Histoire de Charles XII/Édition Garnier/Livre 1

Histoire de Charles XIIGarniertome 16 (p. 145-164).


LIVRE PREMIER.

ARGUMENT.

Histoire abrégée de la Suède jusqu’à Charles XII. Son éducation ; ses ennemis. Caractère du czar Pierre Alexiowitz. Particularités très-curieuses sur ce prince et sur la nation russe. La Moscovie, la Pologne et le Danemark se réunissent contre Charles XII.

La Suède et la Finlande composent un royaume[1] large d’environ deux cents de nos lieues, et long de trois cents. Il s’étend du midi au nord depuis le cinquante-cinquième degré, ou à peu près, jusqu’au soixante et dixième, sous un climat rigoureux, qui n’a presque ni printemps ni automne. L’hiver y règne neuf mois de l’année : les chaleurs de l’été succèdent tout à coup à un froid excessif ; et il y gèle dès le mois d’octobre, sans aucune de ces gradations insensibles qui amènent ailleurs les saisons, et en rendent le changement plus doux. La nature, en récompense, a donné à ce climat rude un ciel serein, un air pur. L’été, presque toujours échauffé par le soleil, y produit les fleurs et les fruits en peu de temps. Les longues nuits de l’hiver y sont adoucies par des aurores et des crépuscules qui durent à proportion que le soleil s’éloigne moins de la Suède ; et la lumière de la lune, qui n’y est obscurcie par aucun nuage, augmentée encore par le reflet de la neige qui couvre la terre, et très-souvent par des feux semblables à la lumière zodiacale[2], fait qu’on voyage en Suède la nuit comme le jour. Les bestiaux y sont plus petits que dans les pays méridionaux de l’Europe, faute de pâturages. Les hommes y sont grands ; la sérénité du ciel les rend sains, la rigueur du climat les fortifie : ils vivent longtemps, quand ils ne s’affaiblissent pas par l’usage immodéré des liqueurs fortes et des vins, que les nations septentrionales semblent aimer d’autant plus que la nature les leur a refusés.

Les Suédois sont bien faits, robustes, agiles, capables de soutenir les plus grands travaux, la faim et la misère ; nés guerriers, pleins de fierté, plus braves qu’industrieux, ayant longtemps négligé et cultivant mal aujourd’hui le commerce, qui seul pourrait leur donner ce qui manque à leur pays. On dit que c’est principalement de la Suède, dont une partie se nomme encore Gothie, que se débordèrent ces multitudes de Goths qui inondèrent l’Europe, et l’arrachèrent à l’empire romain, qui en avait été cinq cents années l’usurpateur, le législateur et le tyran.

Les pays septentrionaux étaient alors beaucoup plus peuplés qu’ils ne le sont de nos jours, parce que la religion laissait aux habitants la liberté de donner plus de citoyens à l’État par la pluralité de leurs femmes ; que ces femmes elles-mêmes ne connaissaient d’opprobre que la stérilité et l’oisiveté, et qu’aussi laborieuses et aussi robustes que les hommes, elles en étaient plus tôt et plus longtemps fécondes. Mais la Suède, avec ce qui lui reste aujourd’hui de la Finlande, n’a pas plus de quatre millions d’habitants. Le pays est stérile et pauvre. La Scanie est sa seule province qui porte du froment. Il n’y a pas plus de neuf millions de nos livres en argent monnayé dans tout le pays. La banque publique, qui est la plus ancienne de l’Europe, y fut introduite par nécessité, parce que les payements se faisant en monnaie de cuivre et de fer, le transport était trop difficile.

La Suède fut toujours libre jusqu’au milieu du xive siècle. Dans ce long espace de temps, le gouvernement changea plus d’une fois ; mais toutes les innovations furent en faveur de la liberté. Leur premier magistrat eut le nom de roi, titre qui, en différents pays, se donne à des puissances bien différentes ; car en France, en Espagne, il signifie un homme absolu, et en Pologne, en Suède, en Angleterre, l’homme de la république[3]. Ce roi ne pouvait rien sans le sénat ; et le sénat dépendait des états généraux, que l’on convoquait souvent. Les représentants de la nation, dans ces grandes assemblées, étaient les gentilshommes, les évêques, les députés des villes ; avec le temps on y admit les paysans mêmes, portion du peuple injustement méprisée ailleurs, et esclave dans presque tout le Nord.

Environ l’an 1492[4], cette nation, si jalouse de sa liberté, et qui est encore fière aujourd’hui d’avoir subjugué Rome il y a treize siècles[5], fut mise sous le joug par une femme et par un peuple moins puissant que les Suédois.

Marguerite de Valdemar, la Sémiramis du Nord[6], reine de Danemark et de Norvége, conquit la Suède par force et par adresse, et fit un seul royaume de ces trois vastes États. Après sa mort, la Suède fut déchirée par des guerres civiles : elle secoua le joug des Danois, elle le reprit ; elle eut des rois, elle eut des administrateurs. Deux tyrans l’opprimèrent d’une manière horrible vers l’an 1520 : l’un était Christiern II, roi de Danemark, monstre formé de vices sans aucune vertu[7] ; l’autre, un archevêque d’Upsal[8], primat du royaume, aussi barbare que Christiern. Tous deux de concert firent saisir un jour les consuls, les magistrats de Stockholm, avec quatre-vingt-quatorze sénateurs, et les firent massacrer par des bourreaux, sous prétexte qu’ils étaient excommuniés par le pape pour avoir défendu les droits de l’État contre l’archevêque[9].

Tandis que ces deux hommes, ligués pour opprimer, désunis quand il fallait partager les dépouilles, exerçaient ce que le despotisme a de plus tyrannique, et ce que la vengeance a de plus cruel, un nouvel événement changea la face du Nord.

Gustave Vasa, jeune homme descendu des anciens rois du pays, sortit du fond des forêts de la Dalécarlie où il était caché, et vint délivrer la Suède. C’était une de ces grandes âmes que la nature forme si rarement, avec toutes les qualités nécessaires pour commander aux hommes. Sa taille avantageuse et son grand air lui faisaient des partisans dès qu’il se montrait. Son éloquence, à qui sa bonne mine donnait de la force, était d’autant plus persuasive qu'elle était sans art ; son génie formait[10] de ces entreprises que le vulgaire croit téméraires, et qui ne sont que hardies aux yeux des grands hommes ; son courage infatigable les faisait réussir. Il était intrépide avec prudence, d’un naturel doux dans un siècle féroce, vertueux enfin, à ce que l’on dit, autant qu’un chef de parti peut l’être.

