cachée dans tant de passages, ou enfin que ce soit lorsque nous étions déjà assez instruits pour comprendre toutes les diverses allusions à l’histoire et aux affaires publiques, ou assez ignorants pour ne point chercher à voir dans le récit autre chose que ce qu’il découvre directement, l’enchanteur n’en exerça pas moins sur nous un pouvoir absolu dans toutes les circonstances. Si Gray a deviné juste en prétendant que rester nonchalamment étendu sur un sofa et lire des romans nouveaux donnait une assez bonne idée des joies du paradis, combien cette béatitude ne serait-elle pas encore augmentée, si le génie de l’homme pouvait enfanter un second Gil Blas !

« Le titre d’auteur original de ce délicieux ouvrage a été sottement, je dirais presque avec ingratitude, contesté à Le Sage par ces demi-critiques qui s’imaginent découvrir un plagiat dès qu’ils peuvent apercevoir une espèce de ressemblance entre le plan général d’un bon ouvrage et celui d’un autre de même nature, qui a été traité plus anciennement par un écrivain inférieur. Un des passe-temps favoris de la sottise laborieuse consiste à découvrir de pareilles coïncidences ; car elles semblent rabaisser le génie supérieur à l’échelle ordinaire de l’humanité, et par conséquent mettre l’autel de niveau avec ses critiques. Ce n’est point le simple cadre d’une histoire, ni même l’adoption de détails mis en œuvre par un auteur antérieur, qui constituent le crime littéraire de plagiat…

« Toute la composition de Gil Blas, d’un bout à l’autre, me paraît, dans ce qui constitue l’essence d’une œuvre littéraire, tout aussi originale que la lecture en est délicieuse.

« Le héros qui raconte lui-même son histoire avec ses propres réflexions est une conception qui n’a pas encore été égalée dans aucune fable romanesque ; et cependant Gil Blas se montre un personnage si réel que nous ne pouvons nous dépouiller de l’idée que nous lisons le récit de quelqu’un qui a véritablement joué un rôle dans les scènes dont il nous entretient. Gil Blas a toutes les faiblesses et les inconséquences inhérentes à notre nature, et que nous reconnaissons chaque jour en nous ou dans nos amis. Il n’est point par nature un hardi fripon, tel que ceux que les Espagnols ont peints sous les traits de Paolo ou de Guzman, et tel que celui que Le Sage a créé dans Scipion. Gil Blas au contraire est naturellement porté à la vertu ; mais son esprit est par malheur trop facilement séduit pour résister aux tentations du mauvais exemple ou de l’occasion. Il est timide par tempérament, et cependant capable d’une action courageuse ; rusé et intelligent mais souvent dupe de sa vanité. Il a assez d’esprit pour nous faire souvent rire des sottises d’autrui, et assez de faiblesses pour que la plaisanterie retombe souvent sur lui-même. Généreux, bon et humain, il a assez de vertu pour nous forcer à l’aimer ; et, quant au respect, c’est la dernière chose qu’il demande à son lecteur. Gil Blas enfin est le principal acteur d’un théâtre où, quoique remplissant souvent un rôle secondaire, tout ce qu’il nous met sous les yeux reçoit l’empreinte de ses opinions, de ses remarques et de ses sentiments. Nous reconnaissons l’individualité de Gil Blas aussi bien dans la caverne des voleurs que dans le palais de l’archevêque de Grenade, dans les bureaux du ministre, et dans toutes les autres scènes à travers lesquelles il sait nous conduire d’une manière si agréable ; généralement parlant, ses différentes aventures n’ont entre elles qu’une liaison très légère, ou plutôt elles n’ont qu’un seul rapport, celui d’être arrivées à la même personne. Sous ce point de vue, on peut dire que c’est plutôt un roman de caractère que de situation ; mais, quoiqu’il n’y ait point à proprement parler d’action principale, il y a tant d’intérêt et de vie dans les récits épisodiques que l’ouvrage ne languit pas un seul instant.

« Le fils de l’écuyer des Asturies possède aussi la baguette magique du Diable boiteux, et il sait dépouiller les actions humaines du vernis doré qui les recouvre, avec toute la causticité d’Asmodée lui-même. Cependant, malgré toute sa verve de satire, le moraliste a tant de bonhomie et de gaieté, qu’on peut dire de lui comme d’Horace : circum præcordia ludit. Tout dans Gil Blas respire la bonne humeur et la plus ingénieuse philosophie ; même dans la caverne des voleurs brillent les éclairs de cet esprit dont Le Sage sait animer toute cette histoire. Cet ouvrage laisse le lecteur content de lui-même et du genre humain ; les fautes de l’homme y paraissent plutôt des faiblesses que des vices, et les malheurs ont toujours un côté si plaisant que nous ne pouvons nous empêcher de rire au moment où ils excitent notre sympathie. Tout est rendu divertissant, même les actions coupables et la juste rétribution qui les suit. Ainsi, par exemple, Gil Blas, au temps de sa prospérité, néglige sa famille et manque indignement à la reconnaissance sacrée qu’un fils doit avoir pour ses parents. Cependant nous sentons que l’intervention de maître Moscade l’épicier, qui vient irriter l’orgueil du parvenu, devait si naturellement donner lieu aux conséquences qu’elle produit, que nous continuons à rire avec Gil Blas de lui-même dans la seule circonstance où il donne des marques d’une vraie dépravation de cœur. Ensuite, la lapidation qu’il essuie à Oviedo et le désappointement de son ambitieuse espérance d’exciter l’admiration des habitants de sa ville natale, deviennent comme une expiation proportionnée à l’offense. Enfin l’histoire de Gil Blas est conçue et arrangée de façon à amuser sans cesse ; l’ouvrage eût gagné peut-être si l’auteur avait parfois introduit une morale plus mâle et plus sévère. »


Le maître a parlé. Le jugement est porté avec étendue et plénitude, et en dernier ressort. Il n’y a que ce regret de la fin sur une morale plus sévère qui me paraît une légère concession de Walter Scott au public anglais et aux préjugés anglicans. Gil Blas ne pouvait se rattacher à une morale plus mâle et plus haute sans cesser d’être lui-même.

