Histoire de Gil Blas de Santillane/III/8

Garnier (tome 1p. 210-215).
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Livre III


CHAPITRE VIII

Quel accident obligea Gil Blas à chercher une nouvelle condition.


Telle fut l’histoire que don Pompeyo raconta, et que nous entendîmes, le valet de don Alexo et moi, bien qu’on eût pris la précaution de nous renvoyer avant qu’il en commençât le récit. Au lieu de nous retirer, nous nous étions arrêtés à la porte, que nous avions laissée entr’ouverte, et de là nous n’en avions pas perdu un mot. Après cela, ces seigneurs continuèrent de boire ; mais ils ne poussèrent pas la débauche jusqu’au jour, attendu que don Pompeyo, qui devait parler le matin au premier ministre, était bien aise auparavant de se reposer un peu. Le marquis de Zenette et mon maître embrassèrent ce cavalier, lui dirent adieu, et le laissèrent avec son parent.

Nous nous couchâmes pour le coup avant le lever de l’aurore, et don Mathias, à son réveil, me chargea d’un nouvel emploi. Gil Blas, me dit-il, prends du papier et de l’encre pour écrire deux ou trois lettres que je veux te dicter ; je te fais mon secrétaire. Bon ! dis-je en moi-même, surcroît de fonctions. Comme laquais, je suis mon maître partout ; comme valet de chambre, je l’habille ; et j’écrirai sous lui comme secrétaire : le ciel en soit loué ! Je vais, comme la triple Hécate, faire trois personnages différents. Tu ne sais pas, continua-t-il, quel est mon dessein ? Le voici : mais sois discret : il y va de ta vie. Comme je trouve quelquefois des gens qui me vantent leurs bonnes fortunes, je veux, pour leur damer le pion, avoir dans mes poches de fausses lettres de femmes que je leur lirai. Cela me divertira pour un moment ; et, plus heureux que ceux de mes pareils qui ne font des conquêtes que pour avoir le plaisir de les publier, j’en publierai que je n’aurai pas eu la peine de faire. Mais, ajouta-t-il, déguise ton écriture de manière que les billets ne paraissent pas tous d’une même main.

Je pris donc du papier, une plume et de l’encre, et je me mis en devoir d’obéir à don Mathias, qui me dicta d’abord un poulet en ces termes : Vous ne vous êtes point trouvé cette nuit au rendez-vous. Ah ! don Mathias, que direz-vous pour vous justifier ? Quelle était mon erreur ! et que vous me punissez bien d’avoir eu la vanité de croire que tous les amusements et toutes les affaires du monde doivent céder au plaisir de voir dona Clara de Mendoce ! Après ce billet, il m’en fit écrire un autre, comme d’une femme qui lui sacrifiait un prince ; et un autre enfin, par lequel une dame lui mandait que, si elle était assurée qu’il fût discret, elle ferait avec lui le voyage de Cythère. Il ne se contentait pas de me dicter de si belles lettres, il m’obligeait de mettre au bas des noms de personnes qualifiées. Je ne pus m’empêcher de lui témoigner que je trouvais cela très délicat ; mais il me pria de ne lui donner des avis que lorsqu’il m’en demanderait. Je fus obligé de me taire, et d’expédier ses commandements. Cela fait, il se leva, et je l’aidai à s’habiller. Il mit les lettres dans ses poches ; il sortit ensuite. Je le suivis, et nous allâmes dîner chez don Juan de Moncade, qui régalait ce jour-là cinq ou six cavaliers de ses amis.

On y fit grande chère ; et la joie, qui est le meilleur assaisonnement des festins, régna dans le repas. Tous les convives contribuèrent à égayer la conversation, les uns par des plaisanteries, et les autres en racontant des histoires dont ils se disaient les héros. Mon maître ne perdit pas une si belle occasion de faire valoir les lettres qu’il m’avait fait écrire. Il les lut à haute voix, et d’un air si imposant, qu’à l’exception de son secrétaire, tout le monde peut-être en fut la dupe. Parmi les cavaliers devant qui se faisait effrontément cette lecture, il y en avait un qu’on appelait don Lope de Velasco. Celui-ci, homme fort grave, au lieu de se réjouir comme les autres des prétendues bonnes fortunes du lecteur, lui demanda froidement si la conquête de dona Clara lui avait coûté beaucoup. Moins que rien, lui répondit don Mathias ; elle a fait toutes les avances. Elle me voit à la promenade ; je lui plais. On me suit par son ordre ; on apprend qui je suis. Elle m’écrit, et me donne rendez-vous chez elle à une heure de la nuit où tout reposait dans sa maison. Je m’y trouvai ; on m’introduisit dans son appartement. Je suis trop discret pour vous dire le reste.