Gustave Vasa avait été otage de Christiern, et retenu prisonnier contre le droit des gens. Échappé de sa prison, il avait erré, déguisé en paysan, dans les montagnes et dans les bois de la Dalécarlie. Là, il s’était vu réduit à la nécessité de travailler aux mines de cuivre, pour vivre et pour se cacher. Enseveli dans ces souterrains, il osa songer à détrôner le tyran. Il se découvrit aux paysans ; il leur parut un homme d’une nature supérieure, pour qui les hommes ordinaires croient sentir une soumission naturelle. Il fit en peu de temps de ces sauvages des soldats aguerris. Il attaqua Christiern et l’archevêque, les vainquit souvent, les chassa tous deux de la Suède, et fut élu avec justice, par les états, roi du pays dont il était le libérateur.

À peine affermi sur le trône, il tenta une entreprise plus difficile que des conquêtes. Les véritables tyrans de l’État étaient les évêques, qui, ayant presque toutes les richesses de la Suède, s’en servaient pour opprimer les sujets et pour faire la guerre aux rois. Cette puissance était d’autant plus terrible que l’ignorance des peuples l’avait rendue sacrée. Il punit la religion catholique des attentats de ses ministres. En moins de deux ans, il rendit la Suède luthérienne, par la supériorité de sa politique plus encore que par autorité. Ayant ainsi conquis ce royaume, comme il le disait, sur les Danois et sur le clergé, il régna heureux et absolu jusqu’à l’âge de soixante et dix ans, et mourut plein de gloire, laissant sur le trône sa famille et sa religion.

L’un de ses descendants fut ce Gustave-Adolphe, qu’on nomme le grand Gustave. Ce roi conquit l’Ingrie, la Livonie, Brême, Verden, Vismar, la Poméranie, sans compter plus de cent places en Allemagne, rendues par la Suède après sa mort. Il ébranla le trône de Ferdinand II. Il protégea les luthériens en Allemagne, secondé en cela par les intrigues de Rome même, qui craignait encore plus la puissance de l’empereur que celle de l’hérésie. Ce fut lui qui, par ses victoires, contribua alors en effet à l’abaissement de la maison d’Autriche ; entreprise dont on attribue toute la gloire au cardinal de Richelieu, qui savait l’art de se faire une réputation, tandis que Gustave se bornait à faire de grandes choses. Il allait porter la guerre au-delà du Danube, et peut-être détrôner l’empereur, lorsqu’il fut tué, à l’âge de trente-sept ans, dans la bataille de Lutzen[11], qu’il gagna contre Valstein, emportant dans le tombeau le nom de Grand, les regrets du Nord, et l’estime de ses ennemis.

Sa fille Christine, née avec un génie rare, aima mieux converser avec des savants que de régner sur un peuple qui ne connaissait que les armes. Elle se rendit aussi illustre en quittant le trône, que ses ancêtres l’étaient pour l’avoir conquis ou affermi. Les protestants l’ont déchirée, comme si on ne pouvait pas avoir de grandes vertus sans croire à Luther ; et les papes triomphèrent trop de la conversion d’une femme qui n’était que philosophe[12]. Elle se retira à Rome, où elle passa le reste de ses jours dans le centre des arts qu’elle aimait, et pour lesquels elle avait renoncé à un empire à l’âge de vingt-sept ans.

Avant d’abdiquer, elle engagea les états de la Suède à élire en sa place son cousin Charles-Gustave, dixième de ce nom, fils du comte palatin, duc de Deux-Ponts. Ce roi ajouta de nouvelles conquêtes à celles de Gustave-Adolphe : il porta d’abord ses armes en Pologne, où il gagna la célèbre bataille de Varsovie, qui dura trois jours. Il fit longtemps la guerre heureusement contre les Danois, assiégea leur capitale, réunit la Scanie à la Suède, et fit assurer, du moins pour un temps, la possession de Slesvick au duc de Holstein. Ensuite, ayant éprouvé des revers et fait la paix avec ses ennemis, il tourna son ambition contre ses sujets. Il conçut le dessein d’établir en Suède la puissance arbitraire ; mais il mourut[13] à l’âge de trente-sept ans, comme le grand Gustave, avant d’avoir pu achever cet ouvrage du despotisme, que son fils Charles XI éleva jusqu’au comble.

Charles XI, guerrier comme tous ses ancêtres, fut plus absolu qu’eux. Il abolit l’autorité du sénat, qui fut déclaré le sénat du roi, et non du royaume. Il était frugal, vigilant, laborieux, tel qu’on l’eût aimé si son despotisme n’eût réduit les sentiments de ses sujets pour lui à celui de la crainte.

Il épousa, en 1680, Ulrique-Éléonore, fille de Frédéric III, roi de Danemark, princesse vertueuse et digne de plus de confiance que son époux ne lui en témoigna. De ce mariage naquit, le 27 de juin 1682, le roi Charles XII, l’homme le plus extraordinaire peut-être qui ait jamais été sur la terre, qui a réuni en lui toutes les grandes qualités de ses aïeux, et qui n’a eu d’autre défaut ni d’autre malheur que de les avoir toutes outrées. C’est lui dont on se propose ici d’écrire ce qu’on a appris de certain touchant sa personne et ses actions[14].

Le premier livre qu’on lui fit lire fut l’ouvrage de Samuel Puffendorf[15], afin qu’il pût connaître de bonne heure ses États et ceux de ses voisins. Il apprit d’abord l’allemand, qu’il parla toujours depuis aussi bien que sa langue maternelle. À l’âge de sept ans, il savait manier un cheval. Les exercices violents[16] où il se plaisait, et qui découvraient ses inclinations martiales, lui formèrent de bonne heure une constitution vigoureuse, capable de soutenir les fatigues où le portait son tempérament.

Quoique doux dans son enfance, il avait une opiniâtreté insurmontable ; le seul moyen de le plier était de le piquer d’honneur : avec le mot de gloire on obtenait tout de lui. Il avait de l’aversion pour le latin ; mais dès qu’on lui eut dit que le roi de Pologne et le roi de Danemark l’entendaient, il l’apprit bien vite, et en retint assez pour le parler le reste de sa vie. On s’y prit de la même manière pour l’engager à entendre le français ; mais il s’obstina tant qu’il vécut à ne jamais s’en servir, même avec des ambassadeurs français qui ne savaient point d’autre langue.

