Dezobry & Magdeleine (p. 192-206).


CHAPITRE XIX


Siècle de Louis XIV. — Établissement de la monarchie absolue. — La bourgeoisie est appelée aux affaires a l’exclusion de l’ancienne noblesse. — La France devient puissance prépondérante en Europe, tant par la force des armes que par l’éclat de la gloire littéraire. Elle voit se former contre elle une vaste coalition à laquelle elle tient tête. — Les Bourbons sont appelés au trône d’Espagne.

Gouvernement de Louis XIV, 1661-1715.

348. gouvernement personnel du roi. — Deux grand ministres venaient de se succéder à la tête des affaires ; un grand roi prit leur place. Lorsque Mazarin mourut, on ne connaissait pas Louis XIV, quoiqu’il eût déjà vingt-deux ans ; son éducation avait été négligée, et sa vie s’était passée jusqu’alors au milieu des fêtes, des bals et des plaisirs. Néanmoins le cardinal l’avait deviné ; il avait dit aux courtisans : « Il y a en lui l’étoffe de quatre rois. » Et une autre fois : « II se mettra tard en route, mais il surpassera tous ses prédécesseurs. » En effet » quand les ministres vinrent demander au jeune roi à qui ils s’adresseraient désormais : « À moi, » répondit-il. Et il tint son conseil assemblé pendant trois jours de suite pour se mettre au courant des affaires, et il annonça l’intention de travailler huit heures par jour. On ne crut pas à sa résolution ; il y persista pendant cinquante ans.

349. Ministres et généraux. — À l’amour du travail, Louis XIV joignait une volonté énergique, un sens droit et ferme, un discernement qui, sans avoir l’élévation de celui de Richelieu, ni la finesse de celui de Mazarin, était cependant très-remarquable, une grande confiance dans les lumières que la Providence donne aux rois, un sentiment très-vif de la grandeur de la France, et une rare intelligence des ressources prodigieuses de ce beau pays. Pour l’exécution de ses desseins, il eut d’admirables instruments : dans la guerre, Condé, Turenne, et leurs élèves Luxembourg, Créquy, Catinat, Villars, etc. ; dans L’administration, des hommes simples, modestes, expérimentés dans les affaires, sortis des rangs de la bourgeoisie, tels que Lionne, habile diplomate, employé avec succès par Mazarin dans dmportantes négociations, et qui fut ministre des affaires étrangères ; Louvois, génie organisateur par excellence, qui eut le département de la guerre ; enfin Colbert, petit-fils d’un marchand de laines de Reims, qui fut chargé de l’intérieur sous le titre de contrôleur général des finances. Mazarin mourant l’avait recommandé à Louis XIV : « Je crois m’acquitter envers Votre Majesté, avait dit le cardinal, en lui donnant Colbert. »

350. premiers actes de louis xiv. — Le premier acte de Louis XIV fut la disgrâce du surintendant des finances Fouquet, à qui son faste et ses immenses richesses avaient fait de nombreux ennemis, et dont la puissance pouvait inspirer quelque ombrage au jeune roi. Fouquet, accusé de malversation, fut condamné à la prison perpétuelle, et enfermé dans la forteresse de Pignerol, où il mourut après dix-neuf ans de captivité. Au dehors, le roi sut faire respecter son nom dans la personne de ses ambassadeurs (v. no 385) ; il pourvut à la sûreté du royaume en rachetant Dunkerque aux Anglais, ou plutôt à leur roi Charles II ; il envoya des secours au Portugal contre les Espagnols ; il aida l’empereur Léopold Ier contre les Turcs ; enfin il châtia les corsaires d’Afrique qui infestaient la Méditerranée, et qui venaient piller les côtes de la Provence.

351. guerre avec l’espagne. — Le roi d’Espagne étant mort en 1665, Louis XIV réclama au nom de l’infante Marie-Thérèse, sa femme, et en vertu du droit de dévolution[1] de l’Artois, la Franche-Comté et une partie de la Flandre. La cour de Madrid ayant repoussé ses prétentîoos, la guerre éclata. En deux mois, la Flandre fut conquise par Turenne, Vauban et Louvois ; Condé s’empara de la Franche-Comté en quatre semaines. Ces rapides succès effrayèrent l’Europe ; la Hollande s’unit à l’Angleterre et à la Suède par la triple alliance, pour forcer l’Espagne et Louis XIV à déposer les armes. Le traité d’Aix-la-Chapelle (1668), qui termina cette guerre dite guerre de dévolution, rendit la Franche-Comté à l’Espagne, mais réunit la Flandre au territoire français.

