Histoire de France (Jacques Bainville)/Chapitre XV

Nouvelle Librairie nationale (p. 522-548).


CHAPITRE XV

LOUIS XVI ET LA NAISSANCE DE LA RÉVOLUTION


Au moment où Louis XVI, à vingt ans, devient roi, il ne faut pas seulement regarder l’état de la France. Il faut regarder l’état de l’Europe. Cette Europe est sinistre. C’est un âge de grands carnassiers. Frédéric de Prusse et Catherine de Russie, une Allemande, ont commencé le partage de la Pologne auquel ils ont associé l’Autriche. L’Angleterre, digérant ses conquêtes ne pense qu’aux intérêts de son commerce et à garantir contre les concurrences sa suprématie maritime. Tel était le monde lorsque la plus grande partie des Français rêvait d’une rénovation de l’humanité et d’un âge d’or.

Les différences des doctrines et des écoles n’empêchaient pas qu’il y eût en France un fonds commun d’aspirations et d’illusions. Il en est ainsi à toutes les époques, et le jeune roi n’eût pas été de la sienne s’il n’en avait, dans une certaine mesure, partagé les idées. On s’est souvent demandé ce qui serait arrivé si le duc de Bourgogne, l’élève de Fénelon, avait succédé à Louis XIV. Peut-être l’a-t-on vu sous Louis XVI. Les conceptions, d’ailleurs vagues, exprimées par le douceâtre Télémaque, qui étaient apparues aux dernières années du dix-septième siècle, mélange d’esprit traditionnel et d’esprit réformateur, celles que la Régence avait appliquées un moment avec ses conseils aristocratiques, ces conceptions s’étaient conservées dans la famille royale. Le vertueux dauphin, fils de Louis XV, y était attaché et Louis XVI avait été élevé dans ce souvenir. « Qu’ont donc fait les grands, les États de province, les Parlements, pour mériter leur déchéance ? » écrivait-il de sa main peu après son avènement, condamnant ainsi l’évolution poursuivie depuis 1660. Les mesures les moins intelligibles, à première vue, de son règne, ainsi quand le ministre de la guerre Ségur voudra que les officiers soient nobles, partent de là. Le bien public, par le moyen de la monarchie agissant comme une autorité paternelle et respectant les vieux droits, les libertés, franchises et garanties, les trois ordres et les grands corps, le retour à l’ancienne constitution de la monarchie, telle qu’on l’imaginait : c’était moins des principes qu’une tendance qui paraissait se confondre sur certains points — sauf la question religieuse — avec celle des philosophes, mais qui en était l’opposé. Car, pour les philosophes, le progrès devait se réaliser par l’abolition du passé, par une législation uniforme, en un mot par le « despotisme éclairé », celui de Frédéric, de Catherine, de Joseph II, celui que concevaient un Choiseul et un Maupeou, les hommes les plus étrangers du monde à la tradition.

Sous Louis XV, la grande affaire avait été celle des Parlements. Choiseul avait gouverné avec eux, Maupeou sans eux. Le coup d’État de Maupeou — on disait même sa révolution — était encore tout frais en 1774 et les avis restaient partagés. Mais la suppression des Parlements avait été un acte autoritaire et Louis XVI, comme le montre toute la suite de son règne, n’avait ni le sens ni le goût de l’autorité. Le nouveau roi donna tort à son grand-père. « Il trouva, dit Michelet, que le Parlement avait des titres, après tout, aussi bien que la royauté ; que Louis XV, en y touchant, avait fait une chose dangereuse, révolutionnaire. Le rétablir, c’était réparer une brèche que le roi même avait faite dans l’édifice monarchique. Turgot, en vain, lutta et réclama… Le Parlement rentra (novembre 1774) hautain, tel qu’il était parti, hargneux, et résistant aux réformes les plus utiles. »

Ainsi, pour l’école de la tradition, la suppression des Parlements avait été une altération de la monarchie, l’indépendance de la magistrature étant une des lois fondamentales du royaume. Mais le recours aux états généraux en était une aussi. Il y avait plus d’un siècle et demi que la monarchie avait cessé de convoquer les états généraux, parce qu’ils avaient presque toujours été une occasion de désordre. L’indépendance des Parlements avait été supprimée à son tour, parce que l’opposition des parlementaires redevenait aussi dangereuse qu’au temps de la Fronde et paralysait le gouvernement. Le conflit, qui n’allait pas tarder à renaître entre la couronne et le Parlement, rendrait inévitable le recours aux états généraux. Bien qu’on ne l’ait pas vu sur le moment, il est donc clair que le retour à la tradition, qui était au fond de la pensée de Louis XVI et qui s’unissait dans son esprit à un programme de réformes, sans moyen de les réaliser, ramenait la monarchie aux difficultés dont elle avait voulu sortir sous Louis XIV et sous Louis XV.

Ces difficultés politiques décupleraient les difficultés financières nées des deux guerres de Sept Ans, qui ne pouvaient être résolues que si la méthode de Maupeou était continuée et qui seraient accrues par les tâches que la France allait rencontrer à l’extérieur où grandissaient des forces hostiles. Qu’on y joigne l’état de l’esprit public, nourri d’utopies par la littérature, et d’une société qui, du haut jusqu’en bas, désirait changer les choses ou aspirait vaguement à changer quelque chose ; qu’on y joigne encore, jusque sur le trône, l’affaiblissement de l’idée d’autorité, et l’on aura les éléments de la Révolution qui approchait. Force est à l’histoire de noter qu’elle est venue quinze ans après le rappel des Parlements et dès le jour où furent réunis les états généraux.

« Louis XVI, dit admirablement Sainte-Beuve, n’était qu’un homme de bien exposé sur un trône et s’y sentant mal à l’aise. Par une succession d’essais incomplets, non suivis, toujours interrompus, il irrita la fièvre publique et ne fit que la redoubler. » Car, ajoutait Sainte-Beuve, « le bien, pour être autre chose qu’un rêve, a besoin d’être organisé, et cette organisation a besoin d’une tête, ministre ou souverain… Cela manqua entièrement durant les quinze années d’essai et de tâtonnements accordées à Louis XVI. Les personnages, même les meilleurs, qu’il voulut se donner d’abord pour auxiliaires et collaborateurs dans son sincère amour du peuple étaient imbus des principes, des lumières sans doute, mais aussi, à un haut degré, des préjugés du siècle, dont le fond était une excessive confiance dans la nature humaine. »

Il eût fallu un roi « pratique et prudent » et Louis XVI n’avait que de bonnes intentions, avec des idées confuses. Son premier ministère fut ce que nous nommerions un « grand ministère ». Il était composé de « compétences », d’hommes travailleurs, intègres, populaires pour la plupart. Le jeune roi n’avait écouté ni ses sentiments ni ses préférences, puisqu’il avait même appelé Malesherbes, célèbre pour la protection qu’il avait accordée aux philosophes lorsqu’il avait été directeur de la librairie, c’est-à-dire de la presse. Maurepas, homme d’État d’une vieille expérience, Miromesnil, garde des sceaux, Vergennes, notre meilleur diplomate, plus tard, Saint-Germain à la guerre, enfin et surtout Turgot, l’illustre Turgot, dont Voltaire baisait les mains en pleurant : il y avait dans ce personnel ce qui donnait le plus d’espoir.

