Histoire de Gil Blas de Santillane/III/11

Garnier (tome 1p. 223-228).
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Livre III


CHAPITRE XI

Comment les comédiens vivaient ensemble et de quelle manière ils traitaient les auteurs.


Je me mis donc en campagne le lendemain matin pour commencer l’exercice de mon emploi d’économe. C’était un jour maigre ; j’achetai, par ordre de ma maîtresse, de bons poulets gras, des lapins, des perdreaux, et d’autres petits pieds. Comme messieurs les comédiens ne sont pas contents des manières de l’Église à leur égard, ils n’en observent pas avec exactitude les commandements. J’apportai au logis plus de viandes qu’il n’en faudrait à douze honnêtes gens pour bien passer les trois jours du carnaval. La cuisinière eut de quoi s’occuper toute la matinée. Pendant qu’elle préparait le dîner, Arsénie se leva, et demeura jusqu’à midi à sa toilette. Alors les seigneurs Rosimiro et Ricardo, comédiens, arrivèrent. Il survint ensuite deux comédiennes, Constance et Celinaura ; et un moment après parut Florimonde, accompagnée d’un homme qui avait tout d’air d’un Senor cavallero des plus lestes. Il avait les cheveux galamment noués, un chapeau relevé d’un bouquet de plumes de feuille-morte, un haut-de-chausses bien étroit, et l’on voyait aux ouvertures de son pourpoint une chemise fine avec une fort belle dentelle. Ses gants et son mouchoir étaient dans la concavité de la garde de son épée, et il portait son manteau avec une grâce toute particulière.

Néanmoins, quoiqu’il eût bonne mine et fût très bien fait, je trouvai d’abord en lui quelque chose de singulier. Il faut, dis-je en moi-même, que ce gentilhomme-là soit un original. Je ne me trompais point, c’était un caractère marqué. Dès qu’il entra dans l’appartement d’Arsénie, il courut, les bras ouverts, embrasser les actrices et les acteurs l’un après l’autre, avec des démonstrations plus outrées que celles des petits-maîtres. Je ne changeai point de sentiment lorsque je l’entendis parler. Il appuyait sur toutes les syllabes, et prononçait ses paroles d’un ton emphatique, avec des gestes et des yeux accommodés au sujet. J’eus la curiosité de demander à Laure ce que c’était que ce cavalier. Je te pardonne, me dit-elle, ce mouvement curieux : il est impossible de voir et d’entendre pour la première fois le seigneur Carlos Alonso de la Ventoleria, sans avoir l’envie qui te presse ; je vais te le peindre au naturel. Premièrement, c’est un homme qui a été comédien. Il a quitté le théâtre par fantaisie, et s’en est depuis repenti par raison. As-tu remarqué ses cheveux noirs ? ils sont teints aussi bien que ses sourcils et sa moustache. Il est plus vieux que Saturne ; cependant, comme au temps de sa naissance ses parents ont négligé de faire écrire son nom sur les registres de sa paroisse, il profite de leur négligence, et se dit plus jeune qu’il n’est de vingt bonnes années pour le moins. D’ailleurs, c’est le personnage d’Espagne le plus rempli de lui-même. Il a passé les douze premiers lustres de sa vie dans une ignorance crasse ; mais, pour devenir savant, il a pris un précepteur qui lui a appris à épeler en grec et en latin. De plus, il sait par cœur une infinité de bons contes qu’il a récités tant de fois comme de son cru, qu’il est parvenu à se figurer qu’ils en sont effectivement. Il les fait venir dans la conversation, et on peut dire que son esprit brille aux dépens de sa mémoire. Au reste, on dit que c’est un grand acteur. Je veux le croire pieusement ; je t’avouerai toutefois qu’il ne me plaît point. Je l’entends quelquefois déclamer ici ; et je lui trouve entre autres défauts, une prononciation trop affectée avec une voix tremblante qui donne un air antique et ridicule à sa déclamation.

Tel fut le portrait que ma soubrette me fit de cet histrion honoraire, et véritablement je n’ai jamais vu de mortel d’un maintien plus orgueilleux. Il faisait aussi le beau parleur. Il ne manqua pas de tirer de son sac deux ou trois contes qu’il débita d’un air imposant et bien étudié. D’une autre part, les comédiennes et les comédiens, qui n’étaient point venus là pour se taire, ne furent pas muets. Ils commencèrent à s’entretenir de leurs camarades absents d’une manière peu charitable, à la vérité ; mais c’est une chose qu’il faut pardonner aux comédiens comme aux auteurs. La conversation s’échauffa donc contre le prochain. Vous ne savez pas, mesdames, dit Rosimiro, un nouveau trait de Cesarino, notre cher confrère. Il a ce matin acheté des bas de soie, des rubans et des dentelles, qu’il s’est fait apporter à l’assemblée par un petit page, comme de la part d’une comtesse. Quelle friponnerie ! dit le seigneur de la Ventoleria, en souriant d’un air fat et vain. De mon temps on était de meilleure foi ; nous ne songions point à composer de pareilles fables. Il est vrai que les femmes de qualité nous en épargnaient l’invention ; elles faisaient elles-mêmes les emplettes ; elles avaient cette fantaisie-là. Parbleu, dit Ricardo du même ton, cette fantaisie les tient bien encore ; et s’il était permis de s’expliquer là-dessus… Mais il faut taire ces sortes d’aventures, surtout quand des personnes d’un certain rang y sont intéressées.