Dès qu’il eut quelque connaissance de la langue latine, on lui fit traduire Quinte-Curce : il prit pour ce livre un goût que le sujet lui inspirait beaucoup plus encore que le style. Celui qui lui expliquait cet auteur lui ayant demandé ce qu’il pensait d’Alexandre : « Je pense, dit le prince, que je voudrais lui ressembler. — Mais, lui dit-on, il n’a vécu que trente-deux ans. — Ah ! reprit-il, n’est-ce pas assez quand on a conquis des royaumes[17] ? » On ne manqua pas de rapporter ces réponses au roi son père, qui s’écria : « Voilà un enfant qui vaudra mieux que moi, et qui ira plus loin que le grand Gustave. » Un jour il s’amusait dans l’appartement du roi à regarder deux cartes géographiques, l’une d’une ville de Hongrie prise par les Turcs sur l’empereur, et l’autre de Riga, capitale de la Livonie, province conquise par les Suédois depuis un siècle. Au bas de la carte de la ville hongroise, il y avait ces mots tirés du livre de Job : « Dieu me l’a donnée, Dieu me l’a ôtée ; le nom du Seigneur soit béni. » Le jeune prince, ayant lu ces paroles, prit sur-le-champ un crayon, et écrivit au bas de la carte de Riga : « Dieu me l’a donnée, le diable ne me l’ôtera pas[18]. » Ainsi dans les actions les plus indifférentes de son enfance, ce naturel indomptable laissait souvent échapper de ces traits qui caractérisent les âmes singulières, et qui marquaient ce qu’il devait être un jour.

Il avait onze ans lorsqu’il perdit sa mère. Cette princesse mourut en 1693, le 5 août, d’une maladie causée, dit-on, par les chagrins que lui donnait son mari, et par les efforts qu’elle faisait pour les dissimuler[19]. Charles XI avait dépouillé de leurs biens un grand nombre de ses sujets par le moyen d’une espèce de cour de justice nommée la chambre des liquidations, établie de son autorité seule. Une foule de citoyens ruinés par cette chambre, nobles, marchands, fermiers, veuves, orphelins, remplissaient les rues de Stockholm, et venaient tous les jours à la porte du palais pousser des cris inutiles. La reine secourut ces malheureux de tout ce qu’elle avait : elle leur donna son argent, ses pierreries, ses meubles, ses habits même. Quand elle n’eut plus rien à leur donner, elle se jeta en larmes aux pieds de son mari pour le prier d’avoir compassion de ses sujets. Le roi lui répondit gravement : « Madame, nous vous avons prise pour nous donner des enfants, et non pour nous donner des avis. » Depuis ce temps il la traita, dit-on, avec une dureté qui avança ses jours.

Il mourut quatre ans après elle, le 15 avril 1697, dans la cinquante-deuxième[20] année de son âge, et dans la trente-septième de son règne, lorsque l’empire, l’Espagne, la Hollande, d’un côté, et la France de l’autre, venaient de remettre la décision de leurs querelles à sa médiation, et qu’il avait déjà entamé l’ouvrage de la paix entre ces puissances.

Il laissa à son fils, âgé de quinze ans, un trône affermi et respecté au dehors, des sujets pauvres, mais belliqueux et soumis, avec des finances en bon ordre, ménagées par des ministres habiles.

Charles XII, à son avènement, non-seulement se trouva maître absolu et paisible de la Suède et de la Finlande, mais il régnait encore sur la Livonie, la Carélie, l’Ingrie ; il possédait Vismar, Vibourg, les îles de Rugen, d’Oesel, et la plus belle partie de la Poméranie, le duché de Brême et de Verden : toutes conquêtes de ses ancêtres, assurées à sa couronne par une longue possession et par la foi des traités solennels de Munster et d’Oliva, soutenus de la terreur des armes suédoises. La paix de Rysvick, commencée sous les auspices du père, fut conclue sous ceux du fils : il fut le médiateur de l’Europe dès qu’il commença à régner.

Les lois suédoises fixent la majorité des rois à quinze ans ; mais Charles XI, absolu en tout, retarda, par son testament, celle de son fils jusqu’à dix-huit. Il favorisait, par cette disposition, les vues ambitieuses de sa mère, Edwige-Éléonore de Holstein, veuve de Charles X. Cette princesse fut déclarée, par le roi son fils, tutrice du jeune roi son petit-fils, et régente du royaume, conjointement avec un conseil de cinq personnes[21].

La régente avait eu part aux affaires sous le règne du roi son fils. Elle était avancée en âge ; mais son ambition, plus grande que ses forces et que son génie, lui faisait espérer de jouir longtemps des douceurs de l’autorité sous le roi son petit-fils. Elle l’éloignait autant qu’elle pouvait des affaires. Le jeune prince passait son temps à la chasse, ou s’occupait à faire la revue des troupes : il faisait même quelquefois l’exercice avec elles ; ces amusements ne semblaient que l’effet naturel de la vivacité de son âge. Il ne paraissait dans sa conduite aucun dégoût qui pût alarmer la régente, et cette princesse se flattait que les dissipations de ces exercices le rendraient incapable d’application, et qu’elle en gouvernerait plus longtemps.

Un jour, au mois de novembre, la même année de la mort de son père, il venait de faire la revue de plusieurs régiments : le conseiller d’État Piper était auprès de lui ; le roi paraissait abîmé dans une rêverie profonde. « Puis-je prendre la liberté, lui dit Piper, de demander à Votre Majesté à quoi elle songe si sérieusement ? — Je songe, répondit le prince, que je me sens digne de commander à ces braves gens, et je voudrais que ni eux ni moi ne reçussions l’ordre d’une femme. » Piper saisit dans le moment l’occasion de faire une grande fortune. Il n’avait pas assez de crédit pour oser se charger lui-même de l’entreprise dangereuse d’ôter la régence à la reine, et d’avancer la majorité du roi ; il proposa cette négociation au comte Axel Sparre, homme ardent, et qui cherchait à se donner de la considération : il le flatta de la confiance du roi. Sparre le crut, se chargea de tout, et ne travailla que pour Piper. Les conseillers de la régence furent bientôt persuadés. C’était à qui précipiterait l’exécution de ce dessein pour s’en faire un mérite auprès du roi.

Ils allèrent en corps en faire la proposition à la reine, qui ne s’attendait pas à une pareille déclaration. Les états généraux étaient assemblés alors. Les conseillers de la régence y proposèrent l’affaire : il n’y eut pas une voix contre ; la chose fut emportée d’une rapidité que rien ne pouvait arrêter, de sorte que Charles XII souhaita de régner, et en trois jours les états lui déférèrent le gouvernement. Le pouvoir de la reine et son crédit tombèrent en un instant. Elle mena depuis une vie privée, plus sortable à son âge, quoique moins à son humeur. Le roi fut couronné le 24 décembre suivant. Il fit son entrée dans Stockholm sur un cheval alezan, ferré d’argent, ayant le sceptre à la main et la couronne en tête, aux acclamations de tout un peuple, idolâtre de ce qui est nouveau, et concevant toujours de grandes espérances d’un jeune prince.

