Histoire de Charles XII/Édition Garnier/Avertissement

Histoire de Charles XIIGarniertome 16 (p. 113-116).


AVERTISSEMENT

POUR LA PRÉSENTE ÉDITION.

Nous avons donné en premier lieu les ouvrages de Voltaire concernant l’histoire générale, puis ceux plus spécialement consacrés à la France. Voici enfin ceux dont la matière a été fournie par les annales des peuples étrangers. Cette section ne comprend que deux ouvrages : l’Histoire de Charles XII et l’Histoire de Russie sous Pierre le Grand.

Si nous avions strictement suivi, dans la publication de la partie historique de l’œuvre de Voltaire, l’ordre chronologique, nous aurions dû commencer par l’Histoire de Charles XII, car c’est la première composition de ce genre que Voltaire publia. Elle suivit de très-près la Henriade. « Il commença cette histoire, dit l’auteur du Tableau de la littérature française au XVIIIe siècle, à la fin de son voyage d’Angleterre, en relisant Quinte Curce et en faisant causer le chevalier Désaleurs, qui avait longtemps suivi le service aventureux de Charles XII. L’Europe était encore pleine du bruit de ce roi. L’historien recueillit, en courant, des détails et des témoignages, et en écrivit le récit dans quelques mois de retraite profonde à Rouen, avec cette vitesse qui faisait partie de sa verve, et tout en composant à la fois Ériphyle et la Mort de César. »

Le premier volume avait été tiré à deux mille six cents exemplaires, l’approbation accordée au sceau, quand le ministre, se ravisant, fit saisir l’édition. Il paraît qu’on craignit que l’ouvrage ne fût désagréable au roi Auguste de Pologne, le rival de Stanislas[1]. Voltaire s’arrangea pour donner une publicité clandestine au livre auquel on ne permettait pas de paraître au grand jour. Il comptait du reste sur une tolérance de l’autorité. Il s’adressa à Cideville[2] pour qu’il lui ménageât la bienveillance du premier président de Normandie, M. de Pont-Carré, et lui cherchât un imprimeur rouennais. C’est à Rouen, en effet, qu’il rédigea la seconde partie de son ouvrage. Les deux premières éditions virent le jour sous la rubrique : « Basle, chez Christ. Revis. 1731 ».

Neuf ans plus tard, en 1740, parut à Stockholm une histoire complète de Charles XII. L’auteur était le chapelain Nordberg, confesseur du roi de Suède, depuis 1703 aumônier de l’armée suédoise, qu’il suivit jusqu’à Pultava, où il fut fait prisonnier ; rendu à la liberté en 1715, il fut plus tard officiellement chargé d’écrire l’histoire du héros par sa sœur Ulrique-Éléonore ; il eut à sa disposition toutes les pièces authentiques, et son travail fut corrigé et approuvé par une commission royale.

Voltaire en eut immédiatement connaissance, comme on le voit par sa lettre au maréchal de Schulenbourg (15 septembre 1740). Il se défia tout d’abord de l’impartialité du chapelain : « J’ai peur, dit-il, que le chapelain n’ait quelquefois vu les choses avec d’autres yeux que les ministres qui m’ont fourni mes matériaux. » Il ajoutait en terminant sa lettre : « J’apprends qu’on imprime à la Haye la traduction française de l’Histoire de Charles XII, écrite en suédois par M. Nordberg ; ce sera pour moi une nouvelle palette dans laquelle je tremperai le pinceau dont il me faudra repeindre mon tableau. » Il écrivait au traducteur Warmholtz, le 12 mars 1741, pour le prier de noter les endroits où il s’était trompé ; il lui adressait encore deux lettres au mois de mai, et annonçait l’intention de corriger son livre, de se réformer sur ses mémoires. Cette traduction parut en quatre volumes qui portent la date de 1748, mais une partie était déjà imprimée dès 1742, et Voltaire, instruit de l’esprit et de la valeur de cette œuvre, crut pouvoir la juger en toute liberté. Il avait lu dans l’écrivain suédois ces paroles à son adresse : « La beauté et la vivacité du style méritent des louanges ; cependant un baron de Puffendorf ne traiterait M. de Voltaire que comme le premier traita Varillas, qu’il appela archimenteur. »

Voltaire n’était pas homme à laisser l’attaque sans riposte. De là la lettre à Nordberg, qu’on trouvera dans la correspondance à l’année 1744.