Cependant ce ministère ne réussit pas. Il est impossible de dire si les réformes de Turgot auraient préservé la France d'une révolution. Ses plans avaient une part de réalisme et une part de chimère. Ils s’inspiraient d’ailleurs des idées qui avaient cours, ses successeurs les ont suivis, et les assemblées révolutionnaires les reprendront. Mais, par ce choix même, l’inconséquence de Louis XVI éclatait. Turgot s’était fait connaître comme intendant et les intendants représentaient le « progrès par en haut » dans les pays qui relevaient directement de la couronne. Leur esprit était à l’opposé de l’esprit des Parlements que le roi restaurait. Il y avait là, dans le nouveau règne, une première contradiction. De toute façon, le temps a manqué à Turgot pour exécuter son programme et, s’il avait obtenu, dans l’intendance du Limousin, des résultats qui l’avaient rendu célèbre, c’est parce qu’il était resté treize ans à son poste. Il ne resta que deux ans ministre. Ce ne fut pas seulement à cause de l’opposition qu’il rencontra et à laquelle on devait s’attendre. Turgot ne pouvait combattre les abus sans blesser des intérêts et rencontrer des résistances, celle du Parlement en premier lieu, qui, à peine réintégré avec promesse de ne pas retomber dans son ancienne opposition, manifestait de nouveau son bizarre esprit, à la fois réactionnaire et frondeur. Le plan de Turgot pour assainir les finances n’était pas nouveau et l’on a rendu justice aux contrôleurs généraux qui l’ont précédé. Il s’agissait toujours de faire des économies, de mieux répartir l’impôt entre les contribuables, de supprimer les exemptions et les privilèges, et ces projets soulevaient toujours les mêmes tempêtes. D’autre part, Turgot, convaincu comme l’avait été Sully, que l’agriculture était la base de la richesse nationale, cherchait à la favoriser de diverses manières et en même temps à remédier au fléau des disettes par la liberté du commerce des blés. Là, il ne se heurta pas seulement aux intérêts, mais aux préjugés. Il fut accusé, lui, l’honnête homme, de faire sortir le grain du royaume comme Louis XV l’avait été du « pacte de famine ». Dans son programme de liberté, Turgot touchait d’ailleurs à d’autres privilèges, ceux des corporations de métiers, ce qui provoquait les colères du petit commerce. Ses préférences pour l’agriculture lui valaient aussi le ressentiment de l’industrie et de la finance. « Turgot, dit Michelet, eut contre lui les seigneurs et les épiciers. » Il faut ajouter les banquiers dont le porte-parole était Necker, un Genevois, un étranger comme Law, et qui avait comme lui une recette merveilleuse et funeste : l’emprunt, l’appel illimité au crédit.

Les inimitiés que Turgot s’était acquises, à la Cour et dans le pays, étaient celles que devait rencontrer tout ministre des Finances réformateur. Elles contribuèrent sans doute à le renverser. La vraie cause de sa chute fut d’une autre nature. Pour remplir son programme, Turgot avait besoin de la paix. Il disait que le premier coup de canon serait le signal de la banqueroute. Mais que répondait le ministre des Affaires étrangères ? En 1776, un événement considérable venait de se produire : les colonies anglaises de l’Amérique du Nord s’étaient insurgées. C’était pour la France l’occasion d’effacer les conséquences du traité de Paris, de s’affranchir et d’affranchir l’Europe des « tyrans de la mer ». Cette occasion pouvait-elle être perdue ? À cet égard, les pensées qui divisaient le gouvernement français divisent encore les historiens selon le point de vue auquel ils se placent. L’historien des finances juge que cette guerre a été funeste, parce qu’elle a en effet coûté un milliard cinq cents millions ou deux milliards et, comme Turgot l’avait annoncé, précipité la banqueroute. L’historien politique estime que le résultat à atteindre valait plus que ce risque. Ce fut l’avis de Vergennes et c’est parce qu’il l’emporta que Turgot préféra se retirer.

Nous sommes ici à la jointure des difficultés extérieures et des difficultés politiques et financières auxquelles la monarchie devait bientôt succomber. Nous avons vu se développer un état de l’esprit public qui avait quelque chose de morbide : Michelet n’a pas tort de souligner l’importance du magnétisme de Mesmer et de l’invention des ballons qui fortifièrent la foi dans les miracles humains, les miracles du progrès. Nous avons vu d’autre part que le pouvoir avait perdu de son énergie et qu’il s’était mis lui-même sur la voie qui devait le conduire à convoquer les états généraux, c’est-à-dire à déterminer l’explosion. La guerre d’Amérique, dont il n’aurait pu se dispenser sans compromettre les intérêts de la France et se résigner pour elle à un effacement irréparable (qu’on pense à ce que serait aujourd’hui l’empire britannique s’il comprenait en outre les États-Unis), la guerre d’Amérique donna le choc par lequel la révolution fut lancée.

Disons tout de suite que Necker, appelé aux finances sous le couvert d’un homme de paille, parce qu’il était étranger, trouva les moyens de financer la guerre contre les Anglais. Mais à quel prix ! Par ses combinaisons d’emprunt, terriblement onéreuses pour le Trésor, il légua à ses successeurs un fardeau écrasant dont ils ont porté l’impopularité. Ici encore, quelle peine on a à choisir : s’il n’est pas juste d’accuser Calonne et Brienne des fautes de Necker, l’est-il de reprocher à Necker, chargé de trouver de l’argent pour la guerre, de s’en être procuré par des moyens faciles, qui avaient l’avantage de ne soulever l’opposition de personne, mais par lesquels, bientôt, nos finances devaient culbuter ?

L’engouement du public pour la cause de l’indépendance américaine aida Necker à placer ses emprunts et Vergennes à réaliser ses projets. L’Amérique, en se soulevant contre l’Angleterre, faisait écho à l’idée de liberté que le dix-huitième siècle avait répandue. Le « bonhomme Franklin », au fond un assez faux bonhomme, qui vint à Paris plaider pour son pays, sut flatter la sensibilité à la mode et fut reçu comme un personnage de Jean-Jacques Rousseau. Cet enthousiasme se traduisait par le départ, sur lequel le gouvernement ferma les yeux, de La Fayette et de ses volontaires. Un peu plus tard, la France envoya, en Amérique, avec de nombreux subsides, des troupes régulières sous Rochambeau. Il n’est pas douteux que, sans notre concours militaire et pécuniaire, les insurgés américains eussent été écrasés.

Cependant l’expérience de la guerre de Sept Ans n’avait pas été perdue. Vergennes savait que pour lutter avec avantage contre l’Angleterre, la France devait avoir les mains libres sur le continent. Partisan de l’alliance autrichienne, il refusait d’en être l’instrument et de la détourner de son objet véritable qui était de maintenir en Allemagne, contre la Prusse, l’équilibre créé par le traité de Westphalie. L’empereur Joseph II, esprit brillant et inquiet, que les lauriers de Frédéric empêchaient de dormir, crut que les hostilités entre la France et l’Angleterre s’accompagneraient d’une nouvelle guerre continentale favorable à ses ambitions. Vergennes se hâta de le détromper : l’Autriche ne devait pas devenir, à nos frais, comme la Prusse, une cause de désordres en Allemagne. Joseph II, à la mort de l’électeur de Bavière, ayant voulu s’emparer de ses États, la France intervint au nom de son droit de garantie sur l’Empire germanique et, par la convention de Teschen (1779), imposa sa médiation à l’Autriche et à la Prusse, prêtes à en venir aux mains. Sans rompre l’alliance autrichienne, sans se rejeter du côté de la Prusse, dans le véritable esprit de notre politique d’Allemagne, fondée sur la tradition bien comprise de Richelieu, Louis XVI et Vergennes ne s’étaient pas laissé détourner de la guerre maritime par une guerre terrestre, la preuve étant faite que l’Angleterre ne pouvait être atteinte que sur les mers. La paix conservée en Europe eut un autre avantage : non seulement l’Angleterre n’eut pas d’alliés, mais les peuples, menacés par son avidité et las de sa tyrannie navale, se rangèrent de notre côté, comme l’Espagne et la Hollande, tandis que les autres, sur l’initiative de la Russie, formaient une ligue des neutres, ligue armée, décidée à imposer aux Anglais la liberté de leur navigation.

