Histoire de Gil Blas de Santillane/II/1

Garnier (tome 1p. 83-89).
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Livre II


LIVRE DEUXIÈME


CHAPITRE PREMIER

Fabrice mène et fait recevoir Gil Blas chez le licencié Sedillo. Dans quel état était ce chanoine. Portrait de sa gouvernante.


Nous avions si grand’peur d’arriver trop tard chez le vieux licencié, que nous ne fîmes qu’un saut du cul-de-sac à sa maison. Nous en trouvâmes la porte fermée : nous frappâmes. Une fille de dix ans, que la gouvernante faisait passer pour sa nièce en dépit de la médisance, vint ouvrir : et comme nous lui demandions si l’on pouvait parler au chanoine, la dame Jacinte parut. C’était une personne déjà parvenue à l’âge de discrétion, mais belle encore ; et j’admirai particulièrement la fraîcheur de son teint. Elle portait une longue robe d’une étoffe de laine la plus commune, avec une large ceinture de cuir, d’où pendaient d’un côté un trousseau de clefs, et de l’autre un chapelet à gros grains. D’abord que nous l’aperçûmes, nous la saluâmes avec beaucoup de respect ; elle nous rendit le salut fort civilement, mais d’un air modeste et les yeux baissés.

J’ai appris, lui dit mon camarade, qu’il faut un honnête garçon au seigneur licencié Sedillo, et je viens lui en présenter un dont j’espère qu’il sera content. La gouvernante leva les yeux à ces paroles, me regarda fixement ; et, ne pouvant accorder ma broderie avec le discours de Fabrice, elle demanda si c’était moi qui recherchais la place vacante. Oui, lui dit le fils de Nunez, c’est ce jeune homme. Tel que vous le voyez, il lui est arrivé des disgrâces qui l’obligent à se mettre en condition : il se consolera de ses malheurs, ajouta-t-il d’un ton doucereux, s’il a le bonheur d’entrer dans cette maison, et de vivre avec la vertueuse Jacinte, qui mériterait d’être la gouvernante du patriarche des Indes. À ces mots, la vieille béate cessa de me regarder, pour considérer le gracieux personnage qui lui parlait ; et frappée de ses traits, qu’elle crut ne lui être pas inconnus : J’ai une idée confuse de vous avoir vu, lui dit-elle ; aidez-moi à la débrouiller. Chaste Jacinte, lui répondit Fabrice, il m’est bien glorieux de m’être attiré vos regards. Je suis venu deux fois dans cette maison avec mon maître le seigneur Manuel Ordonnez, administrateur de l’hôpital. Eh ! justement, répliqua la gouvernante, je m’en souviens, et je vous remets. Ah ! puisque vous appartenez au seigneur Ordonnez, il faut que vous soyez un garçon de bien et d’honneur. Votre condition fait votre éloge, et ce jeune homme ne saurait avoir un meilleur répondant que vous. Venez, poursuivit-elle, je vais vous faire parler au seigneur Sedillo. Je crois qu’il sera bien aise d’avoir un garçon de votre main.

Nous suivîmes la dame Jacinte. Le chanoine était logé par bas, et son appartement consistait en quatre pièces de plain-pied, bien boisées. Elle nous pria d’attendre un moment dans la première, et nous y laissa pour passer dans la seconde, où était le licencié. Après y avoir demeuré quelque temps en particulier avec lui pour le mettre au fait, elle vint nous dire que nous pouvions entrer. Nous aperçûmes le vieux podagre enfoncé dans un fauteuil, un oreiller sous la tête, des coussins sous les bras, et les jambes appuyées sur un gros carreau plein de duvet. Nous nous approchâmes de lui sans ménager les révérences ; et Fabrice, portant encore la parole, ne se contenta pas de redire ce qu’il avait dit à la gouvernante ; il se mit à vanter mon mérite, et s’étendit principalement sur l’honneur que je m’étais acquis chez le docteur Godinez dans les disputes de philosophie : comme s’il eût fallu que je fusse un grand philosophe pour devenir valet d’un chanoine ! Cependant, par le bel éloge qu’il fit de moi, il ne laissa pas de jeter de la poudre aux yeux du licencié, qui, remarquant d’ailleurs que je ne déplaisais pas à la dame Jacinte, dit à mon répondant : L’ami, je reçois à mon service le garçon que tu m’amènes ; il me revient assez, et je juge favorablement de ses mœurs, puisqu’il m’est présenté par un domestique du seigneur Ordonnez.

