Histoire de Gil Blas de Santillane/II/5

Garnier (tome 1p. 112-119).
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Livre II


CHAPITRE V

Suite de l’aventure de la bague retrouvée. Gil Blas abandonne la médecine et le séjour de Valladolid.


Après avoir exécuté de cette manière le projet de Fabrice, nous sortîmes de chez Camille, en nous applaudissant d’un succès qui surpassait notre attente, car nous n’avions compté que sur la bague. Nous emportions sans façon tout le reste. Bien loin de nous faire un scrupule d’avoir volé des courtisanes, nous nous imaginions avoir fait une action méritoire. Messieurs, nous dit Fabrice, lorsque nous fûmes dans la rue, après avoir fait une si belle expédition, nous quitterons-nous sans nous en réjouir le verre à la main ? Ce n’est pas mon sentiment, et je suis d’avis que nous regagnions notre cabaret, où nous passerons la nuit à nous réjouir. Demain nous vendrons le flambeau, le collier, les pendants d’oreilles, et nous en partagerons l’argent en frères ; après quoi chacun reprendra le chemin de sa maison, et s’excusera du mieux qu’il lui sera possible auprès de son maître. La pensée de M. l’alguazil nous parut très judicieuse. Nous retournâmes tous au cabaret, les uns jugeant qu’ils trouveraient facilement une excuse pour avoir découché, et les autres ne se souciant guère d’être chassés de chez eux.

Nous fîmes apprêter un bon souper, et nous nous mîmes à table avec autant d’appétit que de gaieté. Le repas fut assaisonné de mille discours agréables. Fabrice surtout, qui savait donner de l’enjouement à la conversation, divertit fort la compagnie. Il lui échappa je ne sais combien de traits pleins de sel castillan, qui vaut bien le sel attique : mais dans le temps que nous étions le plus en train de rire, notre joie fut tout à coup troublée par un événement imprévu et des plus désagréables. Il entra dans la chambre où nous soupions un homme assez bien fait, suivi de deux autres de très mauvaise mine. Après ceux-là trois autres parurent, et nous en comptâmes jusqu’à douze qui survinrent ainsi trois à trois. Ils portaient des carabines avec des épées et des baïonnettes. Nous vîmes bien que c’étaient des archers de la patrouille, et il ne nous fut pas difficile de juger de leur intention. Nous eûmes d’abord quelque envie de résister, mais ils nous enveloppèrent en un instant, et nous tinrent en respect, tant par leur nombre que par leurs armes à feu. Messieurs, nous dit le commandant d’un air railleur, je sais par quel ingénieux artifice vous venez de retirer une bague des mains de certaine aventurière. Certes, le trait est excellent, et mérite bien une récompense publique ; aussi ne peut-elle vous échapper. La justice, qui vous destine dans son palais un logement, ne manquera pas de payer un si bel effort de génie. Toutes les personnes à qui ce discours s’adressait en furent déconcertées. Nous changeâmes de contenance, et sentîmes à notre tour la même frayeur que nous avions inspirée chez Camille. Fabrice, pourtant, quoique pâle et défait, voulut nous justifier. Seigneur, dit-il, nous n’avons pas eu une mauvaise intention, et par conséquent on doit nous pardonner cette petite supercherie. Comment diable ! répliqua le commandant avec colère, vous appelez cela une petite supercherie ? Savez-vous bien qu’il y va de la corde ? Outre qu’il n’est pas permis de se rendre justice soi-même, vous avez emporté un flambeau, un collier et des pendants d’oreilles ; et, ce qui sans doute est un cas pendable, c’est que, pour faire ce vol, vous vous êtes travestis en archers. Des misérables se déguiser en honnêtes gens pour mal faire ! Je vous trouverai trop heureux si l’on ne vous condamne qu’à faucher le grand pré[1]. Lorsqu’il nous eut fait comprendre que la chose était encore plus sérieuse que nous ne l’avions pensé tout d’abord, nous nous jetâmes tous à ses pieds, et le priâmes d’avoir pitié de notre jeunesse ; mais nos prières furent inutiles. De plus, ce qui est tout à fait extraordinaire, il rejeta la proposition que nous fîmes de lui abandonner le collier, les pendants et le flambeau ; il refusa même ma bague, parce que je la lui offrais peut-être en trop bonne compagnie ; enfin il se montra inexorable. Il fit désarmer mes compagnons, et nous emmena tous ensemble aux prisons de la ville. Comme on nous y conduisait, un des archers m’apprit que la vieille qui demeurait avec Camille nous ayant soupçonnés de n’être pas de véritables valets de pied de la justice, nous avait suivis jusqu’au cabaret ; et que là, ses soupçons s’étant tournés en certitude, elle en avait averti la patrouille pour se venger de nous.