Ces circonstances, dues à une sage politique, ont permis à la monarchie expirante de prendre sa revanche du traité de Paris. La guerre de l’Indépendance américaine n’a été par le fait qu’un épisode de la rivalité anglo-française. L’Angleterre renonça à vaincre les insurgés (qui traitèrent d’ailleurs sans nous attendre) le jour où elle eut renoncé à nous vaincre sur mer. Notre flotte n’avait pas été reconstruite et fortifiée en vain. L’argent qu’elle avait coûté n’avait pas été inutile. Si un projet de débarquement en Angleterre avorta, comme avortera celui de Napoléon, partout, de l’Océan Atlantique à l’Océan Indien, nos escadres avaient tenu les Anglais en échec, et le bailli de Suffren s’illustra comme un de nos plus grands marins. L’Angleterre n’était plus la maîtresse incontestée des mers. Elle avait convoité les colonies espagnoles et hollandaises pour compenser la perte de l’Amérique : elle dut s’en passer, et, si elle garda Gibraltar, rendit Minorque à l’Espagne. Nous-mêmes, par le traité de Versailles (1783), nous affranchissions Dunkerque des servitudes laissées par le traité d’Utrecht, nous retrouvions le Sénégal, sans lequel notre empire africain d’aujourd’hui n’existerait pas. Notre prestige restauré en Extrême-Orient nous permettait de pénétrer en Annam et d’amorcer notre établissement dans l’Indochine par laquelle, un jour, nous remplacerions l’Inde. Grand enseignement qui ne doit pas être négligé : nous avions perdu nos colonies sur la mer ; c’était aussi sur la mer que nous commencions à réparer cette perte.

Le défaut du traité de Versailles, c’était d’être une sorte de paix sans vainqueurs ni vaincus. Elle prouvait que nous étions capables de tenir tête à l’Angleterre. Elle ne résolvait rien. Le compromis de 1783 était un résultat, mais fragile. L’équilibre pouvait toujours être rompu par l’effort maritime de l’un ou de l’autre pays et c’est ce que l’Angleterre craignait de notre part et préparait de son côté. Vergennes, prudent et modéré, voulut consolider la situation acquise. La rivalité de la France et de l’Angleterre lui apparaissait comme un malheur et il disait que les incompatibilités entre les nations n’étaient qu’un préjugé. En 1786, par un traité de commerce qui sera un des griefs des états généraux contre la monarchie (on lui reprochait d’avoir inondé la France de marchandises anglaises), le gouvernement de Louis XVI voulut réconcilier les deux pays, les unir, les associer par les échanges, par leur participation à une prospérité, qui, des deux côtés de la Manche, grandissait tous les jours. Dans toutes les affaires qui se présentèrent jusqu’à la Révolution (en Hollande, par exemple, où nos amis les républicains furent renversés par les orangistes, à l’instigation de la Prusse et de l’Angleterre), la France évita ce qui pouvait conduire à un conflit. Elle laissa faire. Elle fut volontairement « conciliante et pacifique ». Pourtant l’Angleterre observait nos progrès avec jalousie. Elle ne consentait pas à partager la mer avec nous, et plus son industrie et sa population se développaient, plus elle dépendait de son commerce, plus elle redoutait notre concurrence. Au fond du peuple anglais l’idée montait que la paix blanche de 1783 avait démontré la nécessité d’arrêter la renaissance maritime de la France. La rivalité, longue déjà de près d’un siècle, à laquelle Vergennes avait espéré mettre un terme, devait éclater bientôt avec une nouvelle violence, et les Anglais, cette fois, seraient résolus à mener la lutte jusqu’au bout. On comprend ainsi que la Révolution française ait été pour l’Angleterre ce que la révolution d’Amérique avait été pour la France : un élément de leur politique, une occasion et un moyen.

Le gouvernement de Louis XVI avait de nombreuses raisons de tenir à la paix. D’abord, trop heureux d’avoir effacé les suites funestes de la guerre de Sept Ans, il voulait s’en tenir là, ne pas compromettre les résultats acquis et il avait l’illusion que la France lui en saurait gré. En outre, l’état de l’Europe n’était pas bon. La question d’Orient, apparue avec les progrès de la Russie, mettait en danger deux clients de la France, l’État polonais, notre allié politique, et l’Empire ottoman où nos intérêts matériels et moraux accumulés depuis deux cent cinquante ans étaient considérables. Protéger à la fois l’intégrité de la Turquie et l’indépendance de la Pologne, déjà atteinte par un premier partage ; se servir de l’alliance autrichienne pour empêcher l’empereur de succomber aux tentations de Catherine de Russie qui offrait à Vienne et à Berlin leur part des dépouilles turques et polonaises ; mettre, en somme, l’Europe à l’abri d’un bouleversement dont l’effet eût été — et devait être — de faire tomber la France du rang qu’elle occupait, de la situation éminente et sûre qu’elle avait acquise sous Richelieu et Louis XIV : tels furent les derniers soucis de la monarchie française. On conçoit le soulagement avec lequel les autres monarchies en apprirent la chute, puisqu’elle était le gendarme qui maintenait l’ordre en Europe et empêchait les grandes déprédations.

Une autre raison vouait le gouvernement à la prudence : la question d’argent, considérablement aggravée par les frais de la guerre d’Amérique et qui devenait une des grandes préoccupations du public autant qu’elle était celle du pouvoir. L’ensemble et l’enchaînement de tous ces faits rendent compte de la manière dont s’est produite la Révolution.

Par les exemples que nous avons sous les yeux et par l’expérience de la guerre et des années qui l’ont suivie, où mille choses du passé ont été revécues, nous comprenons aujourd’hui qu’une mauvaise situation financière puisse accompagner la prospérité économique. Tous les témoignages sont d’accord : la prospérité était grande sous le règne de Louis XVI. Jamais le commerce n’avait été plus florissant, la bourgeoisie plus riche. Il y avait beaucoup d’argent dans le pays. Tout considérable qu’il était, le déficit pouvait être comblé avec un meilleur rendement des impôts. Malheureusement, les ministres réformateurs se heurtaient aux vieilles résistances, qui n’étaient pas seulement celles des privilégiés, mais celles de tous les contribuables dont le protecteur attitré était le Parlement. La prodigieuse popularité de Necker tint à ce qu’il eut recours non à l’impôt, mais à l’emprunt. Habile à dorer la pilule, à présenter le budget, comme dans son fameux Compte rendu, sous le jour le plus favorable, mais aussi le plus faux, il n’eut pas de peine, en fardant la vérité, à attirer des capitaux considérables. De là deux conséquences : les porteurs de rente devinrent extrêmement nombreux et une banqueroute frapperait et mécontenterait désormais un très grand nombre de personnes ; d’autre part, Necker, ayant donné l’illusion qu’on pouvait se passer d’impôts nouveaux, eut la faveur de tous les contribuables, notamment du clergé, à la bourse duquel on avait coutume de s’adresser en cas de besoin, mais il rendit par là les Français de toutes les catégories encore plus rebelles à la taxation.

Necker était tombé en 1781, deux ans avant la fin de la guerre, sur une question de politique intérieure. Emprunter ne suffisait pas. Il fallait trouver des ressources par une réforme financière. Aucune n’était possible si les Parlements s’y opposaient. C’est pourquoi Necker avait entrepris de créer dans toutes les provinces, quels qu’en fussent le régime et les droits, des assemblées provinciales à qui seraient en partie transférés les pouvoirs des Parlements et des intendants. Dès qu’on sut que Necker voulait « attacher les Parlements aux fonctions honorables et tranquilles de la magistrature et soustraire à leurs regards les grands objets de l’administration », il eut les parlementaires contre lui. En somme, Necker en revenait par un détour à Maupeou. Quelque répugnance qu’eût Louis XVI à se séparer de Necker après s’être séparé de Turgot, il n’eut pas de peine à écouter Maurepas, qui lui montra le danger de ce nouveau conflit, sans compter l’inconséquence qu’il y aurait eu à humilier ou à briser de nouveau les Parlements après les avoir restaurés.

