Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/1

Garnier (tome 1p. 233-239).
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Livre IV


LIVRE QUATRIÈME


CHAPITRE PREMIER

Gil Blas ne pouvant s’accoutumer aux mœurs des comédiennes, quitte le service d’Arsénie, et trouve une plus honnête maison.


Un reste d’honneur et de religion, que je ne laissais pas de conserver parmi des mœurs si corrompues, me fit résoudre non seulement à quitter Arsénie, mais à rompre même tout commerce avec Laure, que je ne pouvais pourtant cesser d’aimer, quoique je susse bien qu’elle me faisait mille infidélités. Heureux qui peut ainsi profiter des moments de raison qui viennent troubler les plaisirs dont il est trop occupé ! Un beau matin, je fis mon paquet ; et, sans compter avec Arsénie, qui ne me devait à la vérité presque rien, sans prendre congé de ma chère Laure, je sortis de cette maison où l’on ne respirait qu’un air de débauche. Je n’eus pas plus tôt fait cette bonne action, que le ciel m’en récompensa. Je rencontrai l’intendant de feu don Mathias, mon maître ; je le saluai : il me reconnut, et s’arrêta pour me demander qui je servais. Je lui répondis que depuis un instant j’étais hors de condition ; qu’après avoir demeuré près d’un mois chez Arsénie, dont les mœurs ne me convenaient point, je venais d’en sortir de mon propre mouvement pour sauver mon innocence. L’intendant, comme s’il eût été scrupuleux de son naturel, approuva ma délicatesse, et me dit qu’il voulait me placer lui-même avantageusement, puisque j’étais un garçon si plein d’honneur. Il accomplit sa promesse, et me mit dès ce jour-là chez don Vincent de Guzman, dont il connaissait l’homme d’affaires.

Je ne pouvais entrer dans une meilleure maison ; aussi ne me suis-je point repenti dans la suite d’y avoir demeuré. Don Vincent était un vieux seigneur fort riche, qui vivait heureux depuis plusieurs années sans procès, et sans femme, les médecins lui ayant ôté la sienne, en voulant la défaire d’une toux qu’elle aurait encore pu conserver longtemps, si elle n’eût pas pris leurs remèdes. Au lieu de songer à se remarier, il s’était donné tout entier à l’éducation d’Aurore, sa fille unique, qui entrait alors dans sa vingt-sixième année, et pouvait passer pour une personne accomplie. Avec une beauté peu commune, elle avait un esprit excellent et très cultivé. Son père était un petit génie ; mais il avait le talent de bien gouverner ses affaires. Il avait un défaut qu’on doit pardonner aux vieillards : il aimait à parler, et principalement de guerre et de combats. Si par malheur on venait à toucher cette corde en sa présence, il embouchait dans le moment la trompette héroïque, et ses auditeurs se trouvaient trop heureux, quand ils en étaient quittes pour la relation de deux sièges et de trois batailles. Comme il avait consumé les deux tiers de sa vie dans le service, sa mémoire était une source inépuisable de faits divers, qu’on n’entendait pas toujours avec autant de plaisir qu’il les racontait. Ajoutez à cela qu’il était bègue et diffus ; ce qui ne rendait pas sa manière de conter fort agréable. Au reste, je n’ai point vu de seigneur d’un si bon caractère ; il avait l’humeur égale : il n’était ni entêté ni capricieux : j’admirais cela dans un homme de qualité. Quoiqu’il fût bon ménager de son bien, il vivait honorablement. Son domestique était composé de plusieurs valets et de trois femmes qui servaient Aurore. Je reconnus bientôt que l’intendant de don Mathias m’avait procuré un bon poste, et je ne songeai qu’à m’y maintenir. Je m’attachai à connaître le terrain ; j’étudiai les inclinations des uns et des autres ; puis, réglant ma conduite là-dessus, je ne tardai guère à prévenir en ma faveur mon maître et tous les domestiques.