352. invasion de la hollande ; passage du rhin. — Louis XIV ne pardonna pas à la Hollande d’avoir arrêté ses progrés. Il marcha contre ce pays à la tête de cent mille hommes avec Condé, Turenne, Luxembourg et Louvois. Le passage du Rhin, tant célébré par Boileau, ne fut qu’une action de peu d’importance. Les provinces méridionales de la Hollande, mal défendues, furent conquises en peu de temps ; la Hollande tout entière eût succombé, si le roi avait marché immédiatement sur Amsterdam et s’en était emparé. Mais, cédant aux mauvais conseils de Louvois, il affaiblit son armée eu laissant des garnisons de tous côtés, et il perdit un temps précieux. Les Hollandais, qui étaient décidés à s’embarquer pour Batavia[2], repirent courage. Le parti de la guerre, représenté par la maison d’Orange, renversa les frères de Witt qui inclinaient pour la paix. Guillaume, prince d’Orange, âgé de 22 ans, fut placé à la tête de la république, avec le titre de capitaine-général. Ce jeune homme, faible et maladif, puisa dans sa haine profonde contre la France l’énergie nécessaire pour soutenir la lutte. D’après ses conseils, on employa, pour arrêter l’ennemi, un moyen désespéré, mais héroïque ; on perça les digues qui retiennent les eaux de la mer, et la Hollande fut submergée.

353. louis xiv met sur pied quatre armées. — paix de nimègue. — En même temps l’Europe se liguait contre Louis XIV, et le forçait de renoncer à ses projets de conquête pour se défendre. Le roi fit face à tous ses ennemis avec une admirable activité ; il conquit en personne la Franche-Comté, tandis que Condé, à la tête d’une autre armée, prenait Aire, Bouchain, Condé, Ypres et Gand, sur la frontière de Flandre, et battait les Hollandais à Senef (1674). Une troisième armée, sous Turenne, alla mettre à feu et à sang le Palatinat, et délivra l’Alsace de la présence des Impériaux. Turenne ayant été tué l’année suivante, Condé le remplaça ; mais il se relira quelques mois après, et pour toujours, dans sa magnifique et délicieuse maison de Chantilly. Une quatrième armée, sous les ordres de Schomberg, triompha des Espagnols au sud, pendant que l’amiral Duquesne battait complètement, dans les parages de la Sicile, la flotte espagnole et la flotte hollandaise réunies ; la Sicile se soumit, et pendant deux années elle reconnut Louis XIV pour son roi. En Allemagne enfin, les Suédois, seuls alliés de la France, secondèrent ses efforts par une heureuse diversion. La paix de Nimègue mit fin à cette guerre générale. Les divers traités qui furent successivement conclus avec la Hollande et l’Espagne en 1678, avec l’Empire en 1679, rendirent aux Hollandais ce qu ils avaient perdu, et assurèrent à la France la Franche-Comté et douze places fortes dans les Pays-Bas. De retour à Paris. Louis XIV reçut à l’Hôtel-de-Ville le surnom de Grand ; il avait en moins de vingt années placé la France à la tête de l’Europe.

354. les chambres de réunion. — Mais il touchait à l’apogée de sa grandeur. Au lieu de rassurer l’Europe alarmée, en observant les traités conclus, il créa à Metz, à Brisach et à Besançon, des chambres dites de’’réunion, qui furent chargées de rechercher les dépendances des Trois-Évêchés, de l’Alsace et de la Franche-Comté, pour les réunir à la couronne. La France fit ainsi des conquêtes en pleine paix, et inspira de nouvelles craintes à l’Europe.

