Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/7

Garnier (tome 2p. 202-206).
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Livre IX


CHAPITRE VII

Scipion vient trouver Gil Blas à la tour de Ségovie, et lui apprend bien des nouvelles.


Notre conversation fut interrompue par Tordesillas qui entra dans la chambre, et me dit : Seigneur Gil Blas, je viens de parler à un jeune homme qui s’est présenté à la porte de cette prison. Il m’a demandé si vous n’étiez pas prisonnier ; et, sur le refus que j’ai fait de contenter sa curiosité : Noble châtelain, m’a-t-il dit les larmes aux yeux, ne rejetez pas la très humble prière que je vous fais de m’apprendre si le seigneur de Santillane est ici. Je suis son premier domestique, et vous ferez une action charitable, si vous me permettez de le voir. Vous passez dans Ségovie pour un gentilhomme plein d’humanité ; j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce d’entretenir un instant mon cher maître, qui est plus malheureux que coupable. Enfin, continua don André, ce garçon m’a témoigné tant d’envie de vous parler, que j’ai promis de lui donner ce soir cette satisfaction.

J’assurai Tordesillas qu’il ne pouvait me faire un plus grand plaisir que de m’amener ce jeune homme, qui probablement avait à me dire des choses qu’il m’importait fort de savoir. J’attendis avec impatience le moment qui devait offrir à mes yeux mon fidèle Scipion ; car je ne doutais pas que ce ne fût lui, et je ne me trompais point. On le fit entrer sur le soir dans la tour ; et sa joie, que la mienne seule pouvait égaler, éclata par des transports extraordinaires lorsqu’il m’aperçut. De mon côté, dans le ravissement où je me sentis à sa vue, je lui tendis les bras, et il me serra sans façon entre les siens. Le maître et le secrétaire se confondirent dans cette embrassade, tant ils étaient aises de se revoir.

Quand nous nous fûmes un peu démêlés tous deux, j’interrogeai Scipion sur l’état où il avait laissé mon hôtel. Vous n’avez plus d’hôtel, me répondit-il ; et, pour vous épargner la peine de me faire question sur question, je vais vous dire en deux mots ce qui s’est passé chez vous. Vos effets ont été pillés tant par des archers que par vos propres domestiques, qui, vous regardant déjà comme un homme entièrement perdu, ont pris à compte sur leurs gages tout ce qu’ils ont pu emporter. Par bonheur pour vous, j’ai eu l’adresse de sauver de leurs griffes deux grands sacs de doubles pistoles que j’ai tirés de votre coffre-fort, et qui sont en sûreté. Salero, que j’en ai fait dépositaire, vous les remettra quand vous serez sorti de cette tour, où je ne vous crois pas pour longtemps pensionnaire de Sa Majesté, puisque vous avez été arrêté sans la participation du duc de Lerme.

Je demandai à Scipion comment il savait que Son Excellence n’avait point part à ma disgrâce. Oh ! vraiment, me répondit-il, c’est une chose dont je suis bien instruit. Un de mes amis qui a la confiance du duc d’Uzède m’a conté toutes les circonstances de votre emprisonnement. Calderone, m’a-t-il dit, ayant découvert par le ministère d’un valet, que la señora Sirena recevait sous un autre nom le prince d’Espagne pendant la nuit, et que c’était le comte de Lemos qui conduisait cette intrigue par l’entremise du seigneur de Santillane, résolut de se venger d’eux et de sa maîtresse. Pour y réussir, il va trouver secrètement le duc d’Uzède, et lui découvre tout. Ce duc, ravi d’avoir en main une si belle occasion de perdre son ennemi, ne manque pas d’en profiter. Il informe le roi de ce qu’on vient de lui apprendre, et lui représente vivement les périls auxquels le prince a été exposé. Cette nouvelle excite la colère de Sa Majesté, qui fait enfermer sur le champ Sirena dans la maison des Repenties, exile le comte de Lemos, et condamne Gil Blas à une prison perpétuelle.

Voilà, poursuivit Scipion, ce que m’a dit mon ami. Vous voyez par là que votre malheur est l’ouvrage du duc d’Uzède, ou pour mieux dire de Calderone.

Je jugeai par ce discours que mes affaires pourraient se rétablir avec le temps ; que le duc de Lerme, piqué de l’exil de son neveu, mettrait tout en œuvre pour faire revenir ce seigneur à la cour ; et je me flattai que Son Excellence ne m’oublierait point. La belle chose que l’espérance ! Elle me consola tout à coup de la perte de mes effets volés, et me rendit aussi gai que si j’eusse eu sujet de l’être. Loin de regarder ma prison comme une demeure malheureuse où je finirais peut-être mes jours, elle me parut plutôt un moyen dont la fortune voulait se servir pour m’élever à quelque grand poste ; car voici de quelle manière je raisonnais en moi-même. Le premier ministre a pour partisans don Fernand de Borgia, le père Jérôme de Florence, et surtout le frère Louis d’Alliaga, qui lui est redevable de la place qu’il occupe auprès du roi. Avec le secours de ces amis puissants, Son Excellence coulera tous ses ennemis à fond, ou bien l’État pourra bientôt changer de face. Sa Majesté est fort valétudinaire. Dès qu’Elle ne sera plus, le prince son fils commencera par rappeler le comte de Lemos, qui me tirera aussitôt d’ici pour me présenter au nouveau monarque, qui m’accablera de bienfaits, pour compenser les peines que j’aurai souffertes. Ainsi, déjà plein des plaisirs de l’avenir, je ne sentais presque plus les maux présents. Je crois bien que les deux sacs de doublons que mon secrétaire disait avoir mis en dépôt chez l’orfèvre contribuèrent, autant que l’espérance, au changement subit qui se fit en moi.

J’étais trop content du zèle et de l’intégrité de Scipion pour ne le lui pas témoigner. Je lui offris la moitié de l’argent qu’il avait préservé du pillage, ce qu’il refusa ; J’attends de vous, me dit-il, une autre marque de reconnaissance. Aussi étonné de son discours que de ses refus, je lui demandai ce que je pouvais faire pour lui. Ne nous séparons point, me répondit-il. Souffrez que j’attache ma fortune à la vôtre. Je me sens pour vous une amitié que je n’ai jamais eue pour aucun maître. Et moi, lui dis-je, mon enfant, je puis t’assurer que tu n’aimes pas un ingrat. Du premier moment que tu vins t’offrir à mon service, tu me plus. Il faut que nous soyons nés l’un et l’autre sous la Balance ou sous les Gémeaux, qui sont, à ce qu’on dit, les deux constellations qui unissent les hommes. J’accepte volontiers la société que tu me proposes, et, pour la commencer, je vais prier le seigneur châtelain de t’enfermer avec moi dans cette tour. Cela me fera plaisir, s’écria-t-il : vous me prévenez, j’allais vous conjurer de lui demander cette grâce. Votre compagnie m’est plus chère que la liberté. Je sortirai seulement quelquefois pour aller prendre Madrid l’air du bureau, et voir s’il ne sera point arrivé à la cour quelque changement qui puisse vous être favorable ; de sorte que vous aurez en moi tout ensemble un confident, un courrier et un espion.

Ces avantages étaient trop considérables pour m’en priver. Je retins auprès de moi un homme si utile, avec la permission de l’obligeant châtelain, qui ne voulut pas me refuser une si douce consolation.