Il y avait déjà plus d’un mois que j’étais chez don Vincent, lorsque je crus m’apercevoir que sa fille me distinguait de tous les valets du logis. Toutes les fois que ses yeux venaient à s’arrêter sur moi, il me semblait y remarquer une sorte de complaisance que je ne voyais point dans les regards qu’elle laissait tomber sur les autres. Si je n’eusse pas fréquenté les petits-maîtres et des comédiens, je ne me serais jamais avisé de m’imaginer qu’Aurore pensât à moi ; mais je m’étais un peu gâté parmi ces messieurs, chez qui les dames même les plus qualifiées ne sont pas toujours dans un trop bon prédicament. Si, disais-je, on en croit quelques-uns de ces histrions, il prend quelquefois à des femmes de qualité certaines fantaisies dont ils profitent : que sais-je si ma maîtresse n’est point sujette à ces fantaisies-là ? Mais non, ajoutai-je un moment après, je ne puis me le persuader. Ce n’est point une de ces Messalines qui, démentant la fierté de leur naissance, abaissent indignement leurs regards jusque dans la poussière, et se déshonorent sans rougir ; c’est plutôt une de ces filles vertueuses, mais tendres, qui, satisfaites des bornes que leur vertu prescrit à leur tendresse, ne se font pas un scrupule d’inspirer et de sentir une passion délicate qui les amuse sans péril.

Voilà comme je jugeais de ma maîtresse, sans savoir précisément à quoi je devais m’arrêter. Cependant, lorsqu’elle me voyait, elle ne manquait pas de me sourire et de témoigner de la joie. On pouvait, sans passer pour un fat, donner dans de si belles apparences ; aussi n’y eut-il pas moyen de m’en défendre. Je crus Aurore fortement éprise de mon mérite, et je ne me regardai plus que comme un de ces heureux domestiques à qui l’amour rend la servitude si douce[1]. Pour paraître en quelque façon moins indigne du bien que ma bonne fortune me voulait procurer, je commençai d’avoir plus de soin de ma personne que je n’en avais eu jusqu’alors. Je m’attachai à chercher ce qui pouvait me donner quelque agrément. Je dépensai en linge, en pommades et en essences tout ce que j’avais d’argent. La première chose que je faisais le matin, c’était de me parer et de me parfumer, pour n’être point en négligé s’il fallait me présenter devant ma maîtresse. Avec cette attention que j’apportais à m’ajuster, et les autres mouvements que je me donnais pour plaire, je me flattais que mon bonheur n’était pas fort éloigné.

Parmi les femmes d’Aurore, il y en avait une qu’on appelait Ortiz. C’était une vieille personne qui demeurait depuis plus de vingt années chez don Vincent. Elle avait élevé sa fille, et conservait encore la qualité de duègne ; mais elle n’en remplissait plus l’emploi pénible. Au contraire, au lieu d’éclairer, comme autrefois, les actions d’Aurore, elle ne s’occupait alors qu’à les cacher. Enfin, elle possédait toute la confiance de sa maîtresse. Un soir, la dame Ortiz, ayant trouvé l’occasion de me parler sans qu’on pût nous entendre, me dit tout bas que, si j’étais sage et discret, je n’avais qu’à me rendre à minuit dans le jardin : qu’on m’apprendrait là des choses que je ne serais pas fâché de savoir. Je répondis à la duègne, en lui serrant la main, que je ne manquerais pas d’y aller ; et nous nous séparâmes vite, de peur d’être surpris. Je ne doutai plus que je n’eusse fait une tendre impression sur la fille de don Vincent, et j’en ressentis une joie que je n’eus pas peu de peine à contenir. Que le temps me dura depuis ce moment jusqu’au souper, quoiqu’on soupât de fort bonne heure, et depuis le souper jusqu’au coucher de mon maître ! Il me semblait que tout se faisait ce soir-là dans la maison avec une lenteur extraordinaire. Pour surcroît d’ennui, lorsque don Vincent fut retiré dans son appartement, au lieu de songer à se reposer, il se mit à rebattre ses campagnes de Portugal, dont il m’avait déjà souvent étourdi. Mais, ce qu’il n’avait point encore fait, et ce qu’il me gardait pour ce soir-là, il me nomma tous les officiers qui s’étaient distingués de son temps ; il me raconta même leurs exploits. Que je souffris à l’écouter jusqu’au bout ! Il acheva pourtant de parler, et se coucha. Je passai aussitôt dans une petite chambre où était mon lit, et d’où l’on descendait dans le jardin par un escalier dérobé. Je me frottai tout le corps de pommade, je pris une chemise blanche après l’avoir bien parfumée ; et, quand je n’eus rien oublié de tout ce qui me parut pouvoir contribuer à flatter l’entêtement de ma maîtresse, j’allai au rendez-vous.