355. Révocation de l’édit de Nantes, 1685. — Pendant qu’il réveillait ainsi la jalousie des puissances étrangères, Louis XIV ne craignit pas d’enlever aux protestants de son royaume les garanties que leur avait assurées l’édit de Nantes. Depuis que Richelieu, en les anéantissant comme parti politique, leur avait laissé leurs synodes, leurs pasteurs et leurs chambres dans les parlements, ils étaient demeurés paisibles et soumis. Mais Louis XIV voulait rétablir l’unité de religion en France, comme y était désormais assise l’unité de la monarchie. Par les conseils de Louvois, qui était devenu tout-puissant depuis la mort de Colbert, il révoqua l’édit de Nantes, et défendit l’exercice public de la religion protestante. Louvois se chargea d’exécuter cette mesure ; il envoya les dragons du roi en Poitou convertir les huguenots par la force des armes. Mais les paysans des Cévennes, sous le nom de Camisards, firent une résistance opiniâtre ; ils tinrent tête à trois maréchaux de France dirigés successivement contre eux, et pour les réduire, il fallut employer les négociations autant que les armes. Deux cent mille protestants, suivant les uns, soixante mille seulement, suivant les autres, sortirent de France pour échapper à la persécution ; ils allèrent enrichir de leur industrie la Hollande et la Suisse, ou bien s’enrôler dans les rangs de nos ennemis, pour venir venger la mort de leurs coreligionnaires.

356. ligue d’augsbourg. nouvelle guerre, 1687. — Guillaume d’Orange, qui avait épousé en 1678 la fille du doc d’York, nièce du roi d’Angleterre Charles II, sut habilement profiter de toutes les haines que Louis XIV amassait autour de lui ; il réussit à former contre la France la ligue d’Augsbourg entre la Hollande, l’empereur, les princes de l’empire et la Suède. L’Angleterre y accéda l’année suivante, lorsque Guillaume eut détrôné son beau-père Jacques II, frère et successeur de Charles II[3]. Louis XIV ne s’effraya pas d’avoir à lutter contre toute l’Europe ; il envoya ses armées dans le Palatinat, et il déclara la guerre à l’Espagne, au Saint-Siège, au Danemark à la Suède et à Guillaume III, qu’il traitait d’usurpateur. Une flotte française et une armée de débarquement furent chargées d’aller rétablir sur son trône Jacques II, qui avait trouvé un généreux accueil à la cour de Louis XIV. Cette flotte le conduisit en Irlande, où la famille des Stuarts était restée populaire ; mais, après quelques succès, le roi détrôné, au lieu de passer en Écosse, où on l’appelait, s’arrêta à faire le siège de certaines villes. Guillaume, qui était accouru, reprit l’avantage à la bataille de la Boyne (1690), et força son beau-père à la retraite. Tourville, placé à la tête d’une nouvelle flotte, livra et perdit, en vue du cap de la Hogue[4] (1692), une sanglante bataille contre la flotte anglo-hollandaise, deux fois plus nombreuse que la sienne.

357. catinat, luxembourg. — Sur le continent, le Palatinat fut une seconde fois ravagé. « Les flammes dont Turenne avait brûlé deux villes et vingt villages de ce pays, dit un historien, n’étaient que des étincelles, en comparaison de ce dernier incendie. » En Italie, le maréchal Catinat, officier de fortune, d’abord avocat, qui avait fait son chemin à force de mérite et sans jamais rien demander, qui traitait la guerre comme une science, et que les soldats appelaient le père la Pensée, vainquit le duc de Savoie à Staffarde (1690) et à la Marsaille (1693). En Flandre, le maréchal de Luxembourg, général d’inspiration, faisant la guerre en grand seigneur, souvent surpris, jamais vaincu, battit Guillaume III à Fleuras (1690), à Steinkerque (1692), à Nerwinde (1693), et envoya à Notre-Dame de Paris tant de drapeaux ennemis, qu on l’appela le Tapissier de Notre-Dame.

358. paix de ryswick, 1697. — Malgré ces succès, malgré les victoires navales remportées par Jean Bart et par Duguay-Trouin, l’épuisement de la France faisait désirer la paix à Louis XIV. Elle fut conclue au château de Ryswick, près de la Haye, en Hollande. L’orgueil du grand roi s’abaissa jusqu’à reconnaître Guillaume III pour roi légitime d’Angleterre, et donner à la Hollande le droit de tenir garnison dans quelques places des Pays-Bas. La France conserva Strasbourg, que les chambres de réunion lui avaient adjugé ; elle recouvra la colonie fondée par Colbert à Pondichéry dans les Indes, et abandonna toutes ses autres conquêtes, notamment la Lorraine qu’elle gardait depuis 1634, malgré les clauses des traités de Westphalie et de Nimègue qui en avaient prescrit la restitution.