L’archevêque d’Upsal est en possession de faire la cérémonie du sacre et du couronnement : c’est, de tant de droits que ses prédécesseurs s’étaient arrogés, presque le seul qui lui reste. Après avoir, selon l’usage, donné l’onction au prince, il tenait entre ses mains la couronne pour la lui remettre sur la tête ; Charles l’arracha des mains de l’archevêque, et se couronna lui-même[22] en regardant fièrement le prélat. La multitude, à qui tout air de grandeur impose toujours, applaudit à l’action du roi. Ceux mêmes qui avaient le plus gémi sous le despotisme du père se laissèrent entraîner à louer dans le fils cette fierté qui était l’augure de leur servitude.

Dès que Charles fut maître, il donna sa confiance et le maniement des affaires au conseiller Piper, qui fut bientôt son premier ministre sans en avoir le nom. Peu de jours après il le fit comte ; ce qui est une qualité éminente en Suède, et non un vain titre qu’on puisse prendre sans conséquence comme en France.

Les premiers temps de l’administration du roi ne donnèrent point de lui des idées favorables : il parut qu’il avait été plus impatient que digne de régner. Il n’avait, à la vérité, aucune passion dangereuse ; mais on ne voyait dans sa conduite que des emportements de jeunesse et de l’opiniâtreté. Il paraissait inappliqué et hautain. Les ambassadeurs qui étaient à sa cour le prirent même pour un génie médiocre, et le peignirent tel à leurs maîtres[23]. La Suède avait de lui la même opinion : personne ne connaissait son caractère ; il l’ignorait lui-même, lorsque des orages formés tout à coup dans le Nord donnèrent à ses talents cachés occasion de se déployer.

Trois puissants princes, voulant se prévaloir de son extrême jeunesse, conspirèrent sa ruine presque en même temps. Le premier fut Frédéric IV, roi de Danemark, son cousin ; le second, Auguste[24], électeur de Saxe, roi de Pologne ; Pierre le Grand, czar de Moscovie, était le troisième et le plus dangereux[25]. Il faut développer l’origine de ces guerres, qui ont produit de si grands événements, et commencer par le Danemark.

De deux sœurs qu’avait Charles XII, l’aînée avait épousé le duc de Holstein, jeune prince plein de bravoure et de douceur. Le duc, opprimé par le roi de Danemark, vint à Stockholm avec son épouse se jeter entre les bras du roi, et lui demander du secours, non-seulement comme à son beau-frère, mais comme au roi d’une nation qui a pour les Danois une haine irréconciliable.

L’ancienne maison de Holstein, fondue dans celle d’Oldenbourg, était montée sur le trône de Danemark par élection en 1449. Tous les royaumes du Nord étaient alors électifs. Celui de Danemark devint bientôt héréditaire. Un de ses rois, nommé Christiern III, eut pour son frère Adolphe une tendresse ou des ménagements dont on ne trouve guère d’exemple chez les princes. Il ne voulait point le laisser sans souveraineté, mais il ne pouvait démembrer ses propres États. Il partagea avec lui, par un accord bizarre, les duchés de Holstein-Gottorp et de Slesvick, établissant que les descendants d’Adolphe gouverneraient désormais le Holstein conjointement avec les rois de Danemark ; que ces deux duchés leur appartiendraient en commun, et que le roi de Danemark ne pourrait rien innover dans le Holstein sans le duc, ni le duc sans le roi. Une union si étrange, dont pourtant il y avait déjà eu un exemple dans la même maison pendant quelques années, était, depuis près de quatre-vingts ans, une source de querelles entre la branche de Danemark et celle de Holstein-Gottorp : les rois cherchant toujours à opprimer les ducs, et les ducs à être indépendants. Il en avait coûté la liberté et la souveraineté au dernier duc. Il avait recouvré l’une et l’autre aux conférences d’Altena, en 1689, par l’entremise de la Suède, de l’Angleterre, et de la Hollande, garants de l’exécution du traité. Mais comme un traité entre les souverains n’est souvent qu’une soumission à la nécessité jusqu’à ce que le plus fort puisse accabler le plus faible, la querelle renaissait plus envenimée que jamais entre le nouveau roi de Danemark et le jeune duc. Tandis que le duc était à Stockholm, les Danois faisaient déjà des actes d’hostilité dans le pays de Holstein, et se liguaient secrètement avec le roi de Pologne pour accabler le roi de Suède lui-même.

Frédéric-Auguste, électeur de Saxe, que ni l’éloquence et les négociations de l’abbé de Polignac[26], ni les grandes qualités du prince de Conti, son concurrent au trône, n’avaient pu empêcher d’être élu depuis deux ans roi de Pologne, était un prince moins connu encore par sa force de corps incroyable que par sa bravoure et la galanterie de son esprit. Sa cour était la plus brillante de l’Europe après celle de Louis XIV. Jamais prince ne fut plus généreux, ne donna plus, n’accompagna ses dons de tant de grâce. Il avait acheté la moitié des suffrages de la noblesse polonaise, et forcé l’autre par l’approche d’une armée saxonne. Il crut avoir besoin de ses troupes pour se mieux affermir sur le trône, mais il fallait un prétexte pour les retenir en Pologne. Il les destina à attaquer le roi de Suède en Livonie, à l’occasion que l’on va rapporter.

La Livonie, la plus belle et la plus fertile province du Nord, avait appartenu autrefois aux chevaliers de l’ordre teutonique. Les Russes, les Polonais et les Suédois s’en étaient disputé la possession, La Suède l’avait enlevée depuis près de cent années, et elle lui avait été enfin cédée solennellement par la paix d’Oliva.

[27]Le feu roi Charles XI, dans ses sévérités pour ses sujets, n’avait pas épargné les Livoniens. Il les avait dépouillés de leurs priviléges et d’une partie de leurs patrimoines. Patkul, malheureusement célèbre depuis par sa mort tragique, fut député de la noblesse livonienne pour porter au trône les plaintes de la province. Il fit à son maître une harangue respectueuse, mais forte et pleine de cette éloquence mâle que donne la calamité quand elle est jointe à la hardiesse. Mais les rois ne regardent trop souvent ces harangues publiques que comme des cérémonies vaines qu’il est d’usage de souffrir, sans y faire attention. Toutefois Charles XI, dissimulé quand il ne se livrait pas aux emportements de sa colère, frappa doucement sur l’épaule de Patkul : « Vous avez parlé pour votre patrie en brave homme, lui dit-il, je vous en estime ; continuez. » Mais peu de jours après il le fit déclarer coupable de lèse-majesté, et, comme tel, condamner à la mort. Patkul, qui s’était caché, prit la fuite. Il porta dans la Pologne ses ressentiments. Il fut admis depuis devant le roi Auguste. Charles XI était mort ; mais la sentence de Patkul et son indignation subsistaient. Il représenta au monarque polonais la facilité de la conquête de la Livonie : des peuples désespérés, prêts à secouer le joug de la Suède ; un roi enfant, incapable de se défendre. Ces sollicitations furent bien reçues d’un prince déjà tenté de cette conquête. Auguste, à son couronnement, avait promis de faire ses efforts pour recouvrer les provinces que la Pologne avait perdues. Il crut, par son irruption en Livonie, plaire à la république, et affermir son pouvoir ; mais il se trompa dans ces deux idées, qui paraissaient si vraisemblables. Tout fut prêt bientôt pour une invasion soudaine, sans même daigner recourir d’abord à la vaine formalité des déclarations de guerre et des manifestes. Le nuage grossissait en même temps du côté de la Moscovie. Le monarque qui la gouvernait mérite l’attention de la postérité[28].