Messieurs, interrompit Florimonde, laissez là, de grâce, vos bonnes fortunes ; elles sont connues de toute la terre. Parlons d’Isménie. On dit que ce seigneur qui a fait tant de dépense pour elle vient de lui échapper. Oui, vraiment, s’écria Constance ; et je vous dirai de plus qu’elle perd un petit homme d’affaires qu’elle aurait indubitablement ruiné. Je sais la chose d’original. Son Mercure a fait un quiproquo : il a porté au seigneur un billet qu’elle écrivait à l’homme d’affaires, et a remis à l’homme d’affaires une lettre qui s’adressait au seigneur. Voilà de grandes pertes, ma mignonne, reprit Florimonde. Oh ! pour celle du seigneur, repartit Constance, elle est peu considérable. Le cavalier a mangé presque tout son bien ; mais le petit homme d’affaires ne faisait que d’entrer sur les rangs. Il n’a point encore passé par les mains des coquettes : c’est un sujet à regretter.

Ils s’entretinrent à peu près de cette sorte avant le dîner, et leur entretien roula sur la même matière lorsqu’ils furent à table. Comme je ne finirais point, si j’entreprenais de rapporter tous les autres discours pleins de médisance ou de fatuité que j’entendis, le lecteur trouvera bon que je les supprime, pour lui conter de quelle façon fut reçu un pauvre diable d’auteur qui arriva chez Arsénie sur la fin du repas.

Notre petit laquais vint dire tout haut à ma maîtresse : Madame, un homme en linge sale, crotté jusqu’à l’échine, et qui, sauf votre respect, a tout l’air d’un poète, demande à vous parler. Qu’on le fasse monter, répondit Arsénie. Ne bougeons, messieurs, c’est un auteur. Effectivement c’en était un dont on avait accepté une tragédie, et qui apportait un rôle à ma maîtresse. Il s’appelait Pedro de Moya. Il fit en entrant cinq ou six profondes révérences à la compagnie, qui ne se leva, ni même ne le salua point. Arsénie répondit seulement par une simple inclination de tête aux civilités dont il l’accablait. Il s’avança dans la chambre d’un air tremblant et embarrassé. Il laissa tomber ses gants et son chapeau. Il les ramassa, s’approcha de ma maîtresse, et lui présenta un papier plus respectueusement qu’un plaideur ne présente un placet à son juge : Madame, lui dit-il, agréez de grâce le rôle que je prends la liberté de vous offrir. Elle le reçut d’une manière froide et méprisante, et ne daigna pas même répondre au compliment.

Cela ne rebuta point notre auteur, qui, se servant de l’occasion pour distribuer d’autres personnages, en donna un à Rosimiro et un autre à Florimonde, qui n’en usèrent pas plus honnêtement avec lui qu’Arsénie. Au contraire, le comédien, fort obligeant de son naturel, comme ces messieurs le sont pour la plupart, l’insulta par de piquantes railleries. Pedro de Moya les sentit. Il n’osa toutefois les relever, de peur que sa pièce n’en pâtit. Il se retira sans rien dire, mais vivement touché, à ce qu’il me parut, de la réception que l’on venait de lui faire. Je crois que dans son dépit il ne manqua pas d’apostropher en lui-même les comédiens comme ils le méritaient ; et les comédiens, de leur côté, quand il fut sorti, commencèrent à parler des auteurs avec beaucoup de respect.

Il me semble, dit Florimonde, que le seigneur Pedro de Moya ne s’en va pas fort satisfait. Eh ! madame, s’écria Rosimiro, de quoi vous inquiétez-vous ? Les auteurs sont-ils dignes de notre attention ? Si nous allions de pair avec eux, ce serait le moyen de les gâter. Je connais ces petits messieurs, je les connais ; ils s’oublieraient bientôt. Traitons-les toujours en esclaves, et ne craignons point de lasser leur patience. Si leurs chagrins les éloignent de nous quelquefois, la fureur d’écrire nous les ramène, et ils sont encore trop heureux que nous voulions bien jouer leurs pièces. Vous avez raison, dit Arsénie ; nous ne perdons que les auteurs dont nous faisons la fortune. Pour ceux-là, sitôt que nous les avons bien placés, l’aise les gagne, et ils ne travaillent plus. Heureusement la compagnie s’en console, et le public n’en souffre point. On applaudit à ces beaux discours ; et il se trouva que les auteurs, malgré les mauvais traitements qu’ils recevaient des comédiens, leur en devaient encore de reste. Ces histrions les mettaient au-dessous d’eux, et certes ils ne pouvaient les mépriser davantage.