359. le duc d’anjou appelé au trône d’espagne. — la grande alliance. — La paix fut bientôt troublée au sud de l’Europe par la guerre de la succession d’Espagne, en même temps qu’elle commençait à l’être au nord et a l’est par la longue et sanglante rivalité de Charles XII et de Pierre le Grand. Trois puissances, la France, la Bavière et l’Autriche, se disputaient cette succession. Parmi les prétendants, le roi d’Espagne, Charles II, avait désigné pour son successeur le duc d’Anjou Philippe, petit-fils de sa sœur Marie-Thérèse et de Louis XIV, et il était mort vingt-huit jours après avoir fait ce testament (1700). Une ambassade espagnole vint à Versailles demander à Louis XIV qu’il envoyât le jeune prince en Espagne. Le grand roi réfléchit trois jours avant de se prononcer, et lorsqu’en présence de toute sa cour il fit connaître sa décision : « Partez, dit-il à son petit-fils ; mais souvenez-vous que vous êtes Français. » Puis, se tournant vers ses courtisans, il ajouta : « Messieurs, voilà le roi d’Espagne Philippe V. Il n’y a plus de Pyrénées. » Ainsi s’accomplissaient les prévisions de Mazarin. L’Europe s’effraya de nouveau, et Louis XIV sembla prendre à tâche de justifier ses craintes. Des lettres patentes du 3 février 1701 conservèrent à Philippe V ses droits éventuels à la couronne de France, et les garnisons hollandaises furent remplacées par des troupes françaises dans les places des Pays-Bas, que la paix de Ryswick avait rendues à l’Espagne. Aussi Guillaume III parvint-il sans peine à former à la Haye, le 7 sept. 1701, la grande alliance, dans laquelle entrèrent les principales puissances de l’Europe. Louis XIV n’eut d’abord pour lui que l’Électeur de Bavière, le roi de Portugal et le duc de Savoie. Il répondit à la formation de la grande alliance par un acte impolitique et contraire aux traités : Jacques II étant mort à Saint-Germain-en-Laye, il donna le titre de roi à son fils. La Hollande, l’Angleterre, l’Empereur et l’Empire lui déclarèrent successivement la guerre en 1702.

360. Situation de la France en 1702. — Les circonstances étaient loin d’être favorables à la France pour commencer la guerre. Louis XIV survivait à son siècle et voyait disparaître peu à peu les hommes qui avaient contribué à sa grandeur et à sa puissance. Louvois était mort en 1691, huit ans après Colbert ; Turenne, Condé, Luxembourg n’existaient plus ; leurs élèves et leurs successeurs, Catinat, Vendôme, Villars, Boufilers se voyaient préférer des courtisans incapables, tels que Villeroi, Tallard, Marsin, etc. Le royaume était épuisé ; les finances étaient dans un état déplorable. Les ennemis, au contraire, avaient à leur tête deux grands capitaines, le prince Eugène, cadet de la maison de Savoie, qui, rebuté par Louis XIV, avait pris du service chez les Impériaux, et le duc de Marlborough, marié à la favorite de la reine Anne, qui venait de succéder a Guillaume III, son beau-frère.

361. guerre de la succession d’espagne. — La guerre s’engagea sur tous les points à la fois. L’incapable Villeroi se laissa surprendre dans Crémone par le prince Eugène ; mais Vendôme triompha à Luzzara, et Villars à Friedlingen, près de la Forêt-Noire, où il gagna son bâton de maréchal (1702). La victoire qu’il remporta l’année suivante à Hochstedt en Bavière, et les autres succès des Français sur le Rhin demeurèrent stériles par la défection du Portugal et de la Savoie. En 1704, commença pour la France une longue série de revers, inaugurée par la désastreuse bataille que Tallard et Marsin perdirent dans ces mêmes plaines de Hochstedt où Villars avait été vainqueur. Marlborough battit Villeroi à Ramillies, sur la Dyle, et le força d’évacuer les Pays-Bas, tandis que le prince Eugène chassait Marsin d’Italie, après l’avoir défait devant Turin (1706). Sur mer, les Anglais prirent en 1704 Gibraltar, qui est devenu pour eux une position militaire si importante. En Espagne, Philippe V fut détrôné par son rival l’archiduc Charles ; mais le général Berwick, fils naturel de Jacques II, attaché au service de la France, chassa l’archiduc de Madrid, et rendit la couronne à Philippe V par la victoire d’Almanza (1707).