M. A. Geffroy juge ainsi l’ouvrage de Nordberg : « Sa lourde histoire de Charles XII en trois volumes in-4° et en suédois ne fut pas plus savante que celle de Voltaire, qu’il copia vers la fin, mais offrit un amas bizarre des plus niaises circonstances enchâssées dans les plus naïfs propos. Quoiqu’il ose à peine lever les yeux sur une tête couronnée, le bon chapelain se délecte à suivre dans son récit les progrès de la chevelure de Charles XII depuis son enfance jusqu’à sa mort, les variations de couleur que lui a fait subir l’âge ou la fortune, les différentes allures qu’elle a revêtues : « Il porta perruque pendant son enfance seulement, se fit ensuite couper les cheveux fort courts, et les redressait en se peignant, ce qui lui seyait admirablement bien, surtout quand son valet de chambre, en lui frottant la tête, mettait sur la serviette un peu de poudre. À la fleur de l’âge, ses cheveux, d’abord d’un brun foncé, devenaient tout gris, au point que, la dernière année de sa vie, ceux qui étaient des deux côtés de la tête, près des oreilles, avaient presque entièrement perdu leur couleur naturelle. » En septembre 1708, quand commence cette expédition de Russie dont le récit dans Voltaire est si entraînant et si rapide, Nordberg, saisi tout à coup de je ne sais quel amour des jardins et des fleurs, s’arrête et se met à décrire un aloès qui vient de fleurir sous le ciel de la Suède ! Que serait-ce si nous citions les détails beaucoup trop circonstanciés, que le chapelain a légués à la postérité, sur toutes les parties de l’habillement du fameux roi de Suède ? »

Le jugement de Voltaire, qu’on trouve ci-après dans la préface de l’édition de 1748, n’est donc pas trop rigoureux. « Charles XII serait ignoré, dit-il, s’il n’était connu que par Nordberg. » Il serait à coup sûr beaucoup moins populaire, et sa renommée aurait été probablement renfermée dans les bornes étroites de son pays.

L’appréciation qui a contribué le plus à faire considérer l’ouvrage de Voltaire comme peu solide, c’est celle de Napoléon Ier. On sait que Napoléon, dans sa campagne de 1812, rejetait le Charles XII, qu’il traitait de roman, pour lire et étudier l’exact mais ennuyeux ouvrage d’Adlerfelt. « On conçoit, en effet, dit M. Villemain, que les descriptions, devinées par l’historien d’après des cartes et des livres, n’aient pas satisfait la rigueur de la géographie militaire, la plus exacte de toutes par le but décisif qu’elle se propose. Voltaire cependant eut, un des premiers, l’art de mêler l’image des lieux à celle des événements pour l’intelligence et l’effet du récit : témoin sa description si bien placée du climat de la Suède, sa vue des plaines de la Pologne et des forêts de l’Ukraine, sa route tracée vers Smolensk. Mais cette géographie de peintre avec ses brillantes perspectives ne suffit pas au général, qu’une erreur de quelques lieues peut fatalement tromper ; ce n’est pas là cette carte historique qui ressemble à un plan de bataille, cette topographie de conquérant que Napoléon voulait, et qu’il a jetée lui-même en tête du récit de sa campagne d’Italie comme le cercle magique où il enfermait sa proie. Un autre défaut de l’Histoire de Charles XII, lue surtout pendant la campagne de Russie, c’est que le récit, toujours si net et d’un coloris si pur, manque parfois de sérieux, et n’a jamais cette mâle tristesse et cette austérité qui peint et fait sentir les grandes catastrophes, même sans les déplorer. »

Peut-être aussi, ajouterons-nous, Napoléon découvrait-il dans ce récit de Voltaire, qui fait bien ressortir les moyens de défense naturels de la Russie, des sujets d’inquiétude et de funestes présages.