On nous fouilla d’abord partout. On nous ôta le collier, les pendants et le flambeau : on m’arracha pareillement ma bague, avec le rubis des îles Philippines, que j’avais, par malheur, dans mes poches ; on ne me laissa pas seulement les réaux que j’avais reçus ce jour-là pour mes ordonnances ; ce qui me prouva que les gens de justice de Valladolid savaient aussi bien faire leur charge que ceux d’Astorga, et que tous ces messieurs avaient des manières uniformes. Tandis qu’on me spoliait de mes bijoux et de mes espèces, l’officier de la patrouille, qui était présent, contait notre aventure aux ministres de la spoliation. Le fait leur parut si grave que la plupart d’entre eux nous trouvaient dignes du dernier supplice. Les autres, moins sévères, disaient que nous pourrions en être quittes pour chacun deux cents coups de fouet, avec quelques années de service sur mer. En attendant la décision de M. le corrégidor, on nous enferma dans un cachot, où nous nous couchâmes sur la paille, dont il était presque aussi jonché qu’une écurie où l’on a fait la litière aux chevaux. Nous aurions pu y demeurer longtemps, et n’en sortir que pour aller aux galères, si, dès le lendemain, le seigneur Manuel Ordonnez n’eût entendu parler de notre affaire, et résolu de tirer Fabrice de prison ; ce qu’il ne pouvait faire sans nous délivrer tous avec lui. C’était un homme fort estimé dans la ville : il n’épargna point les sollicitations ; et, tant par son crédit que par celui de ses amis, il obtint, au bout de trois jours, notre élargissement. Mais nous ne sortîmes point de ce lieu-là comme nous y étions entrés : le flambeau, le collier, les pendants, ma bague et le rubis, tout y resta. Cela me fit souvenir de ces vers de Virgile qui commencent par : Sic vos non vobis.

D’abord que nous fûmes en liberté, nous retournâmes chez nos maîtres. Le docteur Sangrado me reçut bien : Mon pauvre Gil Blas, me dit-il, je n’ai su que ce matin ta disgrâce. Je me préparais à solliciter fortement pour toi. Il faut te consoler de cet accident, mon ami, et t’attacher plus que jamais à la médecine. Je répondis que j’étais dans ce dessein ; et véritablement je m’y donnai tout entier. Bien loin de manquer d’occupation il arriva, comme mon maître l’avait si heureusement prédit, qu’il y eut bien des maladies. La petite vérole et ces fièvres malignes commencèrent à régner dans la ville et dans les faubourgs. Tous les médecins de Valladolid eurent de la pratique, et nous particulièrement. Il ne se passait point de jour que nous ne vissions chacun huit ou dix malades ; ce qui suppose bien de l’eau bue et du sang répandu. Mais je ne sais comment cela se faisait, ils mouraient tous, soit que nous les traitassions fort mal, soit que leurs maladies fussent incurables. Nous faisions rarement trois visites à un même malade ; dès la seconde, ou nous apprenions qu’il venait d’être enterré, ou nous le trouvions à l’agonie. Comme je n’étais qu’un jeune médecin qui n’avait pas encore eu le temps de s’endurcir au meurtre, je m’affligeais des événements funestes qu’on pouvait m’imputer. Monsieur, dis-je un soir au docteur Sangrado, j’atteste ici le ciel que je suis exactement votre méthode ; cependant tous mes malades vont en l’autre monde : on dirait qu’ils prennent plaisir à mourir pour discréditer notre médecine. J’en ai rencontré aujourd’hui deux qu’on portait en terre. Mon enfant, me répondit-il, je pourrais te dire à peu près la même chose ; je n’ai pas souvent la satisfaction de guérir les personnes qui tombent entre mes mains ; et, si je n’étais pas aussi sûr de mes principes que je le suis, je croirais mes remèdes contraires à presque toutes les maladies que je traite. Si vous m’en voulez croire, monsieur, repris-je, nous changerons de pratique. Donnons par curiosité des préparations chimiques à nos malades : essayons le kermès ; le pis qu’il en puisse arriver, c’est qu’il produise le même effet que notre eau chaude et nos saignées. Je ferais volontiers cet essai, répliqua-t-il, si cela ne tirait point à conséquence ; mais j’ai publié un livre où j’ai vanté la fréquente saignée et l’usage de la boisson : veux-tu que j’aille décrier mon ouvrage ? Oh ! vous avez raison, lui repartis-je : il ne faut point accorder ce triomphe à vos ennemis ; ils diraient que vous vous laissez désabuser ; ils vous perdraient de réputation. Périssent plutôt le peuple, la noblesse et le clergé ! Allons donc toujours notre train. Après tout, nos confrères, malgré l’aversion qu’ils ont pour la saignée, ne savent pas faire de plus grands miracles que nous, et je crois que leurs drogues valent bien nos spécifiques.