362. louis xiv demande la paix. — traités d’utrecht et de rastadt. — Le cruel hiver de 1709 mit le comble à la détresse du royaume, et, pour ne pas prolonger ces maux, Louis XIV fit demander la paix aux conférences de Gertruydenberg ; il renonçait à soutenir son petit-fils, en Espagne. Les alliés exigèrent qu’il détrônât lui-même Philippe V. Le vieux roi, plutôt que de se soumettre à ce déshonneur, flt un appel à la France : c’était, disait-il, le dernier sacrifice qu’il lui demandait, la dernière armée qu il devait lever ; si elle était vaincue, il irait, malgré ses soixante-et-onze ans, se mettre lui-même à la tête de sa noblesse, et mourir à la frontière. La nation n’abandonna pas son roi. Cent mille hommes furent confiés à Villars ; mais il perdit contre Eugène et Marlborough la sanglante bataille de Malplaquet (1709), défaite glorieuse pourtant, puisque les ennemis ne gagnèrent que le champ de bataille, et y laissèrent 20, 000 morts ; les Français n’en avaient perdu que 8, 000. Au moment où tout semblait perdu, Vendôme affermit la couronne sur la tête de Philippe V par la victoire de Villaviciosa (1710). L’année suivante, la mort de l’empereur Léopold Ier, et l’avènement au trône impérial de l’archiduc Charles, son frère, changèrent la face des choses. Continuer la guerre pour donner l’Espagne au nouvel empereur, c’était réaliser les rêves ambitieux de la maison d’Autriche. L’Angleterre ne pouvait s’associer à une telle pensée, ni combattre pour de tels intérêts. Une révolution ministérielle, qui fit passer le pouvoir des tories aux whigs, el la disgrâce de Marlborough survenue dans ces circonstances, eurent pour conséquence le rappel des troupes anglaises, et l’ouverture de conférences nouvelles pour la paix. Villars en hâta la conclusion en triomphant du prince Eugène à la célèbre journée de Denain (1712). La paix fut signée à Utrecht (1713) avec l’Angleterre et la Hollande, à Bastadt (1714) avec l’empereur, à Bade la même année avec l’empire. Philippe V fut reconnu pour roi d’Espagne ; mais il dut renoncer à tout droit éventuel sur la couronne de France, et céder Gibraltar et Minorque à l’Angleterre, le royaume de Naples, la Sardaigne, le Milanais, Mantoue et les Pays-Bas à l’empereur. Un 9e  électorat fut créé en faveur de la maison du Hanovre. Le duc de Savoie obtint la Sicile, avec le titre de roi : c’était l’accomplissement d’une partie des projets de Henri IV. La France abandonna les Stuarts, céda à l’Angleterre l’Acadie, Terre-Neuve et d’autres colonies d’Amérique, combla le port de Dunkerque, et donna aux Hollandais plusieurs villes de la frontière destinées à former une barrière pour ce peuple (traité de La Barrière 1715). Mais elle conserva les limites que lui avait assurées la paix de Ryswick.

363. derniers moments de louis xiv. — La journée de Denain avait fait trêve un instant aux chagrins domestiques du grand roi. Après avoir perdu en 1711 son fils le grand Dauphin, élève de Bossuet, et en 1712 son petit-fils le duc de Bourgogne, élève de Fénelon, Louis XIV vit approcher la mort avec calme. Se sentant près d’expirer, il se fit amener son arrière-petit-fils Louis, duc d’Anjou, âgé de cinq ans, fils du duc de Bourgogne, et il lui dit : « Mon enfant, vous allez être bientôt roi d’un grand royaume ; ce que je vous recommande le plus, c’est de n’oublier jamais les obligations que vous avez à Dieu. Souvenez-vous que vous lui devez tout ce que vous êtes. Tâchez de conserver la paix avec vos voisins. J’ai trop aimé la guerre ; ne m’imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j’ai faites. Prenez conseil en toutes choses, et cherchez à connaître le meilleur, pour le suivre toujours. Soulagez vos peuples le plus tôt que vous le pourrez, et faites ce que j’ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même. » Puis, apercevant au pied de son lit deux de ses valets de chambre qui fondaient en larmes, il leur dit : « Pourquoi pleurez-vous ? M’avez-vous cru immortel ? » Il mourut le 1er  septembre 1715, à sa résidence de Versailles, dans la 77e année de son âge, et la 72e de son règne.