À ce récit laconique, le seigneur de Velasco fit paraître une grande altération sur son visage. Il ne fut pas difficile de s’apercevoir de l’intérêt qu’il prenait à la dame en question. Tous ces billets, dit-il à mon maître en le regardant d’un air furieux, sont absolument faux, et surtout celui que vous vous vantez d’avoir reçu de dona Clara de Mendoce. Il n’y a point en Espagne de fille plus réservée qu’elle. Depuis deux ans, un cavalier, qui ne vous cède ni en naissance ni en mérite personnel, met tout en usage pour s’en faire aimer. À peine en a-t-il obtenu les plus innocentes faveurs ; mais il peut se flatter que, si elle était capable d’en accorder d’autres, ce ne serait qu’à lui seul. Eh ! qui vous dit le contraire ? interrompit don Mathias d’un air railleur. Je conviens avec vous que c’est une fille très honnête. De mon côté, je suis un fort honnête garçon. Par conséquent vous devez être persuadé qu’il ne s’est rien passé entre nous que de très honnête. Ah ! c’en est trop, interrompit don Lope à son tour ; laissons là les railleries. Vous êtes un imposteur. Jamais dona Clara ne vous a donné de rendez-vous la nuit. Je ne puis souffrir que vous osiez noircir sa réputation. Je suis aussi trop discret pour vous dire le reste. En achevant ces mots, il rompit en visière à toute la compagnie, et se retira d’un air qui me fit juger que cette affaire pourrait bien avoir de mauvaises suites. Mon maître, qui était assez brave pour un seigneur de son caractère, méprisa les menaces de don Lope. Le fat ! s’écria-t-il en faisant un éclat de rire. Les chevaliers errants soutenaient la beauté de leurs maîtresses ; il veut, lui, soutenir la sagesse de la sienne : cela me paraît encore plus extravagant.

La retraite de Velasco, à laquelle Moncade avait en vain voulu s’opposer, ne troubla point la fête. Les cavaliers, sans y faire beaucoup d’attention, continuèrent de se réjouir, et ne se séparèrent qu’à la pointe du jour suivant. Nous nous couchâmes, mon maître et moi, sur les cinq heures du matin. Le sommeil m’accablait, et je comptais de bien dormir ; mais je comptais sans mon hôte, ou plutôt sans notre portier, qui vint me réveiller une heure après, pour me dire qu’il y avait à la porte un garçon qui me demandait. Ah ! maudit portier, m’écriai-je en bâillant, songez-vous que je viens de me mettre au lit tout à l’heure ? Dites à ce garçon que je repose, et qu’il revienne tantôt. Il veut, me répliqua-t-il, vous parler en ce moment ; il assure que la chose presse. À ces mots je me levai ; je mis seulement mon haut-de-chausses et mon pourpoint, et j’allai, en jurant, trouver le garçon qui m’attendait. Ami, lui dis-je, apprenez-moi, s’il vous plaît, quelle affaire pressante me procure l’honneur de vous voir de si grand matin. J’ai, me répondit-il, une lettre à donner en main propre au seigneur don Mathias, et il faut qu’il la lise tout présentement, cela est de la dernière conséquence pour lui : je vous prie de m’introduire dans sa chambre. Comme je crus qu’il s’agissait d’une affaire importante, je pris la liberté d’aller réveiller mon maître. Pardon, lui dis-je, si j’interromps votre repos ; mais l’importance… Que me veux-tu ? interrompit-il brusquement. Seigneur, lui dit alors le garçon qui m’accompagnait, c’est une lettre que j’ai à vous rendre de la part de don Lope de Velasco. Don Mathias prit le billet, l’ouvrit, et, après l’avoir lu, dit au valet de don Lope : Mon enfant, je ne me lèverais jamais avant midi, quelque partie de plaisir qu’on pût me proposer ; juge si je me lèverai à six heures du matin pour me battre ! Tu peux dire à ton maître que, s’il est encore à midi et demi dans l’endroit où il m’attend, nous nous y verrons ; va lui porter cette réponse. À ces mots il s’enfonça dans son lit, et ne tarda guère à se rendormir.

Il se leva et s’habilla fort tranquillement entre onze heures et midi ; puis il sortit, en me disant qu’il me dispensait de le suivre ; mais j’étais trop tenté de voir ce qu’il deviendrait, pour lui obéir. Je marchai sur ses pas jusqu’au pré de Saint-Jérôme, où j’aperçus don Lope de Velasco qui l’attendait de pied ferme. Je me cachai pour les observer tous deux ; et voici ce que je remarquai de loin. Ils se joignirent et commencèrent à se battre un moment après. Leur combat fut long. Ils se poussèrent tour à tour l’un l’autre avec beaucoup d’adresse et de vigueur. Cependant la victoire se déclara pour don Lope. Il perça mon maître, l’étendit par terre, et s’enfuit fort satisfait de s’être si bien vengé. Je courus au malheureux don Mathias ; je le trouvai sans connaissance et presque déjà sans vie. Ce spectacle m’attendrit, et je ne pus m’empêcher de pleurer une mort à laquelle, sans y penser, j’avais servi d’instrument. Néanmoins, malgré ma douleur, je ne laissai pas de songer à mes petits intérêts. Je m’en retournai promptement à l’hôtel sans rien dire ; je fis un paquet de mes hardes, où je mis par mégarde quelques nippes de mon maître ; et quand j’eus porté cela chez le barbier, où mon habit d’homme à bonnes fortunes était encore, je répandis dans la ville l’accident funeste dont j’avais été témoin. Je le contai à qui voulut l’entendre, et surtout je ne manquai pas d’aller l’annoncer à Rodriguez. Il en parut moins affligé, qu’occupé des mesures qu’il avait à prendre là-dessus. Il assembla ses domestiques, leur ordonna de le suivre, et nous nous rendîmes tous au pré de Saint-Jérôme. Nous enlevâmes don Mathias qui respirait encore, mais qui mourut trois heures après qu’on l’eut transporté chez lui. Ainsi périt le seigneur don Mathias de Silva, pour s’être avisé de lire mal à propos des billets doux supposés.