Il était bien difficile de sortir de ces difficultés et de ces contradictions, et Louis XVI commençait à être prisonnier de ses principes et à tourner dans un cercle vicieux. Cependant, sous ses artifices, Necker avait caché d’énormes trous. Son successeur, Joly de Fleury, révéla la vérité : c’est à lui qu’on imputa le déficit. Il tomba à son tour avec le conseil des finances qu’il avait institué pour rétablir l’ordre dans les comptes. Après lui, le roi crut qu’un administrateur de carrière, un honnête homme remplirait la tâche : Lefèvre d’Ormesson prit des mesures nettes et franches qui n’eurent d’autre effet que de porter un coup au crédit et de causer une panique. Deux ministres avaient été usés en deux ans. Un homme habile se présenta : c’était Calonne.

Il est resté célèbre parce qu’on l’a regardé comme le fossoyeur de l’ancien régime. À son nom est resté attaché le mot célèbre de Beaumarchais, dont le Figaro faisait fureur. « Il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. » De nos jours, on a presque réhabilité Calonne. En tout cas, on a compris ses intentions. C’était un homme adroit, séduisant, qui comptait sur les ressources de son esprit pour dénouer les situations les plus difficiles. Devant le vide du Trésor, il affecta un optimisme qu’il n’avait pas. Connaissant la nature humaine, il pensa que, pour ne pas se heurter aux mêmes oppositions que ses prédécesseurs, il fallait avoir l’économie aimable et non hargneuse : des générosités bien placées, agréables à des personnes influentes, supprimeraient les criailleries et permettraient de sérieuses réformes. En même temps, au prix de quelques millions, il donnerait l’impression de la richesse, il restaurerait le crédit, un délai serait obtenu et les ressources de la France étaient assez grandes pour que l’État fût hors d’embarras au bout de quelques années. Voilà le secret de ce qu’on a appelé les prodigalités de Calonne : elles partaient d’une méthode assez voisine de celle de Necker. Il est établi d’ailleurs que la grande « mangerie » de la cour a été exagérée, parce qu’elle était visible, mais que, tout compte fait, les « profusions » de Calonne, les dépenses qu’il permit à la reine et aux frères du roi n’excèdent pas ce que Turgot lui-même avait consenti. « C’est dépasser toutes les bornes, écrit le plus récent et le plus impartial scrutateur de notre histoire financière, que de voir dans ses complaisances pour les gens de cour la cause capitale de la ruine des finances. » En somme, pour durer, gagner du temps, seul remède à son avis, Calonne jetait de la poudre aux yeux et quelque pâture aux mécontents.

Mais, comme les autres, il éprouva l’hostilité des Parlements dont le rôle, devant la restauration financière, fut entièrement négatif. Ardents à prêcher la nécessité des économies, ils continuaient par principe de refuser impôts, emprunts et réformes. Là était l’obstacle à tout. On peut donc soutenir de nouveau et avec plus de force ce que nous indiquions tout à l’heure : en relevant les Parlements, Louis XVI a empêché un rajeunissement de l’État, qui ne pouvait avoir lieu sans désordre que par le pouvoir lui-même agissant d’autorité. C’est ainsi que, par sa fidélité aux idées de son aïeul le duc de Bourgogne, Louis XVI a provoqué la Révolution.

En effet, si, sous Louis XV, Choiseul avait flatté les Parlements, si Maupeou les avait brisés, c’était pour ne pas avoir à recourir, dans un conflit insoluble entre la couronne et ces corps indépendants, à l’arbitrage des états généraux. La couronne devait s’en tenir au coup d’État de 1771, ou bien s’appuyer sur la représentation nationale. Louis XVI, hostile au coup d’État, était conduit à adopter le second terme d’une alternative à laquelle il était, depuis vingt-cinq ans, impossible d’échapper. Calonne interpréta correctement la pensée du roi, lorsque, après deux ans de conflits avec les Parlements, il lui suggéra de convoquer une assemblée des notables, un des rouages de la monarchie constitutionnelle et aristocratique qu’avait déjà conçue Fénelon.

Dès ce moment-là (février 1787) la Révolution est en marche. Qu’apporte Calonne aux notables ? Un mélange des idées de Necker et de Turgot, celles qu’on agitait vaguement un peu partout, le programme que la Constituante, en grande partie, reprendra. Rien ne serait plus faux que de regarder Calonne comme un réactionnaire. C’est un réformateur qui parle à ces représentants des trois ordres, choisis parmi des personnalités considérables ou populaires. La Fayette en était, ainsi que de grands seigneurs renommés pour leur « philanthropie » et leur attachement aux idées nouvelles. Dans les secrétariats, Mirabeau et Talleyrand débutent. Calonne croyait prendre appui sur cette assemblée pour obtenir les réformes que repoussait le Parlement. Il se figurait, avec l’optimisme de son temps accru par son optimisme naturel, qu’en invoquant le bien public il obtiendrait ce qu’il cherchait : un nouveau système d’impôts, votés par des assemblées provinciales, avec suppression des « exemptions injustes ». C’est-à-dire que Calonne s’adressait au bon cœur des privilégiés et aux aspirations égalitaires du tiers état. Avec une véritable naïveté, pour mieux agir sur les esprits, il mit à nu la détresse du Trésor. Les notables, au lieu d’ouvrir leur bourse, en profitèrent pour le charger de tous les péchés. Les accusations d’impéritie et de profusion qui pèsent sur sa mémoire datent de là. Il devint le bouc émissaire de l’ensemble des causes qui avaient ruiné nos finances. Le scandale fut tel que le roi dut lui signifier son congé. La première assemblée, cette assemblée triée sur le volet, avait pour ses débuts renversé un ministre haï des Parlements.

Elle ne fit pas autre chose. Loménie de Brienne, un prélat ami de Choiseul et des philosophes et qu’on disait même athée, succéda à Calonne et reprit ses projets. Il n’obtint rien de plus des notables, pressés surtout de ne pas payer. Pour renvoyer à plus tard le quart d’heure de Rabelais, ils se rejetèrent sur l’idée qu’une grande réforme des impôts devait être approuvée par les états généraux ou même, comme disait La Fayette, par « mieux que cela », par une assemblée nationale. On y allait désormais tout droit.

La fin de l’année 1787 eut ceci de particulièrement funeste pour la monarchie qu’elle mit Louis XVI en contradiction avec lui-même : il fut obligé d’entrer en lutte ouverte avec les Parlements qu’il avait rétablis. Refus d’enregistrer les édits qui créaient les nouvelles taxes, refus de reconnaître les nouvelles assemblées provinciales : sur tous les points, les Cours souveraines se montraient intraitables. Elles invoquaient, elles aussi, ces lois fondamentales, ces antiques traditions du royaume en vertu desquelles le roi les avait restaurées : respect des anciennes coutumes provinciales, indépendance et inamovibilité des magistrats, vote des subsides par les états généraux. Devant cette opposition opiniâtre, il fallut revenir aux lits de justice, à l’exil des Parlements, aux arrestations de parlementaires : le gouvernement était ramené aux procédés du règne de Louis XV sans pouvoir les appliquer avec la même énergie et en ayant, cette fois, l’opinion publique contre lui. La résistance des Parlements, désormais liée à la convocation des états généraux, était populaire. L’idée de consulter la nation était lancée dans la circulation et s’associait à l’idée de liberté : l’école philosophique du despotisme éclairé, celle qui avait soutenu Choiseul et Maupeou, avait disparu ; le libéralisme mis en vogue par la littérature et propagé par l’exemple américain la remplaçait.

