Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/5

Garnier (tome 2p. 181-184).
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Livre IX


CHAPITRE V

Des réflexions qu’il fit cette nuit avant que de s’endormir, et du bruit qui le réveilla.


Je passai deux heures pour le moins à réfléchir sur ce que Tordesillas m’avait appris. Je suis donc ici, disais-je, pour avoir contribué aux plaisirs de l’héritier de la couronne ! Quelle imprudence aussi d’avoir rendu de pareils services à un prince si jeune ! car c’est sa grande jeunesse qui fait tout mon crime : s’il était dans un âge plus avancé, le roi peut-être n’aurait fait que rire de ce qui l’a si fort irrité. Mais qui peut avoir donné un semblable avis à ce monarque, sans appréhender le ressentiment du prince ni celui du duc de Lerme ? Ce ministre voudra venger sans doute le comte de Lemos son neveu. Comment le roi a-t-il découvert cela ? C’est ce que je ne comprends point.

J’en revenais toujours là. L’idée pourtant la plus affligeante pour moi, celle qui me désespérait, et dont mon esprit ne pouvait se détacher, c’était le pillage auquel je m’imaginais bien que tous mes effets avaient été abandonnés. Mon coffre-fort, m’écriais-je, où êtes-vous ? mes chères richesses, qu’êtes-vous devenues ? dans quelles mains êtes-vous tombées ? Hélas ! je vous ai perdues en moins de temps encore que je ne vous avais gagnées ! Je me peignais le désordre qui devait régner dans ma maison, et je faisais sur cela des réflexions toutes plus tristes les unes que les autres. La confusion de tant de pensées différentes me jeta dans un accablement qui me devint favorable : le sommeil qui m’avait fui la nuit précédente vint répandre sur moi ses pavots. La bonté du lit, la fatigue que j’avais soufferte, ainsi que la fumée des viandes et du vin, y contribuèrent aussi. Je m’endormis profondément ; et, selon toutes les apparences, le jour m’aurait surpris dans cet état, si je n’eusse été réveillé tout à coup par un bruit assez extraordinaire dans les prisons. J’entendis le son d’une guitare, et la voix d’un homme en même temps. J’écoute avec attention ; je n’entends plus rien ; je crois que c’est un songe. Mais, un instant après, mon oreille fut frappée du son du même instrument, et de la même voix qui chantait les vers suivants :

¡Ay de mi! un anno felice
Parece un soplo ligero,
Pero sin dicha un instante
Es un siglo de tormento.
[1]

Ce couplet qui paraissait avoir été fait exprès pour moi, irrita mes ennuis. Je n’éprouve que trop, disais-je, la vérité de ces paroles. Il me semble que le temps de mon bonheur s’est écoulé bien vite, et qu’il y a déjà un siècle que je suis en prison. Je me replongeai dans une affreuse rêverie, et recommençai à me désoler comme si j’y eusse pris plaisir. Mes lamentations finirent avec la nuit ; et les premiers rayons du soleil dont ma chambre fut éclairée calmèrent un peu mes inquiétudes. Je me levai pour aller ouvrir ma fenêtre, et donner de l’air à ma chambre. Je regardai dans la campagne, dont je me souviens que le seigneur châtelain m’avait fait une belle description. Je ne trouvai pas de quoi justifier ce qu’il m’en avait dit. L’Érêma, que je croyais du moins égal au Tage, ne me parut qu’un ruisseau. L’ortie seule et le chardon paraient ses bords fleuris ; et la prétendue vallée délicieuse n’offrit à ma vue que des terres dont la plupart étaient incultes. Apparemment que je n’en étais pas encore à cette douce mélancolie qui devait me faire voir les choses autrement que je ne les voyais alors.

Je commençai à m’habiller, et déjà j’étais à demi vêtu, quand Tordesillas arriva, suivi d’une vieille servante qui m’apportait des chemises et des serviettes. Seigneur Gil Blas, me dit-il, voici du linge. Ne le ménagez pas ; j’aurai soin que vous en ayez toujours de reste. Hé bien ! ajouta-t-il, comment avez-vous passé la nuit ? Le sommeil a-t-il suspendu vos peines pour quelques moments ! Je dormirais peut-être encore, lui répondis-je, si je n’eusse pas été réveillé par une voix accompagnée d’une guitare. Le cavalier qui a troublé votre repos, reprit-il, est un prisonnier d’État qui a sa chambre à côté de la vôtre. Il est chevalier de l’ordre militaire de Calatrava, et il a une figure tout aimable. Il s’appelle don Gaston de Cogollos. Vous pourrez vous voir tous deux, et manger ensemble. Vous trouverez une consolation mutuelle dans vos entretiens. Vous vous serez l’un à l’autre d’un grand agrément. Je témoignai à don André que j’étais très sensible à la permission qu’il me donnait d’unir ma douleur avec celle de ce cavalier ; et, comme je marquai quelque impatience de connaître ce compagnon de malheur, notre obligeant châtelain me procura cette satisfaction dès ce jour-là même. Il me fit dîner avec don Gaston, qui me surprit par sa bonne mine et par sa beauté. Jugez quel homme ce devait être pour éblouir des yeux accoutumés à voir la plus brillante jeunesse de la cour. Imaginez-vous un homme fait à plaisir, un de ces héros de romans qui n’avaient qu’à se montrer pour causer des insomnies aux princesses. Ajoutons à cela que la nature, qui mêle ordinairement ses dons, avait doué Cogollos de beaucoup d’esprit et de valeur. C’était un cavalier parfait.

Si ce cavalier me charma, j’eus de mon côté le bonheur de ne lui pas déplaire. Il ne chanta plus la nuit, de peur de m’incommoder, quelques prières que je lui fisse de ne se pas contraindre pour moi. Une liaison est bientôt formée entre deux personnes qu’un mauvais sort opprime. Une tendre amitié suivit de près notre connaissance, et devint plus forte de jour en jour. La liberté que nous avions de nous parler quand il nous plaisait nous fut très utile, puisque, par nos conversations, nous nous aidâmes réciproquement tous deux à prendre notre mal en patience.

Une après-dînée, j’entrai dans sa chambre, comme il se disposait à jouer de la guitare. Pour l’écouter plus commodément, je m’assis sur une sellette qu’il y avait là pour tout siège ; et lui, s’étant mis sur le pied de son lit, il joua un air fort touchant, et chanta dessus des paroles qui exprimaient le désespoir où la cruauté d’une dame réduisait un amant. Lorsqu’il les eut chantées, je lui dis en souriant : Seigneur chevalier, voilà des vers que vous ne serez jamais obligé d’employer dans vos galanteries. Vous n’êtes pas fait pour trouver les femmes cruelles. Vous avez trop bonne opinion de moi, me répondit-il. J’ai composé pour mon compte les vers que vous venez d’entendre, pour amollir un cœur que je croyais de diamant, pour attendrir une dame qui me traitait avec une extrême rigueur. Il faut que je vous fasse le récit de cette histoire ; vous apprendrez en même temps celle de mes malheurs.



  1. « Hélas ! une année de plaisir passe comme un vent léger ; mais un moment de malheur est un siècle de tourment. »