Histoire de Gil Blas de Santillane/I/7

Garnier (tome 1p. 28-30).
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Livre I


CHAPITRE VII

De ce que fit Gil Blas, ne pouvant faire mieux.


Je pensai succomber les premiers jours au chagrin qui me dévorait. Je ne faisais que traîner une vie mourante ; mais enfin mon bon génie m’inspira la pensée de dissimuler. J’affectai de paraître moins triste ; je commençai à rire et à chanter, quoique je n’en eusse aucune envie : en un mot, je me contraignis si bien, que Léonarde et Domingo y furent trompés. Ils crurent que l’oiseau s’accoutumait à la cage. Les voleurs s’imaginèrent la même chose. Je prenais un air gai en leur versant à boire, et je me mêlais à leur entretien, quand je trouvais occasion d’y placer quelque plaisanterie. Ma liberté, loin de leur déplaire, les divertissait. Gil Blas, me dit le capitaine, un soir que je faisais le plaisant, tu as bien fait, mon ami, de bannir la mélancolie. Je suis charmé de ton humeur et de ton esprit. On ne connaît pas d’abord les gens : je ne te croyais pas si spirituel ni si enjoué.

Les autres me donnèrent aussi mille louanges, et m’exhortèrent à persister dans les généreux sentiments que je leur témoignais ; enfin ils me parurent si contents de moi, que, profitant d’une si bonne disposition : Messieurs, leur dis-je, permettez que je vous découvre mes sentiments. Depuis que je demeure ici, je me sens tout autre que je n’étais auparavant. Vous m’avez défait des préjugés de mon éducation ; j’ai pris insensiblement votre esprit. J’ai du goût pour votre profession : je meurs d’envie d’avoir l’honneur d’être un de vos confrères, et de partager avec vous les périls de vos expéditions. Toute la compagnie applaudit à ce discours. On loua ma bonne volonté ; puis il fut résolu tout d’une voix qu’on me laisserait servir encore quelque temps pour éprouver ma vocation ; qu’ensuite on me ferait faire mes caravanes ; après quoi on m’accorderait la place honorable que je demandais, et qu’on ne pouvait, disait-on, refuser à un jeune homme qui paraissait d’aussi bonne volonté que moi.

Il fallut donc continuer de me contraindre et d’exercer mon emploi d’échanson. J’en fus très mortifié, car je n’aspirais à devenir voleur que pour avoir la liberté de sortir comme les autres ; et j’espérais qu’en faisant des courses avec eux, je leur échapperais quelque jour. Cette seule espérance soutenait ma vie. L’attente néanmoins me paraissait longue, et je ne laissai pas d’essayer plus d’une fois de surprendre la vigilance de Domingo : mais il n’y eut pas moyen, il était trop sur ses gardes. J’aurais défié cent Orphées de charmer ce Cerbère. Il est vrai aussi que, de peur de me rendre suspect, je ne faisais pas tout ce que j’aurais pu faire pour le tromper. Il m’observait, et j’étais obligé d’agir avec beaucoup de circonspection pour ne me pas trahir. Je m’en remettais donc au temps que les voleurs m’avaient prescrit pour me recevoir dans leur troupe, et je l’attendais avec autant d’impatience que si j’eusse dû entrer dans une compagnie de traitants.

Grâce au ciel, six mois après, ce temps arriva. Le seigneur Rolando dit à ses cavaliers : Messieurs, il faut tenir la parole que nous avons donnée à Gil Blas. Je n’ai pas mauvaise opinion de ce garçon-là ; il me paraît fait pour marcher sur nos traces ; je crois que nous en ferons quelque chose. Je suis d’avis que nous le menions demain avec nous cueillir des lauriers sur les grands chemins. Prenons soin nous-mêmes de le dresser à la gloire. Les voleurs furent tous du sentiment de leur capitaine ; et pour me faire voir qu’ils me regardaient déjà comme un de leurs compagnons, dès ce moment ils me dispensèrent de les servir. Ils rétablirent la dame Léonarde dans l’emploi qu’on lui avait ôté pour m’en charger. Ils me firent quitter mon habillement, qui consistait en une simple soutanelle fort usée, et ils me parèrent de toute la dépouille d’un gentilhomme nouvellement volé. Après cela, je me disposai à faire ma première campagne.