Brienne, un « Maupeou impuissant » ou plutôt inconscient, ne fut pas heureux dans sa lutte contre les parlementaires. Ils revendiquaient la tradition. Il voulut remonter plus haut qu’eux, inventa une cour plénière, « rétablie », disait-il, sur le modèle donné par les premiers Capétiens, sinon par Charlemagne. Le Parlement, féru d’antiquité, serait réduit aux modestes fonctions qu’il remplissait à ses origines. En somme, Brienne jouait un tour aux magistrats. Son système, artificiel, n’eut qu’une conséquence. Que voulait-il ? Le roi dans ses conseils, le peuple en ses états ? Donc, plus de pouvoirs intermédiaires, appel direct à la nation. Ainsi, bien qu’il les promît seulement pour plus tard, Brienne à son tour annonçait des états généraux. En jouant à l’archaïsme, le gouvernement et les Parlements hâtaient également l’heure d’ouvrir les écluses. À ce jeu, on se blessa à mort. La famille royale elle-même s’y déchira : le duc d’Orléans, entré dans l’opposition, fut exilé à Villers-Cotterets pour avoir publiquement reproché à Louis XVI d’agir contre la légalité, le jour de l’enregistrement forcé des nouveaux édits.

Le gouvernement devenait impossible, parce qu’il avait multiplié les obstacles sur sa route, placé un piège devant chacun de ses pas, à un moment où il n’y avait plus de bonne volonté nulle part. Au fond, le plus grand sujet de mécontentement et d’inquiétude, c’était la question d’argent. Les privilégiés redoutaient les impôts : une assemblée du clergé, réunie par Brienne qui en espérait un subside, le refusa net, déclara, tant le prétexte était commode, que le peuple français n’était pas imposable à volonté. D’autre part, les nombreux créanciers de l’État et porteurs de rentes s’alarmaient. Personne ne voulait payer, les rentiers voulaient l’être. Tout le monde comptait sur les états généraux, soit pour échapper à la taxation, soit pour garantir le paiement de la dette publique : autant de Gribouilles impatients de se jeter à l’eau de peur d’être mouillés. Cependant les impôts existants rentraient mal, parce que le nouveau mécanisme des assemblées provinciales ne fonctionnait pas encore bien. Les ressources du Trésor étaient taries, parce que, la confiance étant ébranlée, sinon détruite, on ne souscrivait plus aux emprunts, tandis que les banquiers refusaient des avances. Le gouvernement, non sans courage, lutta encore pendant quelques mois contre vents et marées, ne renonçant pas aux réformes, persistant à se montrer plus libéral que le Parlement, le forçant à donner aux protestants un état civil. En mettant tout au mieux, il eût fallu au pouvoir cinq ans de tranquillité pour rétablir un peu d’ordre dans les finances. Ce répit, il était trop tard pour l’obtenir. Les Parlements avaient parlé, plus fort que tout le monde, d’états généraux, de liberté individuelle, d’abolition des lettres de cachet. L’opinion publique prenait le parti des Parlements dont la résistance paralysait l’État et l’acculait à la faillite par le refus des impôts. La Révolution commença ainsi comme avait commencé la Fronde, avec cette différence que, cette fois, la province donna le signal du mouvement, Paris n’ayant vu encore que quelques manifestations sans portée.

En Bretagne, en Dauphiné, en Béarn, les mesures de rigueur prises contre les Parlements réfractaires déterminèrent une sérieuse agitation. Il y avait, dans ces provinces réunies plus ou moins tardivement au royaume, un bizarre mélange, celui qui se retrouvait jusque dans l’esprit du roi, d’idées anciennes et nouvelles, d’attachement aux vieilles franchises, diminuées ou menacées, et d’enthousiasme pour les principes libéraux. L’extrême complexité de la situation politique et morale ne peut être sentie que si l’on observe, par exemple, qu’à Rennes la noblesse prit la défense de son Parlement, que des gentilshommes bretons envoyés à Paris pour protester auprès du roi tinrent un langage si insolent qu’ils furent mis à la Bastille, où ils illuminèrent, aux applaudissements du peuple de Paris, le jour de la chute de Brienne. En Dauphiné, la noblesse comptait peu, se confondait avec la bourgeoisie. Là toutes les classes s’unirent pour la défense du Parlement dauphinois. Une assemblée des trois ordres se tint spontanément, et, le gouvernement lui ayant interdit Grenoble, siégea à Vizille, d’où partit, le 21 juillet, une déclaration qui retentit à travers la France. Programme clair, complet, dont le juge Mounier était l’auteur, frappant résumé des idées qui flottaient partout depuis dix ans, que les ministres eux-mêmes avaient lancées ; pas de réformes, pas de subsides, sans le vote préalable des états généraux ; élection de tous les députés ; double représentation du tiers état ; enfin, vote par tête et non par ordre, c’est-à-dire possibilité pour le troisième ordre d’avoir la majorité sur les deux autres. La formule courut la France, eut un immense succès. La vieille outre des états généraux, remise en honneur par les amateurs d’anciennetés, allait s’emplir de vin nouveau. Chose curieuse, qui n’étonne plus après ce que nous avons vu déjà : des retardataires comptaient sur les états pour y faire de la politique, y défendre habilement leurs intérêts, comme à ceux de 1614. Certains « cahiers » montrent que la noblesse espérait rejeter le poids des impôts sur le clergé et réciproquement. Il n’y aura qu’un grand balayage, où disparaîtront privilèges, exemptions, vieilles franchises provinciales, Parlements eux-mêmes, gouvernement et monarchie, tout ce qui avait cru, par le retour à l’antique institution, se conserver ou se rajeunir.

Lorsque fut lancée la proclamation de Vizille, Brienne avait déjà, le 5 juillet, annoncé les états sans toutefois fixer de date pour les réunir. L’assemblée du clergé, en refusant de fournir un secours d’argent, avait porté le coup de grâce à cet évêque-ministre. Dans tout ceci, les questions financières épousent les questions politiques. Le Trésor était vide, réduit aux expédients. On était sur le point de suspendre le service des rentes. Il devenait difficile de payer les fonctionnaires. Afin d’amortir le coup, Brienne, le 8 août, convoque décidément les états généraux pour le 1er mai 1789. Le 16, il annonce que l’État est à bout de ressources et il donne de cette demi-banqueroute la raison qui reste la vraie : « La confiance publique a été altérée par ceux mêmes qui auraient dû conspirer à la soutenir ; les emprunts publics ont été contrariés comme s’ils n’eussent pas été nécessaires. » Alors, sous le haro général, comme naguère Calonne, Brienne tomba.

Ainsi la plaie d’argent, dont l’ancien régime souffrait depuis longtemps, était devenue mortelle. Et la racine du mal était dans les libertés, franchises, immunités, héritage historique de la difficile constitution de la France, garanties qui rendaient l’individu ou le groupe plus fort et l’État plus faible. Nous n’avons plus l’idée d’exemptions fiscales attachées à des terres ou à des villes ; de Cours souveraines dont les magistrats, indépendants du pouvoir puisqu’ils ont acheté leurs charges comme une propriété, prennent systématiquement la défense des contribuables ; de provinces privilégiées ou récemment conquises qui jouissent de leur autonomie financière : un quart de la France vivait sous un autre régime que le reste du royaume. Le clergé, également autonome, a son budget, sa dette, ses charges, mais, vis-à-vis de l’État, il accorde ou refuse à volonté son « don gratuit ». Sous la coalition de ces droits, les finances de l’ancien régime ont succombé et l’ancien régime a succombé avec elles pour avoir abandonné la politique que lui avaient tracée Richelieu, Louis XIV et Louis XV, pour avoir incliné son pouvoir devant des pouvoirs qu’il aurait fallu dominer et discipliner. Et qu’est-il arrivé après lui ? Quelle qu’ait été l’œuvre fiscale de la Révolution, la simplification qu’elle a obtenue, l’unification qu’elle a réalisée dans l’État, elle ne s’en est pas mieux tirée que la monarchie, parce qu’en même temps elle a provoqué le désordre et qu’elle a été impuissante à le réprimer. Aussi est-elle tombée tout de suite dans une faillite irrémédiable, celle des assignats. L’ordre financier ne reviendra qu’avec la dictature de Napoléon. D’où cette conclusion, dont l’apparence seule est paradoxale, que ce qui a le plus manqué à la monarchie, c’est l’autorité, au moment même où on se mettait à l’accuser de despotisme.