D’abord que Fabrice vit que j’étais arrêté, il fit une grande révérence au chanoine, une autre encore plus profonde à la gouvernante, et se retira fort satisfait, après m’avoir dit tout bas que nous nous reverrions, et que je n’avais qu’à rester là. Dès qu’il fut sorti, le licencié me demanda comment je m’appelais, pourquoi j’avais quitté ma patrie ; et par ses questions il m’engagea, devant la dame Jacinte, à raconter mon histoire. Je les divertis tous deux, surtout par le récit de ma dernière aventure. Camille et don Raphaël leur donnèrent une si forte envie de rire, qu’il en pensa coûter la vie au vieux goutteux : car, comme il riait de toute sa force, il lui prit une toux si violente, que je crus qu’il allait passer. Il n’avait pas encore fait son testament : jugez si la gouvernante fut alarmée ! Je la vis tremblante, éperdue, courir au secours du bonhomme, et, faisant tout ce qu’on fait pour soulager les enfants qui toussent, lui frotter le front et lui taper le dos. Ce ne fut pourtant qu’une fausse alarme : le vieillard cessa de tousser, et sa gouvernante de le tourmenter. Alors, je voulus achever mon récit ; mais la dame Jacinte, craignant une seconde toux, s’y opposa. Elle m’emmena même de la chambre du chanoine dans une garde-robe, où parmi plusieurs habits était celui de mon prédécesseur. Elle me le fit prendre, et mit à sa place le mien, que je n’étais pas fâché de conserver, dans l’espérance qu’il me servirait encore. Nous allâmes ensuite tous deux préparer le dîner.

Je ne parus pas neuf dans l’art de faire la cuisine. Il est vrai que j’en avais fait l’heureux apprentissage sous la dame Léonarde, qui pouvait passer pour une bonne cuisinière : elle n’était pas toutefois comparable à la dame Jacinte. Celle-ci l’emportait peut-être sur le cuisinier même de l’archevêché de Tolède. Elle excellait en tout. On trouvait ses bisques exquises, tant elle savait bien choisir et mêler les sucs des viandes qu’elle y faisait entrer ; et ses hachis étaient assaisonnés d’une manière qui les rendait très agréables au goût. Quand le dîner fut prêt, nous retournâmes à la chambre du chanoine, où, pendant que je dressais une table auprès de son fauteuil, la gouvernante passa sous le menton du vieillard une serviette, et la lui attacha aux épaules. Un moment après, je servis un potage qu’on aurait pu présenter au plus fameux directeur de Madrid, et deux entrées qui auraient eu de quoi piquer la sensualité d’un vice-roi, si la dame Jacinte n’y eût pas épargné les épices, de peur d’irriter la goutte du licencié. À la vue de ces bons plats, mon vieux maître, que je croyais perclus de tous ses membres, me montra qu’il n’avait pas encore entièrement perdu l’usage de ses bras. Il s’en aida pour se débarrasser de son oreiller et de ses coussins, et se disposa gaiement à manger. Quoique la main lui tremblât, elle ne refusa pas le service : il la faisait aller et venir assez librement, de façon pourtant qu’il répandait sur la nappe et sur sa serviette la moitié de ce qu’il portait à sa bouche. J’ôtai la bisque, lorsqu’il n’en voulut plus, et j’apportai une perdrix flanquée de deux cailles rôties que la dame Jacinte lui dépeça. Elle avait aussi soin de lui faire boire de temps en temps de grands coups de vin un peu trempé, dans une coupe d’argent large et profonde qu’elle lui tenait comme à un enfant de quinze mois. Il s’acharna sur les entrées, et ne fit pas moins d’honneur aux petits-pieds. Quand il se fut bien empiffré, la béate lui détacha sa serviette, lui remit son oreiller et ses coussins ; puis, le laissant dans son fauteuil goûter tranquillement le repos qu’on prend d’ordinaire après le dîner, nous desservîmes, et nous allâmes manger à notre tour.