364. Despotisme de Louis XIV. — Louis XIV avait régné en monarque absolu. On a souvent cité de lui ces mots fameux : « L’État, c’est moi » ; il voulut en faire une réalité. Il ne convoqua jamais les États-Généraux ; il en eut la pensée dans les dernières années de son règne, au moment de ses revers ; mais il y renonça ; et lorsque, dans le traité d’Ufrecht, les alliés demandèrent que la paix fût ratifiée par les États, il s’y refusa avec indignation. Il avait coutume de dire que l’argent de ses coffres et celui de ses sujets lui appartenaient au même titre. Il laissa subsister les assemblées du clergé, qui avaient lieu tous les cinq ans ; mais il ne leur permit de s’occuper que de questions de discipline et du don gratuit qu’on devait faire au roi. Il conserva les parlements de Toulouse, de Grenoble, de Bordeaux, de Dijon, de Rouen, d’Àix, de Rennes, de Pau et de Metz, et il en établit de nouveaux à Dole en Franche-Comté (1674), et à Tournai[5] en Flandre (1686). Mais il leur défendit de s’occuper des affaires politiques, et leur enleva le droit de remontrance, ainsi que le titre de cours souveraines, qu’il changea contre celui de cours supérieures.

365. Grandeur de la France sous Louis XIV. — Cette haute idée que Louis XIV s’était faite du pouvoir royal, cet orgueil démesuré dont il éiait possédé, avaient leur bon côté. Il voulait que le nom français fût entouré de respect et de vénération chez les peuples étrangers, et il saisit toutes les occasions qui s’offrirent à lui de manifester avec éclat cette prétention. Le comte d’Estrade, son ambassadeur à Londres, ayant eu une dispute de préséance dans une cérémonie publique avec l’envoyé d’Espagne, Louis XIV réclama fièrement le pas pour la France, et le roi Philippe IV céda. Les gens de M. de Créquy, son représentant près du Saint-Siège, ayant été insultés par la garde corse du pape Alexandre VII, il exigea une réparation, et le pape s’y soumit ; il envoya son neveu le cardinal Chigi porter ses excuses au roi de France, et il fit élever sur une des places de Rome une pyramide où l’on inscrivit et l’insulte faite et la réparation accordée. La personnification de la France dans son roi eut un autre avantage : ce pays, si divisé par l’anarchie féodale du moyen âge, si affaibli par les agitations politiques et religieuses du seizième siècle, devint sous la main du grand roi une monarchie puissante et prospère, qui marcha bientôt à la tête des autres nations par ses richesses, son industrie, ses forces militaires, sa gloire dans les lettres et dans les arts.

366. Colbert réforme les finances. — L’honneur de ces résultats doit être en grande partie attribué à Colbert. Pendant an ministère de vingt-deux ans, cet homme infatigable sut porter l’ordre et la régularité dans toutes les branches de l’administration. Il commença par la réforme des finances, qui, sous le ministère de Mazarin, étaient tombées dans l’état le plus déplorable. Quoique la France fût écrasée d’impôts, 30 millions seulement, c’est-à-dire le tiers des taxes publiques qui s’élevaient à 90 millions, entraient dans les coffres de l’État. Colbert fit si bien, qu’à l’époque de sa mort (1683), les frais de perception n’absorbaient plus que 20 millions, et cependant les impôts avaient été notablement accrus : la France payait 116 millions, et le trésor en recevait 96. Le contrôleur général s’était attaché à suffire aux besoins de l’État avec les contributions ordinaires, et à cet effet il avait établi de nouvelles aides ou impôts indirects, en cherchant toutefois à ménager le peuple autant qu’il le pouvait par la diminution de la taille ou impôt personnel. Après lui, on se jeta dans la voie des emprunts, et les désordres financiers recommencèrent.