Nous continuâmes à travailler sur nouveaux frais, et nous y procédâmes de manière qu’en moins de six semaines nous fîmes autant de veuves et d’orphelins que le siège de Troie. Il semblait que la peste fût dans Valladolid, tant on y faisait de funérailles ! Il venait tous les jours au logis quelque père nous demander compte d’un fils que nous lui avions enlevé, ou bien quelque oncle qui nous reprochait la mort de son neveu. Pour les neveux et les fils dont les oncles et les pères s’étaient mal trouvés de nos remèdes, ils ne paraissaient point chez nous. Les maris étaient aussi fort discrets ; ils ne nous chicanaient point sur la perte de leurs femmes ; mais les personnes affligées dont il nous fallait essuyer les reproches avaient quelquefois une douleur brutale ; ils nous appelaient ignorants, assassins ; ils ne ménageaient point les termes. J’étais ému de leurs épithètes ; mais mon maître, qui était fait à cela, les écoutait de sang-froid. J’aurais pu, comme lui, m’accoutumer aux injures, si le ciel, pour ôter sans doute aux malades de Valladolid un de leurs fléaux, n’eût fait naître une occasion de me dégoûter de la médecine, que je pratiquais avec si peu de succès. C’est de quoi je vais faire un détail fidèle, dût le lecteur en rire à mes dépens.

Il y avait dans notre voisinage un jeu de paume où les fainéants de la ville s’assemblaient chaque jour. On y voyait un de ces braves de profession qui s’érigent en maîtres, et décident les différends dans les tripots. Il était de Biscaye, et se faisait appeler don Rodrigue de Mondragon. Il paraissait avoir trente ans. C’était un homme de taille ordinaire, mais sec et nerveux. Outre deux petits yeux étincelants qui lui roulaient dans la tête, et semblaient menacer tous ceux qu’il regardait, un nez fort épaté lui tombait sur une moustache rousse qui s’élevait en croc jusqu’à la tempe. Il avait la parole si rude et si brusque, qu’il n’avait qu’à parler pour inspirer de l’effroi. Ce casseur de raquettes s’était rendu le tyran du jeu de paume : il jugeait impérieusement les contestations qui survenaient entre les joueurs, et il ne fallait pas qu’on appelât de ses jugements, à moins que l’appelant ne voulût se résoudre à recevoir de lui, le lendemain, un cartel de défi. Tel que je viens de représenter le seigneur don Rodrigue, que le don qu’il mettait à la tête de son nom n’empêchait pas d’être roturier, il fit une tendre impression sur la maîtresse du tripot. C’était une femme de quarante ans, riche, assez agréable, et veuve depuis quinze mois. J’ignore comment il put lui plaire : ce ne fut pas assurément par sa beauté ; ce fut donc par ce je ne sais quoi qu’on ne saurait dire. Quoi qu’il en soit, elle eut du goût pour lui, et forma le dessein de l’épouser. Mais dans le temps qu’elle se préparait à consommer cette affaire, elle tomba malade ; et, malheureusement pour elle, je devins son médecin. Quand sa maladie n’aurait pas été une fièvre maligne, mes remèdes suffisaient pour la rendre dangereuse. Au bout de quatre jours, je remplis de deuil le tripot. La paumière alla où j’envoyais tous mes malades, et ses parents s’emparèrent de son bien. Don Rodrigue, au désespoir d’avoir perdu sa maîtresse, ou plutôt l’espérance d’un mariage très avantageux pour lui, ne se contenta pas de jeter feu et flammes contre moi ; il jura qu’il me passerait son épée au travers du corps, et m’exterminerait à la première vue. Un voisin charitable m’avertit de ce serment ; la connaissance que j’avais de Mondragon, bien loin de me faire mépriser cet avis, me remplit de trouble et de frayeur. Je n’osais sortir du logis, de peur de rencontrer ce diable d’homme, et je m’imaginais sans cesse le voir entrer dans notre maison d’un air furieux ; je ne pouvais goûter un moment de repos. Cela me détacha de la médecine, et je ne songeai plus qu’à m’affranchir de mon inquiétude. Je repris mon habit brodé ; et, après avoir dit adieu à mon maître qui ne put me retenir, je sortis de la ville à la pointe du jour, non sans craindre de trouver don Rodrigue en mon chemin.



  1. À faucher le grand pré, c’est-à-dire à ramer sur les galères.