Puisqu’elle a péri par la question d’argent, il faut donc savoir si cette question était insoluble. Deux faits vont répondre : le déficit, d’après le compte rendu de Brienne, était de 160 millions sur une dépense d’un demi-milliard. La France comptait alors environ 25 millions d’habitants : c’était une affaire de 6 à 7 francs par tête. D’autre part, le service des emprunts absorbait la moitié des recettes. Une proportion pareille a semblé excessive et irrémédiable jusqu’au jour où nos budgets d’après-guerre ont montré une proportion encore plus forte. On ne peut donc pas dire que la situation fût désespérée. Elle n’était sans issue, répétons-le, que par l’incapacité où se trouvait l’État de créer les ressources suffisantes et de percevoir des impôts calculés sur ses besoins. À cet égard, la Révolution ne sera pas plus heureuse et la liberté ne lui réussira pas mieux que les libertés n’ont réussi au roi. Quant aux frais de la famille royale et de la Cour, quant aux faveurs et aux pensions, dont on a tant parlé, outre que beaucoup récompensaient des services rendus à l’État et constituaient des retraites, on ne peut rien en dire de plus juste que ceci : « Il n’existe pas et il ne peut exister de statistiques pour ce genre de dépenses ou de ressources taries, pas plus qu’il n’en existe, pour des temps plus voisins de nous, des économies empêchées, des sinécures établies et maintenues, des dépenses inutiles imposées par les influences parlementaires et les servitudes électorales. » (Marion, Histoire financière de la France.)

Cependant, il fallait vivre jusqu’à cette convocation des états généraux où chacun mettait son espoir. Louis XVI rappela le magicien, le prestidigitateur, Necker, l’homme par qui le crédit renaissait. Cette fois, Necker eut tous les pouvoirs d’un ministre et il se remit à l’œuvre, plein de confiance dans ses talents. Il prêta deux millions de sa fortune personnelle au Trésor, obtint des avances des banquiers, paya tout à guichets ouverts. Mais le grand défaut de Necker, surtout dans un temps comme celui-là, était de voir les choses du point de vue financier et non du point de vue politique. Il ne comprit pas ce qui se préparait, c’est-à-dire une révolution dont il fut encore plus étonné que bien d’autres. Son excuse est dans un malentendu à peu près général. On le vit bien lorsque le Parlement, retrouvant son esprit réactionnaire, décida que les états généraux seraient tenus dans les mêmes formes que ceux de 1614. Au fond, tout le monde comptait sur ces états pour y défendre ses intérêts, comme dans ceux des autres siècles. La couronne elle-même pensait que, comme autrefois, les ordres, les classes, les corps s’y combattraient et qu’elle serait l’arbitre de cette lutte. Ce n’était plus cela du tout. La réclamation du tiers état, celle du vote par tête, formulée à Vizille, devenait irrésistible. Pour l’avoir repoussée, le Parlement perdit sa popularité en un jour. Necker ayant eu l’idée, comme Calonne, de consulter les notables, ceux-ci qui, en 1787, avaient demandé des états généraux pour éviter un sacrifice d’argent, devinrent hostiles du moment que ces états ne répondaient plus à leurs calculs et s’annonçaient comme devant diminuer les deux premiers ordres au profit du troisième. Notables, Parlements regrettèrent alors d’en avoir tant appelé à la représentation nationale. Il était trop tard. Mais déjà, dans la France naguère unanime, se découvrait la prochaine scission.

Le malentendu n’était pas seulement là. On a beaucoup parlé, et avec admiration, des « cahiers » qui, selon la coutume, furent rédigés dans tous les bailliages et qui devaient résumer les vœux de la nation. En réalité, ils sont ou bien contradictoires ou bien vagues. Ils soulèvent tous les problèmes sans en résoudre aucun. Il est bien vrai qu’on n’y trouve pas un mot contre la monarchie, et la France tout entière y paraît royaliste. Mais ce qu’ils demandent équivaut à un bouleversement du gouvernement et de la société. Ils manifestent un vif attachement aux anciennes libertés et aux privilèges locaux en même temps que le désir d’unifier les lois. Surtout, et là-dessus les trois ordres sont d’accord, le principe très vieux, très naturel, que les impôts doivent être consentis, leur emploi contrôlé par ceux qui les paient, est affirmé avec vigueur. Le souci des finances, la haine du déficit et de la banqueroute, sentiments louables, s’accompagnent d’une critique impitoyable des impôts existants. On y voit que les privilégiés tiennent d’autant plus à leurs exemptions qu’elles les mettent à l’abri de la taille, c’est-à-dire de l’inquisition fiscale. Plus d’impôts personnels, plus de la taille détestée ; là-dessus, l’accord est parfait. Cette réforme sera réalisée. Réforme plus que légitime : excellente. Pour plus d’un siècle, jusqu’à nos jours, les Français seront délivrés de l’impôt sur le revenu, le secret de leurs affaires, auquel ils tiennent tant, sera respecté. Mais ce besoin non plus n’est pas neuf. On reconnaît ici l’esprit de la vieille France, sa longue lutte contre le fisc. Ce que les « cahiers » montrent surtout, c’est le désir de ne pas payer ou de payer le moins possible. Le genre d’imposition que l’on demande est le plus léger qui se conçoive, parce que le bon sens dit que, tout de même, il en faut un. Mais on n’en voudrait pas d’autre. Les impôts indirects sont proscrits, les droits sur les boissons non moins que la gabelle. En résumé, l’État aura des charges accrues et des ressources diminuées. Aussi les gouvernements révolutionnaires, esclaves de cette démagogie, seront-ils rapidement conduits à des embarras financiers et à des expédients pires que ceux dont on avait voulu sortir, sans compter que, l’anarchie étant très vite venue, les contribuables traduiront tout de suite les vœux des « cahiers » : ils se mettront en grève et ne paieront plus rien. Sévèrement, Carnot dira plus tard : « Toutes les agitations du peuple, quelles qu’en soient les causes apparentes ou immédiates, n’ont jamais au fond qu’un seul but, celui de se délivrer du fardeau des impositions. »

Les députés qui, le 5 mai 1789, se réuniront à Versailles, ne se doutaient pas des difficultés qui les attendaient. Bientôt les responsabilités de la direction vont peser sur le tiers état qui mènera une lutte persévérante pour arracher le pouvoir à la monarchie. En racontant l’histoire, telle qu’elle a été, nous allons voir le gouvernement passer en de nouvelles mains sans que la nature de la tâche ait changé.