Pierre Alexiowitz, czar de Russie, s’était déjà rendu redoutable par la bataille qu’il avait gagnée sur les Turcs en 1697[29] et par la prise d’Azof, qui lui ouvrait l’empire de la mer Noire. Mais c’était par des actions plus étonnantes que des victoires qu’il cherchait le nom de grand. La Moscovie, ou Russie, embrasse le nord de l’Asie et celui de l’Europe, et, depuis les frontières de la Chine, s’étend l’espace de quinze cents lieues jusqu’aux confins de la Pologne et de la Suède. Mais ce pays immense était à peine connu de l’Europe avant le czar Pierre. Les Moscovites étaient moins civilisés que les Mexicains quand ils furent découverts par Cortès[30] ; nés tous esclaves de maîtres aussi barbares qu’eux, ils croupissaient dans l’ignorance, dans le besoin de tous les arts, et dans l’insensibilité de ces besoins, qui étouffait toute industrie. Une ancienne loi, sacrée parmi eux, leur défendait, sous peine de mort, de sortir de leur pays sans la permission de leur patriarche. Cette loi, faite pour leur ôter les occasions de connaître leur joug, plaisait à une nation qui, dans l’abîme de son ignorance et de sa misère, dédaignait tout commerce avec les nations étrangères.

L’ère des Moscovites commençait à la création du monde ; ils comptaient 7207 ans au commencement du siècle passé[31], sans pouvoir rendre raison de cette date. Le premier jour de leur année revenait au 13 de notre mois de septembre. Ils alléguaient, pour raison de cet établissement, qu’il était vraisemblable que Dieu avait créé le monde en automne, dans la saison où les fruits de la terre sont dans leur maturité. Ainsi les seules apparences de connaissances qu’ils eussent étaient des erreurs grossières : personne ne se doutait parmi eux que l’automne de Moscovie pût être le printemps d’un autre pays dans les climats opposés. Il n’y avait pas longtemps que le peuple avait voulu brûler à Moscou le secrétaire d’un ambassadeur de Perse, qui avait prédit une éclipse de soleil. Ils ignoraient jusqu’à l’usage des chiffres ; ils se servaient, pour leurs calculs, de petites boules enfilées dans des fils d’archal. Il n’y avait pas d’autre manière de compter dans tous les bureaux de recettes et dans le trésor du czar.

[32]Leur religion était et est encore celle des chrétiens grecs, mais mêlée de superstitions, auxquelles ils étaient d’autant plus fortement attachés qu’elles étaient plus extravagantes, et que le joug en était plus gênant. Peu de Moscovites osaient manger du pigeon, parce que le Saint-Esprit est peint en forme de colombe. Ils observaient régulièrement quatre carêmes par an ; et, dans ces temps d’abstinence, ils n’osaient se nourrir ni d’œufs ni de lait. Dieu et saint Nicolas étaient les objets de leur culte, et immédiatement après eux, le czar et le patriarche. L’autorité de ce dernier était sans bornes, comme leur ignorance. Il rendait des arrêts de mort, et infligeait les supplices les plus cruels, sans qu’on put appeler de son tribunal. Il se promenait à cheval deux fois l’an, suivi de tout son clergé en cérémonie : le czar, à pied, tenait la bride du cheval ; et le peuple se prosternait dans les rues comme les Tartares devant leur grand-lama. La confession était pratiquée ; mais ce n’était que dans le cas des plus grands crimes : alors l’absolution leur paraissait nécessaire, mais non le repentir. Ils se croyaient purs devant Dieu avec la bénédiction de leurs papas. Ainsi ils passaient sans remords de la confession au vol et à l’homicide ; et ce qui est un frein pour d’autres chrétiens était chez eux un encouragement à l’iniquité. Ils faisaient scrupule de boire du lait un jour de jeûne ; mais les pères de famille, les prêtres, les femmes, les filles, s’enivraient d’eau-de-vie les jours de fête. On disputait cependant sur la religion en ce pays comme ailleurs ; la plus grande querelle était pour savoir si les laïques devaient faire le signe de la croix avec deux doigts ou avec trois. Un certain Jacob Nursuff, sous le précédent règne, avait excité une sédition dans Astracan au sujet de cette dispute. Il y avait même des fanatiques, comme parmi ces nations policées chez qui tout le monde est théologien ; et[33] Pierre, qui poussa toujours la justice jusqu’à la cruauté, fit périr par le feu quelques-uns de ces misérables qu’on nommait vosko-jésuites.

Le czar, dans son vaste empire, avait beaucoup d’autres sujets qui n’étaient pas chrétiens. Les Tartares, qui habitent le bord occidental de la mer Caspienne et des Palus-Méotides, sont mahométans. Les Sibériens, les Ostiaques, les Samoïèdes, qui sont vers la mer Glaciale, étaient des sauvages dont les uns étaient idolâtres, les autres n’avaient pas même la connaissance d’un dieu : et cependant les Suédois envoyés prisonniers parmi eux ont été plus contents de leurs mœurs que de celles des anciens Moscovites.

Pierre Alexiowitz avait reçu une éducation qui tendait à augmenter encore la barbarie de cette partie du monde. Son naturel lui fit d’abord aimer les étrangers, avant qu’il sût à quel point ils pouvaient lui être utiles. Le Fort, comme on l’a déjà dit[34] fut le premier instrument dont il se servit pour changer depuis la face de la Moscovie. Son puissant génie, qu’une éducation barbare avait retenu et n’avait pu détruire, se développa presque tout à coup. Il résolut d’être homme, de commander à des hommes, et de créer une nation nouvelle. Plusieurs princes avaient avant lui renoncé à des couronnes par dégoût pour le poids des affaires ; mais aucun n’avait cessé d’être roi pour apprendre mieux à régner : c’est ce que fit Pierre le Grand.