Ce qu’il ne faut pas supposer, c’est que Voltaire n’ait pas fait d’actives recherches pour s’éclairer ; il s’était entouré de tous les renseignements, de tous les documents qui pouvaient lui faire connaître la vérité ; il s’était adressé à tous ceux qui avaient vécu avec Charles XII ou qui avaient été mêlés à quelques-uns des événements de son histoire. Il avait écrit son livre, dit-il lui-même[3], sur les Mémoires de M. de Fabrice, qui avait été huit ans favori du roi de Suède ; sur les lettres de M. de Fierville, envoyé secret de France à Bender ; sur les rapports de M. de Croissy, ambassadeur de France. Il avait consulté M. Jeffreys, ministre d’Angleterre en Turquie, M. de Ferriol, notre ambassadeur à Constantinople, le maréchal de Saxe, fils du roi Auguste, lord Bolingbroke, le médecin Fonséca, M. Bru, drogman, le marquis de Brancas, ambassadeur en Suède, le baron de Görtz, etc.

« Il y a telle scène, nous dit M. A. Geffroy, pour laquelle il a été instruit de première main. C’est, par exemple, la duchesse de Marlborough qui lui a raconté les détails de l’entrevue entre le célèbre général anglais et le roi de Suède, et ces détails sont entièrement conformes à ce que nous donnent les dépêches du duc lui-même, qu’on peut lire dans sa correspondance, publiée par sir George Murray, à Londres, en 1845. C’est grâce à des informations si directes que Voltaire a fait de cette curieuse scène une courte, mais vive peinture que les écrivains modernes ont ensuite copiée[4]. »

Voltaire cite parmi les ouvrages qu’il a eus sous les yeux l’Histoire ottomane du prince Cantemir, et l’Histoire militaire d’Adlerfell, qui donne exactement et jour par jour les marches de l’armée suédoise. Il a puisé dans l’ouvrage de Dalerac, Anecdotes de Pologne, et dans celui de Limiers, Histoire de la Suède pendant le règne de Charles XII. Mais il ne paraît pas s’être servi de l’Histoire de Charles XII, d’ailleurs fort superficielle, publiée en 1707, à Stockholm, par Grimaret[5].

On trouvera les preuves de l’enquête la plus opiniâtre dans le dossier qu’il déposa à la Bibliothèque du roi, et qui s’y trouve encore[6] ; on y voit notamment sa correspondance avec Villelongue, qui avait été colonel au service du roi de Suède. On constate le soin, la prudence, avec lesquels il contrôle les témoignages qu’on lui donne. Ainsi Voltaire ne croit pas Villelongue, lorsque celui-ci lui affirme que le duc de Marlborough donna 400,000 écus au comte Piper pour détourner l’ardeur belliqueuse de Charles XII contre la Russie. Il n’admet la démarche bizarre et hardie de Villelongue auprès du sultan Achmet qu’après avoir interrogé M. de Fierville et un autre correspondant. Ces deux derniers confirment la première partie du récit de Villelongue, et nient l’entrevue de Villelongue avec le sultan. « J’ai trouvé, dit Voltaire, de pareilles contrariétés dans les Mémoires que l’on m’a confiés. En ce cas, tout ce que doit faire un historien, c’est de conter ingénument le fait, sans vouloir pénétrer les motifs, et de se borner à dire précisément ce qu’il sait, au lieu de deviner ce qu’il ne sait pas[7]. »

Les corrections nombreuses qu’il fit dans les éditions successives de son œuvre prouvent avec quel zèle il cherchait la vérité. Il lui en coûtait peu de rectifier une erreur ; on en a un remarquable exemple dans la Lettre aux auteurs de la Bibliothèque raisonnée, sur l’incendie de la ville d’Altena, qu’on trouvera dans les Mélanges.

Nous reproduisons d’autre part le bulletin bibliographique dressé par M. A. Geffroy, dans son édition classique de l’Histoire de Charles XII. Nous devons aussi mentionner parmi les éditions consultées par nous avec fruit celle donnée à la librairie Belin par M. L. Grégoire, professeur d’histoire au lycée Condorcet et au collége Chaptal.

L. M.

  1. Lettre à M. de Cideville, 10 février 1731.
  2. Lettre du 30 janvier 1731.
  3. Voyez ci-après Préface de l’Édition de 1748, et Conseils à un journaliste dans les Mélanges.
  4. Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1809, tome LXXXIV.
  5. Ce même Grimaret est l’auteur de la première biographie de Molière.
  6. Pièces diverses : carton 1309 B.
  7. Page 308.