Je n’y trouvai point Ortiz. Je jugeai qu’ennuyée de m’attendre, elle avait regagné son appartement, et que l’heure du berger était passée. Je m’en pris à don Vincent ; mais, comme je maudissais ses campagnes, j’entendis sonner dix heures. Je crus que l’horloge allait mal, et qu’il était impossible qu’il ne fût pas du moins une heure après minuit. Cependant je me trompais si bien, qu’un gros quart d’heure après je comptai encore dix heures à une autre horloge. Fort bien, dis-je alors en moi-même ; je n’ai plus que deux heures entières à garder le mulet. On ne se plaindra pas du moins de mon peu d’exactitude. Que vais-je devenir jusqu’à minuit ? promenons-nous dans ce jardin, et songeons au rôle que je dois jouer : il est assez nouveau pour moi. Je ne suis point encore fait aux fantaisies des femmes de qualité. Je sais de quelle manière on en use avec les grisettes et les comédiennes. Vous les abordez d’un air familier, et vous brusquez sans façon l’aventure ; mais il faut une autre manœuvre avec une personne de condition. Il faut, ce me semble, que le galant soit poli, complaisant, tendre et respectueux, sans pourtant être timide. Au lieu de vouloir hâter son bonheur par ses emportements, il doit l’attendre d’un moment de faiblesse.

C’est ainsi que je raisonnais, et je me promettais bien de tenir cette conduite avec Aurore. Je me représentais qu’en peu de temps j’aurais le plaisir de me voir aux pieds de cette aimable dame, et de lui dire mille choses passionnées. Je rappelai même dans ma mémoire tous les endroits de nos pièces de théâtre dont je pouvais me servir dans notre tête-à-tête, et me faire honneur. Je comptais de les bien appliquer, et j’espérais qu’à l’exemple de quelques comédiens de ma connaissance, je passerais pour avoir de l’esprit, quoique je n’eusse que de la mémoire. En m’occupant de toutes ces pensées, qui amusaient plus agréablement mon impatience que les récits militaires de mon maître, j’entendis sonner onze heures. Bon, dis-je alors, je n’ai plus que soixante minutes à attendre ; armons-nous de patience. Je pris courage, et me replongeai dans ma rêverie ; tantôt en continuant de me promener, et tantôt assis dans un cabinet de verdure qui était au bout du jardin. L’heure enfin que j’attendais depuis si longtemps, minuit, sonna. Quelques instants après, Ortiz, aussi ponctuelle, mais moins impatiente que moi, parut. Seigneur Gil Blas, me dit-elle en m’abordant, combien y a-t-il que vous êtes ici ? Deux heures, lui répondis-je. Ah ! vraiment, reprit-elle en faisant un éclat de rire à mes dépens, vous êtes bien exact : c’est un plaisir de vous donner des rendez-vous la nuit. Il est vrai, continua-t-elle d’un air sérieux, que vous ne sauriez trop payer le bonheur que j’ai à vous annoncer. Ma maîtresse veut avoir un entretien particulier avec vous, et elle m’a ordonné de vous introduire dans son appartement où elle vous attend. Je ne vous en dirai pas davantage ; le reste est un secret que vous ne devez apprendre que de sa propre bouche. Suivez-moi ; je vais vous conduire. À ces mots, la duègne me prit la main, et, par une petite porte dont elle avait la clef, elle me mena mystérieusement dans la chambre de sa maîtresse.



  1. On trouve cependant de ces illusions présomptueuses et galantes dans le récit de celles que Jean-Jacques Rousseau se faisait à lui-même, lorsqu’il versait à boire à la comtesse de Solar. Ce morceau des Confessions revient précisément à ce chapitre de Gil Blas.