Il quitta la Russie en 1698, n’ayant encore régné que deux années, et alla en Hollande déguisé sous un nom vulgaire, comme s’il avait été un domestique de ce même Le Fort, qu’il envoyait ambassadeur extraordinaire auprès des États-Généraux. Arrivé à Amsterdam, inscrit dans le rôle des charpentiers de l’amirauté des Indes, il y travaillait dans le chantier comme les autres charpentiers. Dans les intervalles de son travail, il apprenait les parties des mathématiques qui peuvent être utiles à un prince, les fortifications, la navigation, l’art de lever des plans. Il entrait dans les boutiques des ouvriers, examinait toutes les manufactures ; rien n’échappait à ses observations. De là il passa en Angleterre, où il se perfectionna dans la science de la construction des vaisseaux ; il repassa en Hollande, et vit tout ce qui pouvait tourner à l’avantage de son pays. Enfin, après deux ans de voyages et de travaux auxquels nul autre homme que lui n’eût voulu se soumettre, il reparut en Russie, amenant avec lui les arts de l’Europe. Des artisans de toute espèce l’y suivirent en foule. On vit pour la première fois de grands vaisseaux russes sur la mer Noire, dans la Baltique, et dans l’Océan. Des bâtiments d’une architecture régulière et noble furent élevés au milieu des huttes moscovites. Il établit des colléges, des académies, des imprimeries, des bibliothèques ; les villes furent policées ; les habillements, les coutumes, changèrent peu à peu, quoique avec difficulté. Les Moscovites connurent par degrés ce que c’est que la société. Les superstitions même furent abolies ; la dignité de patriarche fut éteinte : le czar se déclara le chef de la religion, et cette dernière entreprise, qui aurait coûté le trône et la vie à un prince moins absolu, réussit presque sans contradiction, et lui assura le succès de toutes les autres nouveautés[35].

Après avoir abaissé un clergé ignorant et barbare, il osa essayer de l’instruire, et par là même il risqua de le rendre redoutable ; mais il se croyait assez puissant pour ne le pas craindre. Il a fait enseigner, dans le peu de cloîtres qui restent, la philosophie et la théologie. Il est vrai que cette théologie tient encore de ce temps sauvage dont Pierre Alexiowitz a retiré sa patrie. Un homme digne de foi m’a assuré qu’il avait assisté à une thèse publique où il s’agissait de savoir si l’usage du tabac à fumer était un péché. Le répondant prétendait qu’il était permis de s’enivrer d’eau-de-vie, mais non de fumer, parce que la très-sainte Écriture dit que ce qui sort de la bouche de l’homme le souille, et que ce qui y entre ne le souille point[36].

Les moines ne furent pas contents de la réforme. À peine le czar eut-il établi des imprimeries qu’ils s’en servirent pour le décrier : ils imprimèrent qu’il était l’Antéchrist ; leurs preuves étaient qu’il ôtait la barbe aux vivants, et qu’on faisait, dans son académie, des dissections de quelques morts. Mais un autre moine, qui voulait faire fortune, réfuta ce livre, et démontra que Pierre n’était pas l’Antéchrist, parce que le nombre 666[37] n’était pas dans son nom. L’auteur du libelle fut roué, et celui de la réfutation fut fait évêque de Rezan.

Le réformateur de la Moscovie a surtout porté une loi sage, qui fait honte à beaucoup d’États policés ; c’est qu’il n’est permis à aucun homme au service de l’État, ni à un bourgeois établi, ni surtout à un mineur, de passer dans un cloître.

Ce prince comprit combien il importe de ne point consacrer à l’oisiveté des sujets qui peuvent être utiles, et de ne point permettre qu’on dispose à jamais de sa liberté dans un âge où l’on ne peut disposer de la moindre partie de sa fortune. Cependant l’industrie des moines élude tous les jours cette loi, faite pour le bien de l’humanité ; comme si les moines gagnaient en effet à peupler les cloîtres aux dépens de la patrie.

Le czar n’a pas assujetti seulement l’Église à l’État, à l’exemple des sultans turcs ; mais, plus grand politique, il a détruit une milice semblable à celle des janissaires ; et ce que les Ottomans ont vainement tenté[38], il l’a exécuté en peu de temps ; il a dissipé les janissaires moscovites, nommés strélitz, qui tenaient les czars en tutelle. Cette milice, plus formidable à ses maîtres qu’à ses voisins, était composée d’environ trente mille hommes de pied, dont la moitié restait à Moscou, et l’autre était répandue sur les frontières. Le strélitz n’avait que quatre roubles par an de paye ; mais des priviléges ou des abus le dédommageaient amplement. Pierre forma d’abord une compagnie d’étrangers, dans laquelle il s’enrôla lui-même, et ne dédaigna pas de commencer par être tambour, et d’en faire les fonctions, tant la nation avait besoin d’exemples. Il fut officier par degrés[39]. Il fit petit à petit de nouveaux régiments ; et enfin, se sentant maître de troupes disciplinées, il cassa les strélitz, qui n’osèrent désobéir.

La cavalerie était à peu près ce qu’est la cavalerie polonaise, et ce qu’était autrefois la française, quand le royaume de France n’était qu’un assemblage de fiefs. Les gentilshommes russes montaient à cheval à leurs dépens, et combattaient sans discipline, quelquefois sans autres armes qu’un sabre ou un carquois, incapables d’être commandés, et par conséquent de vaincre.

Pierre le Grand leur apprit à obéir par son exemple et par les supplices : car il servait en qualité de soldat et d’officier subalterne, et punissait rigoureusement en czar les boïards, c’est-à-dire les gentilshommes qui prétendaient que le privilége de la noblesse était de ne servir l’État qu’à leur volonté. Il établit un corps régulier pour servir l’artillerie, et prit cinq cents cloches aux églises pour fondre des canons. Il a eu treize mille canons de fonte en l’année 1714. Il a formé aussi des corps de dragons, milice très-convenable au génie des Moscovites, et à la forme de leurs chevaux, qui sont petits. La Moscovie a aujourd’hui, en 1738, trente régiments de dragons de mille hommes chacun, bien entretenus.

C’est lui qui a établi des houssards en Russie. Enfin il a eu jusqu’à une école d’ingénieurs, dans un pays où personne ne savait avant lui les éléments de la géométrie.

Il était bon ingénieur lui-même ; mais surtout il excellait dans tous les arts de la marine ; bon capitaine de vaisseau, habile pilote, bon matelot, adroit charpentier, et d’autant plus estimable dans ces arts qu’il était né avec une crainte extrême de l’eau. Il ne pouvait, dans sa jeunesse, passer sur un pont sans frémir : il faisait fermer alors les volets de bois de son carrosse ; le courage et le génie domptèrent en lui cette faiblesse machinale.