Charles Nodier, qui, par son tour d’esprit indulgent et gracieux, semblait si fait pour apprécier Gil Blas, a écrit à propos de ce roman une notice (1835) où l’on cherche vainement la jolie page à laquelle on avait droit de s’attendre. Ce ne sont qu’exagérations sur les qualités du style et récriminations déclamatoires contre les critiques espagnols. Passons.

M. Villemain, dans la XIe leçon de son Tableau du dix-huitième siècle, a parlé de Le Sage comme il le sait faire, en le replaçant au milieu des écrivains de son moment littéraire et de sa nuance. Cet ingénieux chapitre est plutôt un composé de tout ce qui a été dit sur Le Sage et sur Gil Blas qu’un nouveau témoignage directement apporté par l’élégant critique. Aussi serait-il difficile d’en extraire un jugement complet qui se détache : c’est une suite de méandres et de sinuosités agréables et fuyantes. Revenant sur l’accusation de plagiat qu’on a intentée contre Le Sage, et après l’avoir réfutée à sa manière, M. Villemain ajoute :


« Ce n’est pas que dans cette affaire nous prétendions tout à fait nier la dette envers l’Espagne ; mais elle est autre qu’on ne dit. Notre Gil Blas n’est pas volé, quoi qu’en aient dit le Père Isla, et tout récemment le docte Llorente. Il n’y a pas eu de manuscrit mystérieux trouvé par Le Sage et caché pour tout le monde ; mais nul doute que Le Sage n’ait habilement recueilli cette plaisanterie sensée, cette philosophie grave avec douceur, maligne avec enjouement, qui brille dans Cervantes et dans Cuevedo, et dont quelques traits heureux se rencontrent toujours dans les moralistes et les conteurs espagnols. À cette imitation générale et libre, Le Sage mêle le goût de la meilleure antiquité ; il est, pour le style, l’élève de Térence et d’Horace. »


Le Sage a pris bien autre chose que le sel et l’esprit des auteurs espagnols ; il ne s’est jamais fait faute de leur emprunter des idées, des histoires, des lambeaux, tout ce qui était à sa convenance, comme M. Ticknor l’a péremptoirement démontré[2]. Il n’est pas d’auteur qui ait eu moins de scrupule à cet égard et qui en ait agi avec moins de cérémonie que Le Sage. Il justifie tout à fait la spirituelle définition que donnait un jour M. de Maurepas : « Un auteur est un homme qui prend dans les livres tout ce qui lui passe par la tête ». Cela n’ôte rien à ses mérites ; mais il faut être vrai avant tout et sortir une bonne fois, à son sujet, du lieu commun national et patriotique. Ne soyons pas pour lui plus fiers que lui-même : Gil Blas n’avait pas le point d’honneur si haut placé.

M. Villemain dit encore, après avoir parlé du Diable boiteux :


« Mais ce ne sont là que des notes, et l’album de voyage du grand peintre de la vie humaine. C’est dans Gil Blas qu’il l’a décrite par une fiction fort simple, celle d’un spectateur qui s’est mêlé à tout, a passé par toutes les conditions, depuis celle de valet jusqu’à celle de premier commis et de sous-ministre, et a fait connaissance avec tous les vices, tous les travers, tous les ridicules, par l’exemple d’autrui, et souvent par le sien. Cette forme a été partout imitée. On a fait le Gil Blas de chaque pays ; et le meilleur livre que nous ayons sur l’Orient, l’Anastase de M. Hope, est une espèce de Gil Blas, racontant par quelle succession d’aventures il a tour à tour essayé toutes les conditions de la vie grecque et musulmane. Mais, en Orient, cette variété de tableaux ne peut naître que d’une foule de vicissitudes violentes et romanesques : dans notre civilisation paisible, c’est une suite d’événements fort simples qui nous montrent la société sous tous les points de vue. Aucun incident pris à part n’est rare ni singulier. Quant au personnage principal, comme acteur et comme témoin, il est également tiré de la moyenne de l’humanité. Il n’a ni vertus ni talents extraordinaires.


......Quemvis media erue turba,
Aut ab avaritia, aut miser ambitione laborat.
Nam vitiis nemo sine nascitur : optimus ille est
Qui minimis urgetur
........


Aussi le tout est conté d’un ton si simple et si vrai, qu’après avoir lu le livre, on connaît et parfois dans le monde on retrouve les personnages. »



  1. Cette piquante revue est tirée de la grande édition des Chefs-d’œuvre de la Littérature Française, publiés par la librairie Garnier frères.
  2. Voir notamment au tome III, page 70, de son Histoire de la Littérature espagnole.