367. Industrie ; commerce ; manufactures ; agriculture. — Colonies ; marine ; arsenaux. — Législation. — Pour compenser l’accroissement des impôts et pour fournir au peuple les moyens de s’enrichir, Colbert donna un grand développement à l’Industrie ; il releva les manufactures, tombées depuis Sully ; il créa des chambres et un conseil de commerce, pour perfectionner la législation ancienne et pour pronager les procédés nouveaux ; il envoya des ouvriers français dans tous les pays étrangers où l’industrie était en progrès, afin qu’ils en rapportassent les secrets ; il attira en France, par des primes et des privilèges, les ouvriers étrangers renommés pour leur habileté. Au bout de quelques années, les soieries de Tours et de Lyon, les draperies de Sedan, de Louviers et d’Abbeville, n’avaient pas de rivales en Europe. La fameuse manufacture des Gobelins rivalisait avec la peinture pour le fini de ses tapisseries ; les glaces de Saint-Gobain et de Tournaville l’emportaient sur celles de Venise ; les bas s’y fabriquaient mieux qu’en Angleterre, les dentelles mieux que dans le Brabant. Partout des débouchés furent ouverts à l’industrie ; dans tous les traités, on inséra des clauses favorables au commerce français ; enfin on ouvrit une communication entre la Méditerranée et l’Océan par le fameux canal du Languedoc. On a accusé Colbert d’avoir sacrifié l’agriculture a l’industrie ; il encouragea au contraire la noblesse à cultiver ses terres ; il défendit d’enlever aux laboureurs, sous quelque prétexte que ce fut, leurs bœufs et leurs instruments aratoires ; il accorda des prix aux meilleurs cultivateurs ; il s’appliqua à l’amélioration des haras et des races bovines.

Des compagnies privilégiées furent autorisées à exploiter les colonies que la France possédait, et on en fonda de nouvelles au Canada, à Cayenne et à Madagascar. On créa une marine marchande en même temps qu’une marine militaire. La France, qui en 1661 possédait à peine six vaisseaux, en comptait deux cent soixante, vingt ans après. Des arsenaux furent construits à Toulon, à Rochefort, à Brest, au Havre et à Dunkerque.

La législation subit aussi d’heureux changements, grâce à ces belles ordonnances qu’on désigne aujourd’hui par les noms de Code Louis, Ordonnance civile, Code noir[6]. Code maritime, Code des eaux et forêts, Ordonnance criminelle. Ces divers codes sont le résumé des ordonnances antérieures modifiées et mises en ordre par un comité de législation, que Colbert avait composé de magistrats illustres, tels que Pussort, Lamoignan, d’AJigre, et Denis Talon, etc. Le plus remarquable est le Code des eaux et forêts, publié en 1609.

368. Économie et magnificence de Colbert. — Colbert ne mérite pas le reproche qu’où lui a fait d’avoir secondé les goûts de Louis XIV pour le luxe et l’ostentation : sa correspondance nous le montre toujours en lutte avec le roi à ce sujet. Il est innocent des folies de Marly et de Maintenon. Il prêchait sans cesse l’économie ; mais il mettait au rang des dépenses nécessaires celles qui avaient peur objet la gloire de la nation identifiée avec la royauté, et l’embellissement de la capitale, qu’il appelait le palais de la nation[7]. À ce point de vue, il ne dut s’opposer ni à la création du magnifique parc et du château de Versailles, ni à rétablissement de l’hôtel royal des Invalides, ces deux grandes pensées de Louis XIV, dont le roi surveilla et dirigea lui-même l’exécution.

369. Réformes militaires de Louvois ; casernes ; uniformes ; baïonnette, etc. — L’organisation militaire eut sa part dans les réformes, et c’est à Louvois qu’en revient l’honneur. Ce ministre était, suivant l’expression d’un contemporain, le plus brutal et le plus grand des commis. Il conserva le recrutement de l’armée par des enrôlements volontaires moyennant une solde et certains avantages ; mais il en fit l’objet de sa surveillance particulière. Il créa des corps nouveau (grenadiers, bombardiers, hussards). Les garnison n’avaient pas de casernes ; il en fit construire partout. Il multiplia les hôpitaux, créa l’administration militaire, établit l’uniformité du costume, institua la marche au pas, fortifia la discipline, débarrassa l’infanterie et la cavalerie de la pesante armure du moyen âge, et leur donna cette arme de la baïonnette, Inventée à Bayonne, et devenue si terrible entre les mains da soldat français.