Il fit construire un beau port auprès d’Azof, à l’embouchure du Tanaïs : il voulait y entretenir des galères, et, dans la suite, croyant que ces vaisseaux longs, plats et légers, devaient réussir dans la mer Baltique, il en a fait construire plus de trois cents dans sa ville favorite de Pétersbourg ; il a montré à ses sujets l’art de les bâtir avec du simple sapin, et celui de les conduire. Il avait appris jusqu’à la chirurgie : on l’a vu, dans un besoin, faire la ponction à un hydropique ; il réussissait dans les mécaniques, et instruisait les artisans.

Les finances du czar étaient à la vérité peu de chose par rapport à l’immensité de ses États ; il n’a jamais eu vingt-quatre millions de revenu, à compter le marc à près de cinquante livres, comme nous faisons aujourd’hui, et comme nous ne ferons peut-être pas demain ; mais c’est être très-riche chez soi que de pouvoir faire de grandes choses. Ce n’est pas la rareté de l’argent, mais celle des hommes et des talents, qui rend un empire faible.

La nation russe n’est pas nombreuse, quoique les femmes y soient fécondes et les hommes robustes. Pierre lui-même, en poliçant ses États, a malheureusement contribué à leur dépopulation. De fréquentes recrues dans des guerres longtemps malheureuses ; des nations transplantées des bords de la mer Caspienne à ceux de la mer Baltique, consumées dans les travaux, détruites par les maladies, les trois quarts des enfants mourant en Moscovie de la petite vérole, plus dangereuse en ces climats qu’ailleurs ; enfin les tristes suites d’un gouvernement longtemps sauvage et barbare, même dans sa police, sont cause que cette grande partie du continent a encore de vastes déserts. On compte à présent en Russie cinq cent mille familles de gentilshommes, deux cent mille de gens de loi, un peu plus de cinq millions de bourgeois et de paysans payant une espèce de taille, six cent mille hommes dans les provinces conquises sur la Suède : les Cosaques de l’Ukraine et les Tartares, vassaux de la Moscovie, ne montent pas à plus de deux millions ; enfin l’on a trouvé que ces pays immenses ne contiennent pas plus de quatorze millions d’hommes[40], c’est-à-dire un peu plus des deux tiers des habitants de la France.

Le czar Pierre, en changeant les mœurs, les lois, la milice, la face de son pays, voulut aussi être grand par le commerce, qui fait à la fois la richesse d’un État et les avantages du monde entier. Il entreprit de rendre la Russie le centre du négoce de l’Asie et de l’Europe. Il voulait joindre par des canaux, dont il dressa le plan, la Duine, le Volga, le Tanaïs, et s’ouvrir des chemins nouveaux de la mer Baltique au Pont-Euxin et à la mer Caspienne, et de ces deux mers à l’Océan septentrional.

Le port d’Archangel, fermé par les glaces neuf mois de l’année, et dont l’abord exigeait un circuit long et dangereux, ne lui paraissait pas assez commode. Il avait, dès l’an 1700, le dessein de bâtir sur la mer Baltique un port qui deviendrait le magasin du Nord, et une ville qui serait la capitale de son empire.

Il cherchait déjà un passage par les mers du nord-est à la Chine ; et les manufactures de Paris et de Pékin devaient embellir sa nouvelle ville.

Un chemin par terre, de sept cent cinquante-quatre verstes[41], pratiqué à travers des marais qu’il fallait combler, conduit de Moscou à sa nouvelle ville. La plupart de ses projets ont été exécutés par ses mains ; et deux impératrices[42], qui lui ont succédé l’une après l’autre, ont encore été au delà de ses vues, quand elles étaient praticables, et n’ont abandonné que l’impossible.

Il a voyagé toujours dans ses États, autant que ses guerres l’ont pu permettre ; mais il a voyagé en législateur et en physicien, examinant partout la nature, cherchant à la corriger ou à la perfectionner, sondant lui-même les profondeurs des fleuves et des mers, ordonnant des écluses, visitant des chantiers, faisant fouiller des mines, éprouvant les métaux, faisant lever des cartes exactes, et y travaillant de sa main.

Il a bâti dans un lieu sauvage la ville impériale de Pétersbourg, qui contient aujourd’hui soixante mille maisons, où s’est formée de nos jours une cour brillante, et où enfin on connaît les plaisirs délicats. Il a bâti le port de Cronstadt sur la Neva, Sainte-Croix sur les frontières de la Perse, des forts dans l’Ukraine, dans la Sibérie ; des amirautés à Archangel, à Pétersbourg, à Astracan, à Azof ; des arsenaux, des hôpitaux ; il faisait toutes ses maisons petites et de mauvais goût, mais il prodiguait pour les maisons publiques la magnificence et la grandeur.

Les sciences, qui ont été ailleurs le fruit tardif de tant de siècles, sont venues par ses soins dans ses États toutes perfectionnées. Il a créé une académie sur le modèle des sociétés fameuses de Paris et de Londres : les Delisle, les Bulfinger, les Hermann, les Bernoulli, le célèbre Wolf, homme excellent en tout genre de philosophie, ont été appelés à grands frais à Pétersbourg. Cette académie subsiste encore, et il se forme enfin des philosophes moscovites.

Il a forcé la jeune noblesse de ses États à voyager, à s’instruire, à rapporter en Russie la politesse étrangère. J’ai vu de jeunes Russes pleins d’esprit et de connaissances. C’est ainsi qu’un seul homme a changé le plus grand empire du monde. Il est affreux qu’il ait manqué à ce réformateur des hommes la principale vertu, l’humanité. De la brutalité dans ses plaisirs, de la férocité dans ses mœurs, de la barbarie dans ses vengeances, se mêlaient à tant de vertus. Il poliçait ses peuples, et il était sauvage. Il a, de ses propres mains, été l’exécuteur de ses sentences sur des criminels ; et dans une débauche de table il a fait voir son adresse à couper des têtes. Il y a dans l’Afrique des souverains qui versent le sang de leurs sujets de leurs mains ; mais ces monarques passent pour des barbares. La mort d’un fils qu’il fallait corriger ou déshériter rendrait la mémoire de Pierre odieuse, si le bien qu’il a fait à ses sujets ne faisait presque pardonner sa cruauté envers son propre sang.

Tel était le czar Pierre ; et ses grands desseins n’étaient encore qu’ébauchés lorsqu’il se joignit aux rois de Pologne et de Danemark contre un enfant qu’ils méprisaient tous. Le fondateur de la Russie voulut être conquérant ; il crut qu’il pourrait le devenir sans peine, et qu’une guerre si bien projetée serait utile à tous ses desseins. L’art de la guerre était un art nouveau qu’il fallait montrer à ses peuples.