Le langage du temps, particulièrement déclamatoire, les mots célèbres, parfois arrangés, ont donné à ces événements un caractère héroïque et fabuleux. À la vérité, ils surprirent tout le monde et il arriva ce que personne n’avait voulu. Le gouvernement, c’est-à-dire Necker, se proposait seulement d’obtenir des députés les moyens de contracter des emprunts et de rétablir les finances. Il n’avait ni plans ni même conceptions politiques : il laissa les choses aller à la dérive. La noblesse fut tout de suite irritée, la tactique des anciens états généraux ayant été jetée par terre dès le début, c’est-à-dire dès que le clergé eut passé du côté de la bourgeoisie, le tiers ayant tenu bon sur le principe du vote par tête et déclaré qu’il ne s’agissait pas d’états généraux, mais d’une Assemblée Nationale où les trois ordres délibéreraient en commun. Le roi et le gouvernement ne furent pas moins déconcertés par cette nouveauté que tout, cependant, annonçait. Quant aux députés du tiers et du clergé, ils ne se doutaient pas qu’ils allaient être entraînés fort loin, puis dépassés par la force populaire en mouvement. Personne ne semblait même avoir remarqué les émeutes, souvent sanglantes, qui s’étaient produites à Paris dans l’hiver de 1788-89 et que la disette ou la crainte de la disette avaient provoquées, non plus que les incidents violents qui, en beaucoup d’endroits, avaient marqué la campagne électorale. En tout cas, la très grande imprudence du gouvernement avait été de convoquer les états à Versailles, c’est-à-dire à deux pas d’une vaste capitale où l’émeute fermentait.

Le tiers mit deux mois à remporter sa première victoire : la transformation des états en Assemblée. Il pouvait craindre une dissolution : le 20 juin, par le serment du Jeu de Paume, six cents députés jurent de ne pas se séparer avant d’avoir « établi la constitution du royaume ». Cruel embarras du gouvernement. Sans doute il a des troupes. Il peut dissoudre : Necker représente qu’on a convoqué les députés pour obtenir de l’argent et qu’on va retomber plus bas que la veille. On ne dissout pas. Le gouvernement (règlement du 23 juin) reconnaît que les impôts et les emprunts doivent être votés, admet la participation des états aux réformes législatives, mais ne cède pas sur la division des ordres. Donc il n’admet pas la transformation des états généraux en Assemblée Nationale, transformation pour laquelle se sont déjà prononcés le tiers, la majorité du clergé, quelques membres de la noblesse. Tous ces députés décident de rester en séance et, quand le marquis de Dreux-Brézé vient leur rappeler que les trois ordres doivent siéger séparément, Mirabeau répond par le mot fameux où il oppose à la volonté du roi la volonté du peuple : « Nous ne sortirons que par la force. » Provocation habile : Mirabeau sait bien que le gouvernement étranglé par la question d’argent, prisonnier de ses principes, guetté par le Parlement, son ennemi, ne peut pas renvoyer les états. Le tiers a partie gagné. Il est rejoint par le clergé au complet. Une grosse fraction de la noblesse lui vient avec le duc d’Orléans, et le reste suit, moins par conviction que par prudence : à Paris, à Versailles même, l’émeute grondait déjà. Mounier, Mirabeau s’en inquiétaient et le gouvernement fit ce que tout gouvernement aurait fait à sa place : il prit des mesures pour maintenir l’ordre. Aussitôt le bruit se répandit que l’Assemblée allait être dissoute, l’agitation grandit à Paris et s’accrut encore lorsque Necker, qui désapprouvait la présence des troupes eut quitté le ministère (11 juillet). Le 12, on apprit que le roi avait choisi pour ministres Breteuil et ceux qu’on appelait déjà les hommes du parti de la cour ou du parti de la reine. Ce n’était qu’une velléité de coup d’État et elle aggravait la capitulation, certaine pour le lendemain.

L’insurrection qui éclata alors à Paris et qui fut pleinement victorieuse n’était pas ce que rêvaient les modérés, les bourgeois qui formaient la majorité de l’Assemblée et qui avaient conduit dans le pays le mouvement en faveur des réformes. Ce n’était pas la partie la plus recommandable de la population, ce n’étaient même pas des électeurs qui s’étaient emparés de fusils et de canons à l’Hôtel des Invalides, qui, le 14 juillet, avaient pris la Bastille, massacré son gouverneur de Launay et promené sa tête à travers les rues ainsi que celle du prévôt des marchands Flesselles. D’ordinaire, la bourgeoisie française a peu de goût pour les désordres de ce genre et il faut avouer qu’aux premières nouvelles qu’on en eut, l’Assemblée de Versailles fut consternée. C’est après seulement que la prise de la Bastille est devenue un événement glorieux et symbolique. Mais il n’est guère douteux que cette insurrection, qui déchaînait des passions dangereuses, ait été à tout le moins encouragée par ceux qu’on appelait déjà des « capitalistes », par des hommes qui, au fond, tenaient surtout à l’ordre, représenté pour eux par le paiement régulier de la rente et pour qui le départ de Necker était synonyme de banqueroute. Necker fut rappelé, puisque son nom était pour les rentiers comme un fétiche. Mais déjà la matière avec laquelle on les paie s’envolait.

La prise de la Bastille était bien un symbole. Elle ne retentit pas seulement jusqu’à Kœnigsberg où Kant en dérangea sa promenade. Elle fut en France le point de départ d’une anarchie qui ne demandait qu’à éclater. Le désaveu des mesures d’ordre, l’interdiction de tirer sur le peuple, la fraternisation de certaines troupes (les gardes françaises) avec la foule, l’absence de toute répression après l’émeute, eurent leurs conséquences nécessaires et des suites prolongées. Après le 14 juillet, une vaste insurrection éclate en France. Contre qui ? Contre le vieil objet de la haine générale, contre le fisc. Dans les villes, on démolit les bureaux d’octroi, on brûle les registres, on moleste les commis, manière sûre de se délivrer des impôts. Vaste jacquerie dans les campagnes, et ce n’est pas un phénomène nouveau : ainsi se traduisent les vœux, de forme si raisonnable, qu’ont exprimés les « cahiers ». L’ambassadeur de la République de Venise, observant comme toujours d’un œil aigu, écrivait : « Une anarchie horrible est le premier fruit de la régénération qu’on veut donner à la France… Il n’y a plus ni pouvoir exécutif, ni lois, ni magistrats, ni police. »

Cette explosion, nommée par Taine l’« anarchie spontanée », n’échappa pas à l’Assemblée. Elle en fut effrayée et elle se comporta avec la foule comme le roi se comportait avec elle : par à-coups et sans réflexion. Un rapport sur le brigandage, qui concluait dans les mêmes termes que l’ambassadeur vénitien, répandit l’alarme. On se dit qu’il fallait faire quelque chose afin de calmer les populations pour qui la promesse d’impôts justes et régulièrement votés était une maigre satisfaction. Le 4 août, dans une séance du soir, un député de la noblesse, le vicomte de Noailles, proposa de supprimer les droits féodaux. Ce qui restait de ces droits était naturellement fort détesté. À la vérité, beaucoup avaient disparu, d’autres étaient tombés en désuétude. La féodalité déclinait depuis bien longtemps. Le sacrifice n’en était pas moins méritoire. Il l’aurait été encore plus si les propriétaires de droits féodaux ne s’étaient en même temps délivrés des charges féodales, dont la plus lourde était le service militaire. Surtout, ce sacrifice aurait gagné à ne pas être consenti sous le coup de la peur et, en tout cas, très étourdiment. En effet, dans une sorte de vertige, ce fut à qui proposerait d’immoler un privilège. Après les droits seigneuriaux, la dîme, qui avait cependant pour contrepartie les charges de l’assistance publique ; après la dîme, les privilèges des provinces, des communes, des corporations. Dans cette nuit de panique plutôt que d’enthousiasme, on abolit pêle-mêle, sans discernement, les droits, d’origine historique, qui appartenaient à des Français nobles et à des Français qui ne l’étaient pas, ce qui était caduc et ce qui était digne de durer, toute une organisation de la vie sociale, dont la chute créa un vide auquel, de nos jours, la législation a tenté de remédier pour ne pas laisser les individus isolés et sans protection. Mirabeau, absent cette nuit-là, fut le premier à blâmer cette vaste coupe, ce « tourbillon électrique », et à en prévoir les conséquences : on avait, disait Rivarol, déraciné l’arbre qu’il eût fallu émonder. Déjà il était impossible de revenir en arrière et un mal du moins, mal immédiat, était irréparable. Car si l’on avait rendu la France uniforme, en supprimant d’un trait toutes les exceptions qui rendaient si malaisée l’administration financière, l’État prenait aussi des charges qui, en bien des cas, étaient la contrepartie des redevances abolies. Quant à la masse du public, elle interpréta cette hécatombe dans le sens de ses désirs, c’est-à-dire comme une délivrance de toutes ses obligations. Il arriva donc que, du jour au lendemain, personne ne paya plus. La perception des impôts, qu’on avait crue rétablie en proclamant la justice pour tous, n’en devint que plus difficile. On avait cru « arrêter l’incendie par la démolition ». La violence de l’incendie redoubla.