Voilà de quelle manière dînait tous les jours notre chanoine, qui était peut-être le plus grand mangeur du chapitre. Mais il soupait plus légèrement : il se contentait d’un poulet ou d’un lapin, avec quelques compotes de fruits. Je faisais bonne chère dans cette maison : j’y menais une vie très douce. Je n’y avais qu’un désagrément ; c’est qu’il me fallait veiller mon maître et passer la nuit comme une garde-malade. Outre une rétention d’urine qui l’obligeait à demander dix fois par heure son pot de chambre, il était sujet à suer ; et, quand cela arrivait, il fallait lui changer de chemise. Gil Blas, me dit-il dès la seconde nuit, tu as de l’adresse et de l’activité ; je prévois que je m’accommoderai bien de ton service. Je te recommande seulement d’avoir de la complaisance pour la dame Jacinte, et de faire docilement tout ce qu’elle te dira, comme si je te l’ordonnais moi-même ; c’est une fille qui me sert depuis quinze années avec un zèle tout particulier ; elle a un soin de ma personne que je ne puis assez reconnaître. Aussi, je te l’avoue, elle m’est plus chère que toute ma famille. J’ai chassé de chez moi, pour l’amour d’elle, mon neveu, le fils de ma propre sœur ; et j’ai bien fait. Il n’avait aucune considération pour cette pauvre fille ; et, bien loin de rendre justice à l’attachement sincère qu’elle a pour moi, l’insolent la traitait de fausse dévote ; car aujourd’hui la vertu ne paraît qu’hypocrisie aux jeunes gens. Grâces au ciel, je me suis défait de ce maraud-là. Je préfère aux droits du sang l’affection qu’on me témoigne, et je ne me laisse prendre seulement que par le bien qu’on me fait. Vous avez raison, monsieur, dis-je alors au licencié, la reconnaissance doit avoir plus de force sur nous que les lois de la nature. Sans doute, reprit-il, et mon testament fera bien voir que je ne me soucie guère de mes parents. Ma gouvernante y aura bonne part, et tu n’y seras point oublié, si tu continues comme tu commences à me servir. Le valet que j’ai mis dehors hier a perdu par sa faute un bon legs. Si ce misérable ne m’eût pas obligé, par ses manières, à lui donner son congé, je l’aurais enrichi ; mais c’était un orgueilleux qui manquait de respect à la dame Jacinte, un paresseux qui craignait la peine. Il n’aimait point à me veiller, et c’était pour lui une chose bien fatigante que de passer les nuits à me soulager. Ah ! le malheureux ! m’écriai-je comme si le génie de Fabrice m’eût inspiré, il ne méritait pas d’être auprès d’un si honnête homme que vous. Un garçon qui a le bonheur de vous appartenir doit avoir un zèle infatigable ; il doit se faire un plaisir de son devoir, et ne se pas croire occupé, lors même qu’il sue sang et eau pour vous.

Je m’aperçus que ces paroles plurent fort au licencié. Il ne fut pas moins content de l’assurance que je lui donnai d’être toujours parfaitement soumis aux volontés de la dame Jacinte. Voulant donc passer pour un valet que la fatigue ne pouvait rebuter, je faisais mon service de la meilleure grâce qu’il m’était possible. Je ne me plaignais point d’être toutes les nuits sur pied. Je ne laissais pas pourtant de trouver cela très désagréable ; et, sans le legs dont je repaissais mon espérance, je me serais bientôt dégoûté de ma condition ; je n’y aurais pu résister ; il est vrai que je me reposais quelques heures pendant le jour. La gouvernante, je lui dois cette justice, avait beaucoup d’égards pour moi ; ce qu’il fallait attribuer au soin que je prenais de gagner ses bonnes grâces par des manières complaisantes et respectueuses. Étais-je à table avec elle et sa nièce, qu’on appelait Inésille, je leur changeais d’assiettes, je leur versais à boire, j’avais une attention toute particulière à les servir. Je m’insinuai par là dans leur amitié. Un jour que la dame Jacinte était sortie pour aller à la provision, me voyant seul avec Inésille, je commençai à l’entretenir. Je lui demandai si son père et sa mère vivaient encore. Oh ! que non, me répondit-elle : il y a bien longtemps, bien longtemps qu’ils sont morts ; car ma bonne tante me l’a dit, et je ne les ai jamais vus. Je crus pieusement la petite fille, quoique sa réponse ne fût pas catégorique ; et je la mis si bien en train de parler, qu’elle m’en dit plus que je n’en voulais savoir. Elle m’apprit, ou plutôt je compris par les naïvetés qui lui échappèrent, que sa bonne tante avait un bon ami qui demeurait aussi auprès d’un vieux chanoine dont il administrait le temporel, et que ces heureux domestiques comptaient d’assembler les dépouilles de leurs maîtres par un hyménée dont ils goûtaient les douceurs par avance. J’ai déjà bien dit que la dame Jacinte, bien qu’un peu surannée, avait encore de la fraîcheur. Il est vrai qu’elle n’épargnait rien pour se conserver : outre qu’elle prenait tous les matins un clystère, elle avalait pendant le jour, et en se couchant, d’excellents coulis. De plus, elle dormait tranquillement la nuit, tandis que je veillais mon maître. Mais ce qui peut-être contribuait encore plus que toutes ces choses à lui rendre le teint frais, c’était, à ce que me dit Inésille, une fontaine qu’elle avait à chaque jambe.