D’ailleurs il avait besoin d’un port à l’orient de la mer Baltique pour l’exécution de toutes ses idées. Il avait besoin de la province de l’Ingrie, qui est au nord-est de la Livonie ; les Suédois en étaient maîtres, il fallait la leur arracher. Ses prédécesseurs avaient eu des droits sur l’Ingrie, l’Estonie, la Livonie ; le temps semblait propice pour faire revivre ces droits, perdus depuis cent ans et anéantis par des traités. Il conclut donc une ligue avec le roi de Pologne, pour enlever au jeune Charles XII tous ces pays qui sont entre le golfe de Finlande, la mer Baltique, la Pologne, et la Moscovie[43].

FIN DU LIVRE PREMIER.
  1. Variante : « ...Un tiers plus grand que la France, mais bien moins fertile, et aujourd’hui moins peuplé... »
  2. Variante : « Très-souvent par la lumière boréale. »
  3. De cette phrase, qui n’est plus juste en ce qui regarde la France, l’auteur avait, à quelques mots près, formé, en 1739, une note sur la huitième des Lettres philosophiques.
  4. Ou plutôt l’an 1397.
  5. Rome fut prise par Alaric en 409.
  6. Ce n’est pas Voltaire qui est le baptiseur de cette reine. Le surnom pour celle-ci est traditionnel.
  7. Voyez tome XII, pages 227-230.
  8. Troll.
  9. Voyez tome XII, pages 295-296. — Variante : « Ensuite ils abandonnèrent Stockholm au pillage, et tout y fut égorgé sans distinction d’âge ni de sexe. »
  10. Variante : « Forgeait. »
  11. 16 novembre 1632 ; voyez tome XIII, page 20.
  12. Voltaire parla plus tard avec moins de réserve de Christine ; voyez, tome XIV, le chapitre VI du Siècle de Louis XIV ; et la note, tome XIII, page 573.
  13. Le 23 février 1660.
  14. Variante : « À six ans on le tira des mains des femmes, et on lui donna pour gouverneur M. de Nordeopenser, homme sage et assez instruit. »
  15. L’ouvrage de Puffendorf, écrit en latin, traite du Droit de la nature et des gens. Il a été traduit en français par Barbeyrac.
  16. Variante : « Auxquels. »
  17. Nordberg tient tout cela pour faux.
  18. Deux ambassadeurs de France en Suède m’ont conté ce fait. (Note de Voltaire.)
  19. Le P. Barre, génovefain, a copié tout cet article dans son Histoire d’Allemagne, tome VII, et il l’applique à un comte de Virtemberg. (Id.)
  20. Toutes les éditions, même du vivant de l’auteur, portent quarante-deuxième. Charles XI étant né en 1645, suivant l’Art de vérifier les dates, et mort en 1697, j’ai fait la correction nécessaire. (B.)
  21. Variante : « Elle ordonna d’abord pour le corps de son fils Charles XI une pompe funèbre d’une magnificence à laquelle la Suède n’était pas accoutumée. Elle voulut de plus que les bourgeois de Stockholm portassent trois ans le deuil. Il semblait qu’on les forçât à montrer d’autant plus de douleur qu’ils en ressentaient moins de la mort d’un prince qui leur avait ôté leur liberté et leurs biens. » Voltaire retrancha ce passage d’après une note de Nordberg.
  22. Napoléon a fait de même en Italie et à Paris.
  23. Les lettres originales en font foi. (Note de Voltaire.) — Cette note est une réponse à Nordberg, qui s’était indigné de l’effronterie de Voltaire dans ce passage. (G. A.)
  24. Voyez la note, tome XIII, page 213.
  25. Tous ces princes avaient de vingt-six à vingt-sept ans.
  26. Voyez, tome XIV, le Siècle de Louis XIV, chapitre XVII.
  27. Tout cet article se trouve presque mot pour mot au tome X du P. Barre. (Note de Voltaire.)
  28. Ce n’est que trente ans après son Histoire de Charles XII que Voltaire a écrit son Histoire de Pierre le Grand.
  29. Ou plutôt en 1695, comme le dit Voltaire lui-même dans son Histoire de Russie.
  30. Comparez le chapitre CXLVII de l’Essai sur les Mœurs, où Voltaire regarde comme fort avancée la civilisation des Mexicains.
  31. Voltaire écrivait dans le xviiie siècle. Le siècle passé signifie donc ici le xviie siècle.
  32. Tout ce morceau est copié mot à mot par le génovéfain Barre, dans son Histoire d’Allemagne, tome IX, page 75 et suivantes. (Note de Voltaire.)
  33. La fin de cet alinéa ne se trouve que dans les dernières éditions. Vosko-jésuites veut dire armée de jésuites.
  34. Dans les éditions de 1731 à 1746 inclusivement, on lisait : « Le hasard voulut que le fils d’un Français réfugié à Genève, nommé Le Fort, vint chercher de l’emploi dans les troupes moscovites, etc. » Tout le reste du passage a aussi été changé. Dans l’édition de 1748, Voltaire mit : « Un jeune Genevois, nommé Le Fort, d’une ancienne famille de Genève, fils d’un marchand droguiste, fut le premier instrument, etc. » C’est ce que porte encore l’édition de 1751. Mais l’édition de Dresde, 1752, contient la version actuelle : « Le Fort, comme on l’a déjà dit, fut, etc. » C’est dans ses Anecdotes sur le czar Pierre le Grand, publiées en 1748, que Voltaire avait déjà parlé de Le Fort. (B.)
  35. Les douze alinéas suivants et le commencement du treizième ne se trouvent pas dans les premières éditions. (G. A.)
  36. « Non quod intrat in os coinquinat hominem ; sed quod procedit ex ore, hoc coinquinat hominem. » (Évangile selon saint Matthieu, 15.)
  37. C’est dans l’Apocalypse le nombre de la bête. « Que celui qui a de l’intelligence compte le nombre de la bête. Car son nombre est le nombre d’un homme, et son nombre est de 666. » (Apocalypse de saint Jean, c. XIII, v. 18.)
  38. Les janissaires ont enfin été détruits par le sultan Mahmoud II, en 1826.
  39. Variante : « Il fut fait officier par degrés. »
  40. Cela fut écrit en 1727 ; la population a augmenté depuis par les conquêtes, par la police, et par le soin d’attirer les étrangers. (Note de Voltaire.)
  41. Un verste est de 750 pas. (Note de Voltaire.)
  42. Anne et Élisabeth. Voyez l’Avant-propos de l’Histoire de Russie.
  43. Ce livre se prolongeait encore dans les premières éditions.