Des écoles militaires furent fondées à Metz, à Strasbourg et à Douai, pour former de jeunes officiers et des artilleurs. Un ordre meilleur et plus régulier d’avancement fut établi d’après l’ancienneté et le mérite. De savants ingénieurs, habiles dans l’art des siéges, secondèrent la bravoure des troupes ; le plus célèbre d’entre eux, Vauban, fortifia toutes nos villes du nord et de l’est. Enfin, pour récompenser la valeur militaire, Louis XIV créa (1693) l’ordre de Saint-Louis, qui eut le roi pour chef. La noblesse, qui était seule admissible aux grades dans l’armée, pouvait seule aussi recevoir cette récompense ; le soldat avait pour perspective une penaion de retraite et son entrée aux Invalides.

370. Siècle de Louis XIV. — Richelieu avait établi l’Académie française ; Louis XIV compléta la pensée de ce grand ministre en fondant l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1663), l’Académie des sciences (1666), celle de peinture et de sculpture (1667), celle d’architecture (1671) ; en un mot, il a mérité, par la protection signalée qu’il accorda aux sciences, aux lettres et aux arts, que son règne soit désigné dans l’histoire par un nom particulier : le siècle de Louis XIV. Car ce siècle a été, comme celui de Périclès, comme celui d’Auguste, comme celui de Léon X et de François Ier, une de ces époques privilégiées que la Providence fait éclore à de rares intervalles pour l’honneur de l’humanité. Grâce aux nobles encouragements, qu’il sut toujours distribuer avec justice et à propos, « Louis XIV, dit le cardinal Maury ; eut à la tête de ses armées Turenne, Condé, Luxembourg, Catinat, Créquy, Boufflers, Vendôme et Villars ; Château Regnault, Duquesne, Tourville, Duguay-Trouin commandaient ses escadres ; Colbert, Louvois, Torcy étalent appelés à ses conseils ; Bossuet, Bourdaloue, MassIllon lui annonçaient ses devoirs ; son premier sénat avait Molé et Lamoignon pour chefs, Talon et d’Aguesseau pour organes ; Vauban fortifiait ses citadelles ; Riquet creusait ses canaux ; Perrault et Mansard construisaient ses palais. Puget, Girardon, Le Poussin, Le Sueur et Le Brun les embellissaient ; Le Nôtre dessinait ses jardins ; Corneille, Racine, Molière, Quinault, La Fontaine, La Bruyère, Boileau, éclairaient sa raison et amusaient ses loisirs ; Montausier, Bossuet, Beauvilliers, Fénelon, Huet, Fléchier, l’abbé de Fleury, élevaient ses enfants. C’est avec cet auguste cortège de génies immortels que Louis XIV, appuyé sur tous ces grands hommes qu’il sut mettre et conserver à leur place, se présente aux regards de la postérité. »


Synchronisme. — Avénement de la maison de Hanovre en Angleterre, 1714. — Règne de Charles XII en Suède, 1697-1718. — Règne de Pierre-le-Grand en Russie, 1682-1725. — L’électeur de Brandebourg Frédéric III prend le titre de roi de Prusse sous le nom de Frédéric I, 1701. — Colonies anglaises dans l’Amérique septentrionale, 1606-1681.


  1. Le droit de dévolution en usage dans les Pays-Bas attribuait aux enfants du premier lit, en cas de second mariage, les terres apportées en dot par l’un des deux époux. Or Marie-Thérèse était née de la première femme de Philippe IV, et Chartes II, le nouveau roi d’Espagne, était fils d’un second lit.
  2. Capitale des colonies hollandaises de l’Océanie, dans l’île de Java, l’une des îles de la Sonde.
  3. Ce changement de dynastie est appelé la Révolution de 1688.
  4. Le cap de la Hogue est situé von l’extrémité N.-E. du département actuel de le Manche.
  5. Le parlement de Tournai fut transféré à Douai après la paix d’Utrecht.
  6. Le Code noir avait pour objet de régler la condition des esclave noirs aux colonies.
  7. Paris lui doit ses quais, les portes Saint-Denis et Saint-Martin, la colonnade du Louvre et l’Observatoire.