À la fin de ce même mois d’août 1789, Necker, devant l’Assemblée, poussa un cri de détresse. Plus que jamais le Trésor était vide. Les revenus publics s’étant taris, les recettes ne couvraient déjà plus que la moitié des dépenses. Necker demandait à l’Assemblée de rétablir l’ordre sans lequel le recouvrement des impôts était impossible et d’autoriser un emprunt. Les impôts ne rentrèrent pas mieux, l’emprunt rentra mal. Le 24 septembre, Necker annonça cet échec. Il montra la pénurie grandissante de l’État, le danger de le laisser sans ressources lorsque la disette causait déjà des troubles et demanda le vote d’une contribution extraordinaire, dite taxe patriotique, d’un quart du revenu net à partir de 400 livres.

L’Assemblée fut atterrée par cette conclusion plus encore que par la peinture des désordres où achevaient de sombrer les finances. Venue pour porter remède au déficit et pour alléger les impôts, elle se trouvait devant un déficit agrandi et devant la nécessité de créer un impôt plus lourd que tous ceux qui existaient avant elle. Pour ces représentants de la classe moyenne, c’était un coup terrible. Assurément ce n’était pas cela que le tiers avait espéré. Il apparaissait, à travers les paroles de Necker, paroles de financier toujours, qu’une révolution n’était pas un bon moyen de résoudre la question d’argent dont la France s’était tant alarmée et tant plainte. L’Assemblée craignit le désaveu qu’elle s'infligerait à elle-même sur cette partie de son programme, puisque le gouvernement constitutionnel qu’elle voulait fonder avait promis de faire mieux que la monarchie absolue. Elle fut sur le point de repousser la taxe. Alors Mirabeau, doué plus que les autres du sens de l’État et du gouvernement, intervint et entraîna la majorité en lui montrant qu’elle périrait encore plus sûrement par la « hideuse banqueroute ». C’est elle, en effet, qui devait tuer la Révolution peu d’années plus tard.

Dans l’histoire, la division des chapitres est le plus souvent artificielle, les coupures sont arbitraires, parce que les événements ne s’arrêtent jamais. Quand la Révolution a-t-elle commencé ? À quel moment le règne de Louis XVI a-t-il vraiment pris fin ? On peut donner des dates diverses. Il nous paraît rationnel de fixer les journées d’octobre pour les raisons que nous allons dire.

Les états généraux s’étaient ouverts selon des principes et avec un cérémonial également traditionnel. Puis la distinction des trois ordres, distinction essentielle, avait disparu. Les états étaient devenus une Assemblée Nationale qui s’était proclamée Constituante. Pendant qu’elle s’occupait à donner une Constitution au royaume, c’est-à-dire une nouvelle forme à la société et au gouvernement, non seulement elle avait été impuissante à porter remède à la maladie financière, en raison de laquelle avaient été convoqués les états, mais encore elle l’avait aggravée. Il y avait donc eu des surprises et des déconvenues pour tout le monde. Mais si le roi, comme l’Assemblée, comprenait, beaucoup mieux qu’on ne l’a dit, qu’il s’agissait bien d’une révolution, on était encore trop près du point de départ pour ne pas croire que tout s’arrangerait. On en était trop près aussi pour qu’on se crût dans une situation entièrement neuve. Et de fait elle ne l’était pas. Que fallait-il pour qu’elle le devînt ? Que le débat ne fût plus entre le roi et l’Assemblée seulement, qu’une autre force, vraiment révolutionnaire celle-là, intervînt, pesât sur ces deux pouvoirs et prît désormais plus d’influence qu’eux. C’est ce qui se produisit à partir des journées d’octobre, c’est-à-dire au moment où l’autorité royale était déjà diminuée par l’Assemblée et où le prestige de l’Assemblée était affaibli par son impuissance à maintenir l’ordre et à améliorer les finances.

Depuis le mois de juillet, l’Assemblée discutait la constitution. Louis XVI avait laissé naître ce débat. Mais il était la loi vivante. Il dépendait de lui d’accepter et de repousser les atteintes portées à son autorité. L’Assemblée craignait donc toujours son refus et elle était tentée de voir à la Cour ou dans l’armée des complots pour encourager le roi à la résistance. Répandre la peur de ces complots, les dénoncer à toute minute, c’était d’autre part le rôle des agitateurs qui n’avaient pas tardé à paraître, dont la prise de la Bastille et les désordres qui l’avaient suivie avaient été le triomphe, Camille Desmoulins, Marat, Loustalot, qui excitaient Paris par des discours et par la presse. L’Assemblée se méfiait de Paris où la nouvelle loi municipale, loi infiniment dangereuse, principe de tout ce qui allait survenir, avait créé une Commune de trois cents membres, encore modérée, mais servie par une garde nationale, qui, sous la direction de La Fayette, esprit chimérique et avide de popularité, était une médiocre garantie pour l’ordre. Les agitateurs parisiens ne manquaient pas une occasion de soulever la rue, et le désarroi grandissant de l’Assemblée, qu’ils menaçaient sans cesse et qu’ils intimidaient, ne leur échappait pas. Dans les premiers jours d’octobre, le bruit fut répandu qu’à Versailles, à un banquet de gardes du corps, la nouvelle cocarde tricolore avait été foulée aux pieds et qu’un coup de force se préparait. Le 5, le pain ayant manqué dans quelques boulangeries de Paris, dont l’approvisionnement commençait à souffrir de la désorganisation générale, il y eut une émeute de femmes qui grossit rapidement et le mot d’ordre : « À Versailles ! » circula aussitôt. La Fayette, après une hésitation, eut l’insigne faiblesse de céder et la garde nationale suivit le tumultueux cortège au lieu de lui barrer la route. La foule se porta alors sur Versailles, envahit l’Assemblée et le château, égorgea les gardes du corps, réclama la présence du roi à Paris. La Fayette le promit et, le 6 octobre, toujours accompagné de l’émeute, ou plutôt son prisonnier, conduisit dans la capitale, roi, reine, dauphin et députés. On se consola en répétant le mot idyllique : « Nous amenons le boulanger, la boulangère et le petit mitron. » La vérité, très grave, c’était que la royauté et l’Assemblée (qui, regardant l’armée comme une force contre-révolutionnaire, n’avait pas admis un instant la résistance) avaient également capitulé. Désormais, l’émeute tenait ses otages. Le jour où les plus violents seraient maîtres de Paris et de sa municipalité, — de sa Commune, — ce jour-là, ils seraient les maîtres du gouvernement. L’histoire, le mécanisme, la marche de la Révolution jusqu’au 9 thermidor tiennent dans ces quelques mots.